
L’intrigue est une sorte de drame cornélien noué entre Sid, un directeur fraîchement débarqué dans une usine de pyjamas qui veut montrer à son patron que la valeur n’attend point le nombre des années, et sa Chimène Babe, une responsable syndicale obsédée par la lutte des classes. Ils tombent amoureux alors qu’ils doivent négocier l’un contre l’autre une augmentation salariale de 7 cents et demi (le titre du roman de Richard Bissell dont est tiré le livret). Sid a‑t-il du coeur ? Pour sauver l’amour, il ira chercher la clé de l’accord dans la comptabilité secrète de l’entreprise.
Quand le rideau s’ouvre sur l’atelier de pyjamas et qu’une troupe nombreuse s’affaire en interprétant « Hurry-Up », charmant canon d’ouvrières qui rivalise avec « Siffler en travaillant », on saisit immédiatement l’ambition de ce revival de The Pajama Game. Toute l’atmosphère du monde industriel de l’après-guerre renaît dans cette scène de ruche et, en même temps, la personnalité de chacun des seconds rôles commence déjà à s’affirmer. Ces derniers soutiendront le rythme du spectacle d’un bout à l’autre, offrant au public un flot de musique et de danse quasi ininterrompu et aux vedettes les espaces nécessaires pour l’exercice de leur immense talent. Ceux qui ont aimé les copines de Charity au Club Fandango (dans Sweet Charity) adoreront les collègues de Babe à l’atelier, toutes aussi perspicaces et drôles.
Harry Connick Jr. arrive sur scène dans un fracas d’applaudissements. Pour une grande star, il paraît impressionné et timide et c’est bien normal car ce sont ses débuts à Broadway en tant qu’acteur de théâtre. Il chante « A New Town Is A Blue Town », une ballade mélancolique qui colle parfaitement à son style de crooner. Plus tard, il récidive avec « Hey There », où il exécute un fameux duo… avec lui-même : il s’enregistre sur un magnétophone et se donne la réplique en se réécoutant. On peut craindre un instant que son rôle, procédant par prestations successives en solo et mélo, reste ainsi tout décousu, un comble dans un atelier de confection textile ! Mais la suite, à partir de la scène du pique-nique qui donne son nom à la pièce en français (Pique-Nique en Pyjama) démontre que l’artiste peut aussi se réaliser en participant aux chorégraphies d’ensemble. Et puis, il y a Kelli…
Kelli O’Hara était Clara, la jeune fille légèrement retardée dans The Light In The Piazza, rôle lyrique pour lequel elle fut nominée aux Tony Awards en 2005. Ici, elle est aux antipodes, dans la peau de Babe Williams, une sorte de Calamity Jane syndicale aux intonations de country music et au coeur d’artichaut, tiraillée entre l’amour qu’elle porte au monde ouvrier et celui qu’elle porte à son patron. Kelli est merveilleuse, on la dirait sortie tout droit d’un film des fifties en Technicolor. Tout comme Babe admire et défie Sid dans la pièce, elle doit se dépasser pour exister face à l’immense star qu’est Harry Connick Jr. Les duos de ces deux-là sont étonnants de naturel. On dirait qu’ils s’amusent sur scène et qu’ils s’aiment. Rarement on aura vu deux partenaires en telle symbiose, presque plus charnelle que vocale ! Ils sont beaux comme des dieux, ils chantent divinement, il est donc normal que l’on soit aux anges…
Il faut aussi mentionner trois moments absolument mémorables de ce spectacle. D’abord, il y a les lancers de couteaux à travers toute la scène par Michael McKean (Hines, le contremaître), un habitué des seconds rôles mi-comiques, mi-attendrissants et qui remplaça Harvey Fierstein dans Hairspray (Edna) en 2004. Soyez sans crainte, les couteaux sortent du décor plutôt que de s’y planter, mais l’effet est sciant. Ensuite, le numéro de « Steam Heat » est un intermède de cabaret en smoking et chapeau melon faisant clairement référence aux chorégraphies jazzy de Bob Fosse : The Pajama Game fut son premier succès. Joyce Chittick (Mae) y est éclatante dans un style qu’elle maîtrise à la perfection. On l’a déjà vue jouer la cocotte dans Thoroughly Modern Millie, Wonderful Town et Sweet Charity, de même lignée que The Pajama Game, une carrière cohérente menée à toute vapeur.
Enfin, Megan Lawrence (Gladys) lance la séquence de « Hernando’s Hideaway », le thème phare de The Pajama Game sur un air de tango que tout le monde connaît et attend. Pour rappel, c’est Lucienne Delyle qui interpréta la version française au doux nom de « Amour, castagnettes et tango », classée au Top 10 en 1956. Cette chanson légèrement désuète s’apprécie au second degré et toute la troupe s’en donne à coeur joie en totale complicité avec le public. Donc, Gladys tourne autour de Sid et laisse entendre qu’elle pourrait fournir les comptes secrets de l’atelier contre un rendez-vous galant. Elle entonne doucettement en marquant le rythme : « I know… a dark… secluded place… » et tout le monde saisit qu’une scène majeure est en train de débuter. En un instant, l’atelier fait place à une boîte de nuit plongée dans l’obscurité où les rencontres se font au hasard de lueurs d’allumettes. Pendant un bon quart d’heure, le tango va résonner sur tous les thèmes, en terminant par une interprétation jazz par Harry Connick Jr. lui-même sur un piano virevoltant au milieu de la scène. Autant dire : un final avant l’heure pour une salle en délire !
En charge de la mise en scène et de la chorégraphie, Kathleen Marshall réussit donc un revival à la fois conventionnel (sans connotation négative) et moderne, avec l’appui d’une troupe talentueuse et motivée. Son Wonderful Town avait été boudé par le public new-yorkais ; gageons que ce Pajama Game là ne pantouflera pas !
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The Pajama Game est programmé au American Airlines Theatre jusqu’au 11 juin 2006.
The Pajama Game — 1954
Livret de George Abbott et Richard Bissell
Partition de Richard Adler et Jerry Ross