
Je n’ai jamais appris la musique et n’avais d’autre choix que d’en faire. Enfant, je me souviens que je reproduisais sur le piano familial les mélodies que j’entendais. Rendez-vous compte : je n’étais pas assez haut pour voir le clavier, j’étais même obligé de faire les pointes pour accéder aux touches ! J’avais une « bonne feuille » comme on dit. Mon père m’a inscrit à des cours de piano lorsque j’avais 7 ans. Il ne voyait pas d’un bon oeil mon intérêt pour le jazz et voulait me donner des bases classiques. Ce qu’il a toujours ignoré, c’est que je n’ai pris que le quart de ces leçons. En effet, ma professeur habitait un troisième étage. Je montais marche après marche en comptant jusqu’à trente de l’une à l’autre. Ce qui fait que j’arrivais immanquablement au cours juste avant qu’il ne se termine ! Et puis nous sommes arrivés en France. Mon rêve était d’accompagner des artistes comme Brel ou Barbara. Et, chance extraordinaire : elle est venue à moi ! Je me souviens que, lors de notre première rencontre, j’étais très impressionné. On m’a dit que dès qu’elle m’a vu, elle m’avait déjà engagé sans même avoir entendu la moindre note. Cette femme est médium : impossible de lui mentir, elle ressent énormément les choses. Et puis une complicité incroyable est née, nourrie d’énormes fous rires et de non moins énormes engueulades ! J’avais l’inconscience de la jeunesse et n’hésitait pas à lui dire ce que je pensais. Elle me disait alors « non, mais, vous savez qui je suis ? » et je lui rétorquais « et vous, savez-vous bien qui je suis ? ».
Elle pouvait être très dure, je me souviens qu’un jour, pour me dire bonsoir, elle m’a fait la bise. J’étais tout heureux et, le lendemain je vais pour l’embrasser à mon tour. Elle se recule alors et avec un geste de tragédienne me dit : « j’ai horreur que l’on m’embrasse ». Cette attitude m’avait pas mal vexé, mais les choses se sont bien arrangées par la suite ! Lorsque nous nous sommes rencontrés, Barbara remplissait les salles parisiennes, mais ce n’était pas forcément le cas en province. Certains soirs, seulement quelques personnes étaient présentes. Alors, on leur demandait s’ils préféraient être remboursés. Systématiquement ils lui demandaient de chanter, et c’était parti pour un concert d’une rare intimité. Elle se donnait tout autant que pour un Olympia bondé. Toujours généreuse sur scène, avec ce profond respect du public.
Son aura était incroyable…
Barbara n’est pas une femme de disque. Des amis, qui l’avaient juste entendue à la radio, ne l’aimaient pas. Je les ai convaincus de venir la voir sur scène, ils en sont immédiatement tombés amoureux. C’est bien cette relation d’amour qu’elle entretenait avec son public qui provoquait des réactions parfois violentes. Pas de juste milieu avec elle : on adore ou on déteste. Parfois, à la sortie de théâtres, nous trouvions des fans allongés à l’attendre. Cette dévotion pouvait devenir effrayante.
Vous avez également composé pour Barbara ?
Je n’ai écrit qu’une dizaine de musiques pour elle. La première fut « A peine », c’est d’ailleurs pour cette chanson qu’elle a mis pour la première fois un rocking-chair sur scène. Ce qui se passait, c’est que je pianotais les après-midi, histoire de me dégourdir les doigts. Tout en faisant des gammes, j’en profitais pour inventer des mélodies. Je savais que Barbara était dans sa loge et m’entendait. Parfois, il ne se passe rien. D’autres fois, par exemple avant une représentation de Madame [NDLR : comédie musicale écrite dans les années 70 par Remo Forlani et dont Barbara était une des interprètes], elle déboule sur le plateau : « C’est quoi ce que tu joues là ? ». Pour moi, c’était juste quelques petites notes comme ça, sans y penser. Eh bien, c’est devenu la musique de « L’Aigle noir »… Pour « Vienne », elle m’a dit : « je vais t’écrire une lettre et tu la mettras en musique ». J’ai donc reçu sa missive, que l’on entend dans son intégralité dans la chanson : elle n’a pas changé un mot, une virgule.
Parlez-nous de l’intérêt de Barbara pour le théâtre musical ?
Après Pantin en 1981, Barbara a cherché de nouvelles formes d’expression. Le théâtre musical l’a tenté, malgré l’échec cuisant de Madame. Pour moi, elle était tellement comédienne dans la vie que jouer un rôle ne pouvait être qu’une gageure. Pendant les représentations de ce spectacle, je lui disais « tu joues faux ». Dès qu’elle était piquée, et qu’il y avait de l’orage dans l’air, elle passait du tutoiement au vouvoiement « Ah bon, puis-je alors vous appeler monsieur-je-sais-tout ? ». Nos chemins se sont séparés pour Lily Passion. Quand je pense qu’elle avait écrit 22 chansons originales pour ce spectacle… Dommage qu’elle n’ait pas su être à l’écoute de dramaturges qui auraient pu l’aider à améliorer les choses. De toute manière, j’étais interdit de séjour et n’ai par conséquent jamais pu voir le show.
Nous n’avons jamais retravaillé ensemble, mais j’ai appris qu’elle avait l’intention de m’appeler pour que l’on fasse, tous les deux, un spectacle de poche : en l’occurrence, aller de bistrot en bistrot pour chanter ses chansons. J’aurais adoré cela. Hélas, sa santé ne lui en a pas laissé l’occasion. Mais Barbara vit toujours, la preuve, nous faisons ce spectacle. D’ailleurs, elle avait pensé enregistrer une version orchestrale de certaines de ses chansons. C’est cette idée que j’ai reprise, pour elle, dans le disque d’Ann’So.
Et aujourd’hui vous partagez la scène avec Ann’So, et la longue dame brune n’est pas loin…
Le spectacle a commencé depuis quelques jours, les réactions sont très bonnes. Ann’So parvient à se réapproprier les chansons de Barbara sans l’imiter, elle donne une nouvelle couleur à tous ces titres formidables. Dès que je l’ai entendue chanter dans une émission de Ruquier, j’ai pensé que nous pourrions faire quelque chose ensemble. Lorsque nous nous sommes rencontrés, nous avons travaillé sur quelques titres mais, pris par l’élan et le plaisir de cette rencontre, les chansons se sont enchaînées… De là à en faire un spectacle, le pas a été vite franchi. Ann’So a cette séduction spontanée, naturelle. Notre duo fonctionne sans même qu’on y pense.
J’ai toujours eu le trac. Je sens qu’elle me regarde. J’ai été rassuré par les réactions de proches de Barbara. Certains venaient avec un a priori défavorable. Il a fallu quelques minutes pour qu’ils soient happés par le spectacle. Leur avis m’importe beaucoup, et j’ai été sincèrement ravi de ces témoignages d’affection. Vous aurez compris que Barbara nous accompagne, ses amoureux ne seront pas déçus…