Ruta Lee — Américaine jusqu’au bout des ongles

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Ruta Lee ©DR
Ruta Lee ©DR
D’où vient Ruta Lee ?
Je suis née à Mon­tréal, donc je suis un tout petit peu française ! Mes par­ents, paysans lithuaniens, désir­aient s’in­staller aux Etats-Unis, mais les fron­tières étaient fer­mées. Ils se sont alors repliés sur le Cana­da. Ma mère igno­rait tout du théâtre, mais elle ado­rait les films. En voy­ant Shirley Tem­ple, elle s’est dit : « ma fille pour­rait en faire autant ». Elle m’a mise dans un jardin d’en­fants. La direc­trice lui a fait remar­quer que j’é­tais une comé­di­enne née : jamais timide, tou­jours prête à amuser la galerie. Elle a incité ma mère à m’in­scrire dans une école de danse. Là, j’ai égale­ment appris la musique, ce qui m’a don­né le sens du rythme. J’ai com­mencé ma car­rière… à l’église, en chan­tant. On a enten­du par­ler de moi et la paroisse lithuani­enne de Boston m’a invitée. Atten­tion, c’é­taient des petites choses, mais j’ado­rais ça. De là, je suis allée avec mes par­ents à Los Ange­les, tou­jours pour chanter à l’église. Nous avons adoré la Cal­i­fornie, mais nos visas lithuaniens ne nous per­me­t­taient pas de rester (c’é­tait juste après la guerre). Dieu a sans doute mis son nez dans l’his­toire et nous a per­mis finale­ment de nous installer dans cet état.

Je dois avouer que ma mère m’a tou­jours lais­sé une grande lib­erté : certes, j’ai béné­fi­cié d’une for­ma­tion pour le spec­ta­cle, mais je n’é­tais pas oblig­ée d’aller dans cette direc­tion. Je peux donc affirmer que j’ai choisi ma pro­fes­sion. Mon tout pre­mier tra­vail au ciné­ma fut pour l’un des plus grands musi­cals de tous les temps : Sev­en Brides for Sev­en Broth­ers (Les Sept Femmes de Bar­ber­ousse). J’avais préal­able­ment fait un peu de télévi­sion dans une série qui a eu beau­coup de suc­cès en Amérique. Alors que j’é­tu­di­ais encore au lycée, je m’en­traî­nais le soir dans un petit théâtre à chanter et danser dans des comédies musi­cales de Broad­way en ver­sion ama­teur. Un assis­tant réal­isa­teur m’a repérée : tout a com­mencé comme cela, c’est par son inter­mé­di­aire que j’ai obtenu ma carte syn­di­cale. N’ou­bliez pas qu’aux Etats-Unis, ce n’est pas comme en France, pour tra­vailler vous devez appartenir au syn­di­cat de votre corporation.

Les films
Les comédies musi­cales ont tou­jours tenu un grand rôle dans toute ma vie. Sans elles, jamais je n’au­rais fait ces spec­ta­cles au lycée, jamais je n’au­rais été repérée pour Sev­en Brides, film qui m’a bien sûr ouvert d’autres portes. Ce film est tou­jours très aimé en Amérique, il a fait l’ob­jet d’une grande rétro­spec­tive, l’ac­cueil fut très émou­vant pour moi. Howard Keel, la star, le sub­lime Michael Kidd, notre choré­graphe, étaient présents. Russ Tam­blyn égale­ment ain­si que Julie New­mar. Emus par l’im­pact que ce film a tou­jours sur le pub­lic, nous avons répon­du aux ques­tions des 2000 per­son­nes présentes.

Stan­ley Donen a réal­isé ce film, puis Fun­ny Face (Drôle de Fri­mousse) avec Audrey Hep­burn et Fred Astaire dans lequel j’ai eu un petit rôle, celui de la secré­taire de Kay Thomp­son (on me voit sys­té­ma­tique­ment avec un cray­on et un calepin !). Dans le script il était écrit que je devais accom­pa­g­n­er Kay, qui jouait la rédac­trice en chef d’un grand mag­a­zine de mode, à Paris. Je vous laisse imag­in­er mon exci­ta­tion… puis ma décep­tion lorsque, pour des raisons budgé­taires, ils ont changé une réplique dans le script et du coup mon per­son­nage ne vient plus en France. Pre­mier ren­dez-vous man­qué, mais bon, je me suis bien rat­trapée depuis : j’adore votre pays !

J’ai tra­vail­lé avec Leslie Caron dans Gaby, où j’é­tais une des danseuses dans le corps de bal­let. Je ne pense pas que le film soit inou­bli­able mais j’ai adoré le faire : le réal­isa­teur était un chou et j’ai ren­con­tré des gens qui sont devenus les amis de toute une vie. C’é­tait en out­re la pre­mière fois que je tra­vail­lais avec Leslie. Quand elle est apparue la pre­mière fois sur le plateau, je me sou­viens qu’avec les autres filles nous étions très impres­sion­nées. Leslie est quelqu’un de très timide, le con­traire de moi pour qui l’ad­jec­tif « extraver­tie » est un euphémisme ! Elle peut don­ner l’ap­parence de quelqu’un de réservé, mais c’est faux. Elle se pro­tège, mais dès qu’elle vous a pris en ami­tié, c’est la plus mer­veilleuse des femmes.

J’ai joué égale­ment aux côtés de Mitzi Gaynor, Bing Cros­by et Don­ald O’Con­nor dans Any­thing goes. Hélas, le film était trop long et beau­coup de scènes dans lesquelles j’ap­pa­rais­sais n’ont pas résisté à l’épreuve du mon­tage. Don­ald est devenu un ami très proche, tout comme… Fred Astaire. Comme Leslie, sa timid­ité était légendaire. Nous avons fait con­nais­sance sur Fun­ny Face, nous avons beau­coup par­lé. Il était absol­u­ment adorable. Cela peut paraître pré­ten­tieux, mais il est devenu l’un de mes fans ! J’ai beau­coup tra­vail­lé à la télévi­sion, il m’en­voy­ait très régulière­ment des petits mots d’en­cour­age­ment sur mon tra­vail. Je n’en reve­nais pas.

The Thalians
Deb­bie Reynolds et moi-même ani­mons un organ­isme de col­lecte de fonds des­tinés à aider la recherche et soutenir les malades atteints de mal­adies cérébrales. Don­ald O’Con­nor a été l’un de nos prési­dents. Je l’ai suivi et je suis prési­dente depuis plusieurs années. Nous pro­duisons un grand spec­ta­cle musi­cal annuelle­ment pour une seule soirée. De nom­breuses stars par­ticipent bénév­ole­ment, tous les fonds sont dirigés vers la recherche et des clin­iques, de la pédi­a­trie à la géri­a­trie. C’est triste car c’est un mal qui affecte plus de per­son­nes dans le monde que toutes les autres mal­adies réu­nies. C’est un peu une par­tie cachée, et c’est pour cela que nous joignons nos tal­ents pour faire un peu bouger les choses !

Notre 47ème bal annuel se tien­dra le 9 novem­bre, au Cen­tu­ry Plaza Hotel de Bev­er­ly Hills. Il existe un site où vous trou­verez tous les ren­seigne­ments : www.thalians.org. Nous seri­ons ravis d’ac­cueil­lir des lecteurs de votre site pour cette soirée, c’est véri­ta­ble­ment un « Once in a life­time show ».

Remem­ber Sev­en Brides
J’é­tais trop jeune et trop stu­pide pour avoir peur ! En fait, j’ai eu la trouille après avoir été choisie. L’au­di­tion m’a paru facile : on m’a demandé de faire un peu de bal­let, de jazz, du folk­lore… des choses qui m’é­taient famil­ières (j’é­tais encore au lycée à ce moment là). J’é­tais une danseuse cor­recte, mais là je devais danser avec les meilleures d’Amérique. Nous pre­nions chaque jour un cours de barre, et là je me suis dit « oh merde », je suis dans le pétrin et je vais devoir en met­tre un coup pour être au niveau de mes col­lègues. Je me dis­ais : « Ils vont s’apercevoir que je ne suis pas suff­isam­ment douée, ils vont me ren­voy­er… ». Mais je recon­nais avoir décou­vert sur ce film, que la tech­nique ne veut rien dire au regard du tem­péra­ment. Bien sûr qu’il faut con­naître ses pas, mais si vous ne don­nez rien que des entrechats par­faits, le résul­tat sera d’un ennui mor­tel. Ma grande chance fut que notre choré­graphe avait un sens de l’hu­mour ter­ri­ble. Il employ­ait, pour les cours, un lan­gage très imagé, on rigo­lait bien.

La scène de la ferme qui se con­stru­it, nous l’avons répétée six semaines. Entre la tech­nique de danse, la lour­deur de la tech­nique ciné­matographique : il nous a fal­lu beau­coup de tra­vail pour arriv­er au résul­tat final. Pour rajouter une dif­fi­culté, le film a été tourné dans deux for­mats : en scope mais aus­si en for­mat tra­di­tion­nel. Il fal­lait donc dou­bler les pris­es. Cette expéri­ence m’a telle­ment apporté, j’ai telle­ment appris, que cela valait bien quelques moments dif­fi­ciles ! Je me sou­viens que ma copine Julie New­mar a fait per­dre son sang froid au réal­isa­teur. Alors que nous tournions la séquence de l’en­lève­ment, elle a sor­ti un morceau de fro­mage enroulé dans de l’alu de son décol­leté et s’est mise à le manger ! Stan­ley Donen s’é­tranglait en hurlant « stop !!! » et Julie, qui a tou­jours un peu la tête dans les nuages — il faut dire qu’elle est très grande ! — de lui répon­dre : « excusez-moi, mais j’ai une baisse d’én­ergie, j’ai besoin de grig­not­er quelque chose ».

Remem­ber Fun­ny Face
Sur Fun­ny Face, nous avons beau­coup ri. J’ai adoré faire le numéro « Think Pink ! ». Je me sou­viens qu’à l’époque les talons plats étaient très à la mode. Stan­ley Donen voulait que nous por­tions ces chaus­sures. Comme nous étions plutôt petites, nous nous sommes toutes regardées, dépitées. Il a fal­lu ruser avec Edith Head, la cos­tu­mière, qui heureuse­ment était avec nous. Durant les essayages nous avions toutes une démarche d’éléphants avec ces mau­dits talons. En revanche, dès que nous avions des chaus­sures à talons hauts, nous étions toutes folle­ment élé­gantes. Nous avons gag­né. Je ne sais pas si Stan­ley Donen a jamais été infor­mé de cette anec­dote. Pen­dant le tour­nage, comme je jouais la secré­taire de Kay Thomp­son, je devais sou­vent être présente. Cela m’a per­mis de voir le film se faire, de pass­er pas mal de temps avec Audrey, Fred et Kay. Ce fut absol­u­ment exquis.

Sina­tra
J’ai une anec­dote rigolote. J’é­tais trop jeune pour appréci­er Frank Sina­tra dans sa grande péri­ode. En revanche, lors de son grand retour dans les années 50, il m’im­pres­sion­nait beau­coup. Il chan­tait dans un club à Los Ange­les, le Mocam­bo. Le directeur est mort, pour aider sa veuve, Frank est immé­di­ate­ment venu y chanter, suivi de ses amis Dean Mar­tin et Sam­my Davis. Ils ont sauvé le lieu. Un soir un ami m’a invité. L’en­droit était petit et archi com­plet. La scène était minus­cule, nous étions assis au pre­mier rang. Le mag­nétisme de Sina­tra, sa sophis­ti­ca­tion, étaient d’un éro­tisme tor­ride. A la fin de son tour de chant, on est venu me chercher pour aller à la table d’un pro­duc­teur. « Je pro­duis un film : Wit­ness for the Pros­e­cu­tion (Témoin à charge) avec Mar­lene Diet­rich, Charles Laughton, réal­isé par Bil­ly Wilder. J’aimerais que vous soyez la parte­naire de Tyrone Pow­er. Venez donc demain au stu­dio faire un test ». C’est ain­si que j’ai décroché le rôle. Bien enten­du, lorsque Mar­lene Diet­rich a vu mes cheveux blonds elle est dev­enue enragée et a demandé à ce qu’on me teigne en brune… Deux ans passent. Frank Sina­tra ado­rait avoir ses amis avec lui pour manger et voir des films dans sa mai­son. Howard Coatch était un des pro­duc­teurs avec qui il tra­vail­lait. Un soir, ils voient le film de Wilder et Sina­tra lui dit : « j’ai vu cette Ruta Lee à la télévi­sion et je la vois dans ce film, pourquoi ne l’en­ga­geons-nous pas dans une de nos pro­duc­tions ? ». Ce soir là, j’ai décroché un rôle dans Sergeants Three, un west­ern par­o­dique avec tout le fameux « Rat Pack ». Et Sina­tra n’a jamais su que j’avais par­ticipé au film de Wilder grâce à lui !

La scène
Sur scène, j’ai joué les rôles prin­ci­paux dans de nom­breuses pro­duc­tions de comédies musi­cales à tra­vers les Etats-Unis. Je pense que j’ai inter­prété tous les rôles à ma portée. My Fair Lady n’est pas un emploi pour moi, de même qu’Evi­ta car je n’ai pas une voix de sopra­no. J’adore la scène, le con­tact avec le public.

J’aime telle­ment que les gens quit­tent leur télévi­sion, pour venir dans une salle de théâtre, je leur en suis telle­ment recon­nais­sante que je suis oblig­ée de don­ner à chaque fois mon max­i­mum. Lorsque je suis sur scène je veux que tout un cha­cun dans la salle sache que je joue juste pour lui. Je ne vais pas détailler cha­cun par le regard, mais je me fais un devoir de com­mu­ni­quer avec toute la salle. Aucun spec­ta­teur n’est épargné ! Quand on me demande ce que je préfère, je réponds sys­té­ma­tique­ment : « une stand­ing ova­tion à la fin de la représen­ta­tion… et le chèque à la fin de la semaine ! ». J’aime la vie de troupe. De plus, lorsqu’on est, comme moi, très présente à la télévi­sion, on entre un peu dans la vie des gens. Alors lorsque ces per­son­nes vous voient sur scène, ils ont l’im­pres­sion de venir voir une copine. Sou­vent, dans ma loge, les gens me par­lent sur un ton très fam­i­li­er, comme si je fai­sais par­tie de leur famille. Cela me touche. Et vous savez ce que j’ador­erais ? Ce serait de venir tra­vailler en France. Alors, si vous le voulez bien : « let me enter­tain you !!! ».