Le Musical, propos sur un art total
Un essai de Jéléry*, paru aux éditions Beslon.
Pour qui est déjà adepte du musical ou aspire à l’être, un ouvrage aussi bien documenté et aussi riche – plus de cinq cents pages – sur cet art est en soi un cadeau, car force est de constater que les essais en français sur le sujet ne sont pas légion. L’intention de Jéléry n’est pas de proposer un dictionnaire exhaustif des œuvres du répertoire ou des termes s’y rapportant, mais de raconter, dans un style nonchalant et narratif, ce qui fait la cohérence et la diversité du musical – des États-Unis, pour l’essentiel. Il en recense les différentes sources musicales et scéniques – l’opéra, l’opérette, la chanson populaire, le jazz, la danse, les styles américains du début du XXe siècle… –, en reconstitue l’évolution et en dissèque plusieurs archétypes. Trois œuvres font l’objet d’une analyse particulièrement minutieuse : My Fair Lady, Cats et Grand Hotel, qui ont droit à une centaine de pages chacune ; en parcourant leur genèse et leur contexte, et en procédant à une étude des paroles et des partitions, Jéléry nous explique comment chacune a marqué son époque et a ouvert la voie à la période suivante. Andrew Lloyd Webber et Stephen Sondheim se voient également chacun consacrer un copieux chapitre. Au fil des pages, que ce soit pour illustrer tel sous-genre ou telle influence ou tout simplement à titre d’anecdote, un très large panorama de la production de Broadway (des succès majeurs aux échecs cuisants) se trouve exposé et, de fait, des grands titres du répertoire sont évoqués sous un angle commun particulier (le même créateur de plusieurs rôles, le même librettiste, le même motif musical…), voire analysés en profondeur : Show Boat, Funny Girl, Chicago, Nine, Sunset Boulevard, West Side Story, Evita… C’est d’ailleurs l’un des reproches que l’on peut adresser à l’ouvrage : aussi intéressantes soient-elles, les nombreuses digressions au sein d’anecdotes foisonnantes auront tendance à dérouter le lecteur désireux de plus de structure dans la présentation. Mais après tout, on peut aussi choisir de se laisser porter au gré des histoires qui s’enchaînent et s’entrelacent. Néanmoins, il pourrait être utile, lors d’une prochaine édition, d’inclure une table des références des œuvres citées. Ce serait également l’occasion d’être moins piquant, moins condescendant, à l’égard de la France d’emblée réputée nulle en musical, de corriger de nombreuses coquilles, de vérifier certaines traductions françaises de paroles anglaises et de revenir à une typographie plus correcte et moins chargée en majuscules et en guillemets. Hormis ces bémols, le livre constitue d’évidence une source privilégiée d’informations qui permet de se replonger dans les classiques tout en découvrant des œuvres moins connues. On apprécie surtout la volonté de l’auteur d’ancrer le musical dans la continuité des styles européens émigrés aux États-Unis, tout en soulignant les innovations qui ont ponctué les XXe et XXIe siècles, ainsi que les nombreuses interactions avec d’autres genres, comme si le musical, tout en conservant ses fondamentaux, se nourrissait inlassablement de l’époque dans laquelle il vit. Un art total ? Certainement. Un art d’avenir ? Assurément.
Mise à jour (janvier 2016)
Dans la deuxième édition augmentée parue au tout début de l’année 2016, on apprécie la présence d’un index des principaux titres cités et d’une bibliographie, toujours utile pour le lecteur qui voudra aller plus loin (surtout, on s’en doute, s’il maîtrise l’anglais).
Trois nouveaux chapitres offrent un éclairage sur des thèmes peu ou pas traités lors de la première édition.
En premier lieu, le cas de Bollywood, avec ses caractéristiques principales, son influence et les tentatives de son intégration aux spectacles et films occidentaux.
Ensuite, le succès de Mamma Mia! donne l’occasion à l’auteur de s’intéresser de près au phénomène des « jukebox tuners » (spectacles de compilations), et d’évoquer la récente transposition à la scène de Singing in the Rain, et le mythique All That Jazz.
Enfin, sur la situation en France, déjà évoquée dans la première édition en des termes fort négatifs, l’auteur revient en détails sur l’inaptitude de notre pays, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, à construire un art total. Il l’explique par la fossilisation de l’opérette des années 1950–1960, les élans inspirés mais sans moyens et sans lendemains des années 1960–1970 (dont le cas Legrand/Demy), et les innovations pourtant prometteuses des années 1980 (Starmania entre autres) mais auxquelles il manquait de toutes façons une vraie dramaturgie. Il souligne cependant une réelle inflexion ces dernières années dans les moyens consacrés aux représentations et aux adaptations (notamment du Théâtre du Châtelet) mais fusille toujours autant, malgré l’existence d’artistes de talent et de bonne volonté, la prétentieuse autosatisfaction des productions « franco-pop ».
Cette deuxième édition conserve le style narratif de l’originale, le foisonnement des références (jusqu’à 2015 inclus), les digressions et, on l’aura compris, l’opinion piquante et sans langue de bois de son auteur. Sans conteste un livre de référence.
Disponible à la vente sur le site de Jean-Luc Jéléry.
*Jean-Luc Jéléry a une formation littéraire, cinématographique et musicale. Il est professeur, librettiste, scénariste, écrivain et chroniqueur. Il est cofondateur et coprésentateur de la première émission française de radio sur le musical en 1985. Il a collaboré successivement à l’École de comédie musicale de la Bastille, l’École de Paris, l’École supérieure du spectacle, le Louvre, et a donné durant sept ans des conférences sur l’histoire de l’opéra à l’Opéra de Massy. Il est actuellement professeur d’histoire du musical et d’étude du répertoire à l’A.I.C.O.M. ; il donne également des conférences et des cours dans divers conservatoires et écoles.