Icône pour les romantiques
Si l’Angleterre a rapidement adopté Shakespeare comme un classique de sa littérature, aucun compositeur outre-Manche n’avait envisagé, jusqu’à récemment, la mise en musique de ses pièces. Bien au contraire, c’est l’Europe continentale qui a commencé au XIXe siècle l’adaptation en opéra. La traduction de ses oeuvres s’est en effet largement répandue, en même temps que l’avènement du romantisme dans les Arts. Les pièces de Shakespeare tranchent avec l’académisme ambiant. Désormais, c’est l’individu qui prime avec ses complexes tourments d’être humain. Un des premiers musiciens à se lancer est Rossini (1792–1868) avec Othello (1816). Mais à cette époque encore, les textes de Shakespeare ont besoin d’être édulcorés, car ses variations entre subtilité et brutalité heurtent les oreilles. Pour beaucoup, la beauté de l’écriture reste encore sujette à caution. Le premier grand compositeur à réellement discerner son génie est Hector Berlioz (1803–1869). Les représentations de Hamlet à Paris en 1827 lui assènent un double choc, artistique et sentimental : Il a la révélation de Shakespeare, et tombe amoureux de l’actrice principale Harriet Smithson, qui hélas ne répond pas à ses avances. Ayant surmonté son dépit, il crée en 1839 la symphonie dramatique Roméo et Juliette, une de ses oeuvres maîtresses. Bien plus tard, bien qu’aigri par l’insuccès auprès de ses contemporains, il donne le virevoltant Béatrice et Bénédict (1862) tiré de Beaucoup de bruit pour rien. Berlioz réaffirmera toute sa vie l’importance de Shakespeare dans son oeuvre.
Le maître italien de l’opéra, Giuseppe Verdi (1813–1901), compte lui aussi le dramaturge anglais parmi ses auteurs de chevet. Il entreprend l’adaptation de Macbeth en 1847, un peu avant sa maturité artistique. Le sentiment d’inachevé pour Macbeth le tourmente longtemps, avant qu’il ne croise vers la fin de sa vie le jeune librettiste Arrigo Boïto. Séduit par l’enthousiasme studieux de son collaborateur, Verdi compose coup sur coup Otello (1887) et Falstaff (1893), achevant ainsi sa carrière avec ces hommages somptueux au grand maître anglais qu’il aura vénéré toute sa vie. Pour être exhaustif avec la période romantique, on relèvera la délicieuse adaptation de Les joyeuses commères de Windsor (1849) de l’allemand Otto Nicolaï (1810–1849). Le compositeur, mort trop jeune, n’a pas le temps de poursuivre avec Shakespeare après son incursion prometteuse. Enfin on n’oublie pas le Roméo et Juliette (1867) de Gounod (1818–1893).
Lorsque Shakespeare a été reconnu partout à sa haute valeur, les projets d’adaptation en musique sont allés en diminuant. Avec la fin du Romantisme au début du XXe siècle, les compositeurs s’en écartent. Le poète sur son piédestal impressionne. Et que dire de la peur de ne pas être à la hauteur ou de trahir ? Pourtant son théâtre demeure irrésistible. En 1945, un jeune compositeur anglais se fait un nom dès son premier opéra: Benjamin Britten (1913–1976) qui refonde la scène lyrique anglaise. Et lorsque le métier est devenu sûr, il crée à l’opéra Le Songe d’un Nuit d’Eté (A Midsummer Night’s Dream — 1960). Or le choix de cette pièce ne provient pas d’une décision réfléchie, mais d’un choix dans l’urgence pour cause de date à respecter sans un livret original sous la main ! Et l’urgence a bien fait les choses puisque le compositeur trouve une écriture gaie, fraîche et spontanée à la mesure de la pièce d’origine. L’opéra compte parmi les meilleures oeuvres du compositeur, c’est aussi une des meilleures adaptations lyriques de Shakespeare. Après des siècles d’attente, les anglais ont trouvé en Britten un compositeur à la hauteur du dramaturge. Après cette expérience — due au hasard — il n’est pas retourné à la même source. Et les autres compositeurs britanniques auxquels Britten a ouvert la voie — Michael Tipett, Harrison Birtwistle, Peter Maxwell Davis et bien d’autres — n’ont pas osé se lancer.
Le cas Roméo et Juliette
La pièce la plus célèbre de Shakespeare dans le monde entier est certainement Roméo et Juliette, objet de multiples adaptations à l’opéra. Mais c’est dans le Théâtre Musical américain que les amants de Vérone ont trouvé leur meilleure lecture chantée et dansée. Ce fût la révolution en 1957 lorsque l’ambitieux West Side Story est créé à Broadway. L’histoire mythique est transposée à New-York, et des communautés raciales remplacent les familles antagonistes. En réalisant cette fusion incandescente entre la musique, les paroles, le livret, la chorégraphie et la mise en scène, West Side Story ouvre une nouvelle ère à Broadway: L’irruption des problèmes de société sur une scène jusqu’alors plutôt réservée au divertissement. Cette relecture moderne de Shakespeare a trouvé sa force dans la richesse du matériau de départ et sa résonance dans le monde contemporain. Il fallait des hommes de tempérament pour faire aboutir ce projet, et c’était bien le cas pour Leonard Bernstein (musique), Stephen Sondheim (paroles), Arthur Laurents (livret) et Jerome Robbins (mise en scène et chorégraphie). Ils figurent parmi les grandes légendes de Broadway, dans ce que ce nom incarne de plus noble. Hormis West Side Story, Broadway a peu recouru aux textes du dramaturge anglais lui préférant des textes plus légers, jugés plus accessibles pour le public. On peut néanmoins citer Kiss Me, Kate de Cole Porter, subtile variation sur le thème de La mégère apprivoisée et l’étrange Two Gentlemen of Verona (1971), un opéra-rock (!) du compositeur de Hair (!) Galt MacDermot. Et c’est pratiquement tout. En France, Shakespeare sur scène vient en janvier 2001 avec encore une adaptation des éternellement tragiques Roméo et Juliette.
L’opéra et le Théâtre Musical sont largement redevables à Shakespeare. Des textes d’une telle qualité, des personnages aussi vivants et complexes ne pouvaient pas échapper aux compositeurs en quête de livret. Mais ces oeuvres en forme de défi exigent du tempérament. Il en résulte que les adaptations réussies sont souvent remarquables. L’opéra romantique, Broadway, le renouveau anglais l’ont montré. Aujourd’hui, lorsque l’opéra explore de nouvelles voies, il revient chercher parmi ses grandes pièces. C’est ainsi qu’est arrivé Lear (1978), l’adaptation de Le roi Lear et le plus connu des opéras du compositeur allemand Aribert Reimann. Plus près de nous vient Le conte d’hiver (Wintermärchen — 1999) de Philippe Boesmans. Indiscutablement Shakespeare conserve une actualité inaltérable, et il restera toujours une source incontournable d’inspiration et de chef d’oeuvres.
Liste des oeuvres citées
Othello (1816), opéra de Gioachino Rossini, livret de Francesco Maria Berio di Salasa, d’après Shakespeare
Roméo et Juliette (1839), symphonie dramatique de Hector Berlioz, paroles de Emile Deschamps, d’après Shakespeare
Macbeth (1847) , opéra de Guiseppe Verdi, livret de Maria Piave, d’après Shakespeare
Die lustigen Weiber von Windsor (The Merry Wives of Windsor — 1849), opéra de Otto Nicolai, livret de Hermann Salomon Mosental d’après Shakespeare.
Béatrice et Bénédict (1862), opéra de Hector Berlioz, livret du compositeur, d’après Shakespeare
Roméo et Juliette (1867), opéra de Charles Gounod, livret de Jules Roubier et Michel Carré, d’après Shakespeare
Othello (1887), opéra de Guiseppe Verdi, livret de Arrigo Boito, d’après Shakespeare
Falstaff (1893), opéra de Guiseppe Verdi, livret de Arrigo Boito, d’après Shakespeare
Kiss Me, Kate (1948), musical de Cole Porter d’après Shakespeare
West Side Story (1957), musical de Léonard Bernstein (musique), Stephen Sondheim (paroles) et Arthur Laurents (livret), d’après Shakespeare
A Midsummer Night Dream (1960), opéra de Benjamin Britten, livret du compositeur et Peter Pears, d’après Shakespeare
Two Gentlemen of Verona (1971), opéra-rock de Galt MacDermot (musique) et John Guare (paroles et livret), d’après Shakespeare
Lear (1978), opéra de Aribert Reimann, livret de Claus Henneberg, d’après Shakespeare
Le Conte d’Hiver (Wintermärchen — 1999), opéra de Philippe Boesmans, livret de Luc Bondy, d’après Shakespeare
Love’s Labour’s Lost (2000), film musical de Kenneth Branagh, chansons de Irving Berlin et Cole Porter
Roméo et Juliette : De la haine à l’amour (2001), comédie musicale de Gérard Presgurvic