Un opéra à Broadway.
Musique de Kurt Weill.
Livret de Elmer Rice (basé sur sa pièce éponyme).
Lyrics de Langston Hughes et Elmer Rice.
Mise en scène de John Fulljames remontée par Lucy Bradley.
Direction musicale de Tim Murray.
Chorégraphie d’Arthur Pita.
Avec Geof Dolton (Frank Maurrant), Sarah Redgwick (Anna Maurrant), Susanna Hurrell (Rose Maurrant), Paul Curievici (Sam Kaplan), Paul Featherstone (Steve Sankey / Abraham Kaplan), Kate Nelson (Shirley Kaplan / Mae Jones / Jennie Hildebrand), Robert Burt (Lippo Fiorentino / Dr. Wilson), Simone Sauphanor (Greta Fiorentino), James McOran-Campbell (George Jones / Vincent Jones / Harry Easter), Margaret Preece (Emma Jones / Nursemaid 1), Paul Reeves (Carl Olsen), Harriet Williams (Olga Olsen / Nursemaid 2), Ashley Campbell (Dick McGann / Henry Davis), Pablo Cano Carciofa (Willie Maurrant), Joanna Foote (Laura Hildebrand), Riordan Kelly (Charlie Hildebrand), Darren Abrahams (Daniel Buchanan), l’orchestre Pasdeloup, le chœur du Châtelet et la maîtrise de Paris.
Résumé :
En 1947, Kurt Weill présente Street Scene, son ouvrage le plus lyrique, gratifié du premier Tony Award de l’histoire de Broadway. Dès la lecture de la pièce à succès d’Elmer Rice, prix Pulitzer 1929, il comprend qu’il tient « le sujet parfait pour un opéra américain, par son récit prenant et la richesse de ses protagonistes ». L’histoire de cette rue de New York lors d’une journée de canicule, avec ses personnages hauts en couleur, entre au répertoire du New York City Opera en 1959, neuf ans après la mort de Kurt Weill, réalisant ainsi le rêve du compositeur d’origine allemande : écrire un opéra américain.
Immigré aux États-Unis en 1935, Kurt Weill tentera de donner à Broadway un ton plus « opéra ». Entre 1936 et 1949 il compose huit partitions pour le fameux quartier des théâtres. Ainsi, avec ses comédies musicales sophistiquées, il est l’un des précurseurs du concept musical, cher à Stephen Sondheim, basé sur la psychologie des personnages.
Notre avis :
Après Little Night Music, Sweeney Todd, Show Boat, Magdalena, Treemonisha, My Fair Lady, West Side Story, The Sound of Music et bientôt Carousel, Sunday in the Park with George… le Théâtre du Châtelet continue d’explorer et d’offrir au public français le répertoire du théâtre musical américain, qu’il s’agisse de grands classiques ou des monuments oubliés. On est tenté d’écrire que Street Scene, créé à Broadway en janvier 1947 mais dont la création française n’a eu lieu qu’en mars 2010 à l’opéra de Toulon, constitue l’œuvre la plus riche musicalement et dramatiquement la plus aboutie de Kurt Weill, et sans doute plus accessible que son pendant composé dix-sept ans plus tôt en Allemagne, Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny.
La musique, hétérogène d’apparence, car s’inspirant tout à la fois de l’opéra italien, du Singspiel allemand, de l’opérette, du blues, du jazz et du style propre à Broadway, constitue la synthèse des différentes influences d’un compositeur soucieux avant tout de faire du théâtre musical : en liant avec une remarquable fluidité des dialogues parlés, des récitatifs, des songs, des airs et des ensembles, Weill privilégie la progression de l’action et exacerbe les sentiments. De fait, dans cette peinture d’une rue new-yorkaise peuplée d’immigrants attirés par le rêve américain mais dépassés par un capitalisme ravageur et minés par l’alcool et le chômage, entre scènes de violence ou constats de désespoir parviennent à s’intercaler des numéros plus légers. Mais, dans l’atmosphère suffocante de cette soirée de canicule, même si on goûte ponctuellement aux joies des cornets de glace (Ice Cream Sextet), qu’on fête l’obtention d’un diplôme au collège (Wrapped in a Ribbon and Tied in a Bow), qu’on s’imagine sur Broadway (Wouldn’t You Like to Be on Broadway ?) ou qu’on y soit vraiment (Moon-Faced Starry-Eyed), on se noie dans l’amertume, la frustration et la déception et les rares étincelles de bonheur sont vite étouffées.
La production qui est donnée au Châtelet pour représenter ce drame qui se déroule sur vingt-quatre heures, d’une après-midi à la suivante, et dans un lieu unique, est extrêmement fidèle au livret, y compris dans les bruitages et accessoires mentionnés dans la partition. Un cadre à deux niveaux, gris et sombre, qui sous-tend des étendoirs géants de linge de couleur marron ou blanc sale, nous fait plonger dans la moiteur de l’East Side à Manhattan. Deux escaliers qui descendent du cadre face au public, le niveau supérieur et un bout de rue permettent aux nombreux habitants du quartier, dont beaucoup d’enfants qui jouent ou vont à l’école, d’évoluer, voire de danser, mais toujours dans une promiscuité oppressante. Petit bémol : on aurait préféré que les escaliers de côté qui permettent les entrées et sorties des chanteurs soient moins à vue. La vraie originalité de la production, qui consiste à placer les musiciens de l’orchestre, habillés en noir, au cœur même du dispositif scénique (les cordes en fond de scène sous les marches et les vents au niveau supérieur du cadre) et leur chef en bas au centre de la scène, entre les deux escaliers, peut décontenancer en premier lieu mais ne constitue finalement en rien un handicap visuel, voire on apprécie que l’immeuble se retrouve ainsi habité et chargé d’énergie, et on est tellement happé par le reste du plateau qu’on ne voit plus les déhanchements du chef et de sa baguette.
Car la distribution est assurément le grand atout de la soirée. Hormis le personnage de Frank Maurrant qu’on imagine volontiers plus noir vocalement et plus imposant dans son jeu, les autres sont tout à fait bien caractérisés, y compris dans les accents qui trahissent les différentes origines : un trio de commères en robes à fleurs délavées, à l’œil malveillant ou mâchant du chewing-gum ; un grand-père juif marxiste plein de véhémence à l’égard de la société américaine ; une Anna Maurrant gênée à chaque fois que ses voisines font allusion à son amant ; une Rose pleine de fraîcheur mais pas naïve et irrémédiablement transformée par le deuil final ; un Sam à la fois introverti, solitaire mais plein d’espérance. La répartition entre gosiers lyriques et voix façon Broadway (toutes sonorisées) correspond à l’écriture et à l’intention du compositeur. Le numéro de jitterbug (Moon-faced Starry-eyed), véritable bulle de bien-être et excellemment chorégraphié, recueille à juste titre une salve d’applaudissements, tout comme le poignant air d’Anna (Somehow I Never Could Believe) aux accents pucciniens, dont la mélodie revient ponctuer l’action pour annoncer le dénouement tragique et inéluctable, puis le sextuor des cornets de glace transformés pour l’occasion en torches de la statue de la Liberté, ainsi que le duo nocturne entre Sam et Rose (Remember That I Care) interprété avec une grâce et une poésie touchantes.
Découvrir le chef‑d’œuvre américain de Kurt Weill dans cette solide production, respectueuse du livret et sincère dans sa démarche artistique, est une occasion à ne pas manquer. On en ressort profondément transporté et ému, les oreilles encore secouées du puissant chœur final (I/He Loved Her Too). Et pour ceux qui n’auraient pas la chance d’avoir une place (seulement quatre dates de représentation au Châtelet !), on pourra toujours découvrir cet « American opera », magistral par ce qu’il représente d’aboutissement dans l’art du théâtre musical et qui pave le chemin des Bernstein et Sondheim à venir, en regardant l’excellent DVD paru il y a déjà une dizaine d’années.