En préambule Roland Petit nous propose une ballade dans l’univers de la comédie musicale américaine…
La première fois que je suis allé aux Etats-Unis, c’était en 1947, j’avais 22 ans. Au théâtre Impérial à Broadway au promenoir, car le théâtre était bondé, j’ai découvert Ethel Merman dans Annie Get Your Gun. J’ai eu un choc comme on l’a lorsqu’on découvre un grand artiste. Cette figure mythique, créatrice de presque toutes les grandes chansons d’Irving Berlin, de Cole Porter n’était pas belle ni grande actrice, mais chantait divinement, la grande patronne du show biz, la voix de Broadway ! Elle était absolument géniale. Je l’ai souvent revue sur scène par la suite, mais je garde un souvenir ému de la découverte de cette personnalité extraordinaire, l’équivalent d’une Piaf en France. Je l’ai un peu connue par la suite, dans la vie, elle était également étonnante.
Ensuite j’ai vu beaucoup de shows. Les talents noirs m’ont particulièrement marqué. House of Flowers était par exemple un show merveilleux, mis en scène par Georges Balanchine. Ce chorégraphe essentiellement connu pour ses oeuvres classiques n’a pas hésité à donner dans le « musical ». On le lui a beaucoup reproché, tout comme pour moi en France. Pour le tableau de la célèbre chanson d’alors : Banana Tree (sur une superbe musique de Vernon Duke), les filles entraient avec des bananes à la main qu’elles épluchaient et mangeaient sur scène ! Il n’y allait pas avec le dos de la cuillère. J’adorais Lena Horne, une beauté fulgurante, qui faisait tout passer avec un naturel confondant et une apparente facilité.
Plus tard l’ère Jérome Robbins est arrivée avec West Side Story. Je n’étais pas fou des chanteurs, il faut dire que je n’aime pas les chanteurs à voix. En revanche, la mise en scène, la chorégraphie, le climat que Robbins a créé m’ont enchanté. C’était quelque chose de complètement nouveau : on quittait le monde un peu conventionnel de Rodgers et Hammerstein (même si les chorégraphies de leurs spectacles étaient souvent remarquables) pour entrer dans un nouvel univers. Robbins a fait plusieurs shows, à chaque fois une réussite. Dans The King and I on ne remarquait pas les jambes arquées de Yul Brynner grâce à ses culottes bouffantes. Il était épatant dans ce rôle aux côtés de la grande Gertrude Lawrence. La fameuse valse Shall We Dance chauffait littéralement la salle.
Je saute les époques pour arriver à Chorus Line, parfait. La danse était d’une simplicité formidable, avec toutes ces filles qui terminaient le spectacle comme un bijou. Un rêve. A mon goût, les choses ont commencé à dégénérer à partir de Sweet Charity, où toutes les filles tortillaient du croupion se frottant contre la barre sur Big Spender, on tombe dans le mauvais goût. Du coup je ne suis plus du tout un fan des comédies musicales actuelles.
En France, j’ai essayé de faire partager mon goût des comédies musicales avec des shows comme La croqueuse de diamants, avec des paroles de Raymond Queneau. Zizi Jeanmaire a créé le rôle et a obtenu très vite le prix du disque. Une petite anecdote : Marlene Dietrich vient dans sa loge, soit-disant pour la féliciter, je la connaissais bien, c’était plutôt du genre peau de vache !, elle voulait récupérer à son compte la chanson. Refus poli… Ma carrière s’est ensuite orientée vers Hollywood où Zizi et moi avons fait des films. A 30 ans, j’ai eu le privilège immense de travailler avec le génie des génies : Monsieur Fred Astaire pour le film Daddy long legs. J’ai pris une bonne leçon de profonde modestie par rapport à mon travail. C’était un homme intelligent, simple, modeste, fidèle. Il avait toutes les qualités en étant, en plus, un génie de la danse. Assurément l’un des plus grands danseurs que j’ai vu dans toute ma carrière. Quand Gene Kelly essayait de danser avec lui on aurait dit un garçon boucher tentant de faire un pas de claquettes. Astaire tournait une séquence de danse in extenso, en un seul plan large. Si la technique le nécessitait, il le refaisait. Dans un second temps, on tournait les plans serrés puis les gros plans. On voyait véritablement cet homme danser, cela donnait un autre sens à sa danse. En ce qui concerne Gene Kelly, il avait du mal à enchaîner plus de 15 secondes de chorégraphie et se mettait sur un fauteuil pour se faire éventer, boire un verre d’eau, reprendre des forces et retourner 15 secondes… Cela n’avait rien à voir dans la manière de travailler.
Et votre aventure en France ?
Je suis rentré en France avec Zizi qui est plus que ma moitié : on ne fait qu’un. Ensemble, nous avons fait des spectacles à Paris, des shows plus ou moins réussis. Je me souviens de Patron que Marcel Aymé avait écrit, sur une musique de Guy Béart et des décors de Bernard Buffet. Ce fut un flop pour une raison : Marcel Aymé avait mis une vespasienne sur scène, et durant tout le second acte, les mecs entraient et sortaient de ce lieu d’aisance. Nous entendions les strapontins claquer au fur et à mesure que le spectacle avançait. Même chose pour La nuit, une comédie musicale au Théâtre de Paris, écrite par Léo Ferré. Zizi interprétait « la nuit », symbolisée pour l’auteur par une prostituée. La costumière avait créé un maillot couleur chair, de loin on pouvait penser l’actrice nue, recouverte par un grand manteau. Une scène de tribunal a déclenché les passions puisqu’elle se faisait traiter de pute, de salope… Je ne vous parle pas des émois dans la salle ! Nous avons donc eu des expériences très osées qui n’ont pas toujours marché.
Au début des années 60, Zizi a créé le Truc en plumes à Londres. Je trouvais les paroles de Jean Constantin totalement idiotes, elle s’en moquait car dans les revues anglaises, le public n’était pas censé comprendre le français. Les trois éventails de la chorégraphie ont fait fureur. Nous devions poursuivre par un spectacle à l’Alhambra, une salle de 3000 places, nous avons alors repris cette chanson mais avec… 12 éventails, pour être en adéquation avec l’espace scénique. Zizi est restée 7 mois à l’affiche. Tous les autres spectacles furent repoussés. Si la guerre d’Algérie n’avait décidé l’arrêt du spectacle, on y serait encore ! Maintenant, le truc en plumes est connu de la planète entière. Désormais Zizi en a marre, elle a décidé de le faire seule, version piano bar.
Parlez-nous de ce nouveau spectacle : Délit d’ivresse.
C’est un cadeau de ma fille. Elle chante divinement, mais a le trac : elle n’a donc pas voulu interpréter les chansons qu’elle a écrites. Je n’avais pas envie d’un tour de chant tout simple, nous avons donc auditionné des acteurs, car notre approche était davantage tournée vers le chant parlé et joué, comme le fait Rex Harrison dans My Fair Lady. Nous avons retenu trois garçons formidables. L’un d’eux, Yan Duffas, a quitté récemment le Français. Ses yeux noirs perçants, son arrogance très chic servent parfaitement son rôle. Jérôme Pradon, bien connu des amateurs de comédie musicale, et Fabrice de la Villehervé complètent la distribution. Valentine a composé des chansons d’hommes autour des femmes. Je craignais que ce trio soit trop statique, j’ai donc eu l’idée d’engager deux danseurs : Charlotte Talbot, qui sera La Femme et Fabio Aragao, que j’estime beaucoup l’un comme l’autre. Ils se servent de liens les uns les autres. La mise en scène consiste à donner un rythme, à rendre le mouvement naturel. Le disque est déjà enregistré, je suis ravi du résultat d’autant que l’orchestre est formidable. Hier j’ai réglé un morceau et me suis rendu compte que mes acteurs bougent très bien aussi, je vais donc en tirer parti. Avec cette expérience, j’ai l’impression d’être comme à Broadway dans le temps.
Les chansons évoquent davantage le répertoire d’un jeune Gainsbourg ou un jeune Brassens que la comédie musicale. Le seul lien reste la femme, l’amour sous toutes ses formes : la sensualité, la sexualité. On parle aussi de l’homosexualité par un titre : l’amour entre hommes, c’est l’amour chien. Quand Yan a commencé à chanter, je le regardais et j’ai été ému par son interprétation toute emplie de ce désespoir de la solitude. J’étais un peu surpris par ces paroles, assez crues écrite par ma fille. Elle m’a rétorqué : « tel père, telle fille !! ».
Comment s’est déroulé votre parcours ?
Je pense que lorsque chacun vient au monde, nous avons tous en nous un grain de quelque chose qui pousse plus ou moins bien selon la façon dont il est arrosé ! Certaines personnes n’ont pas cette chance et n’arrivent pas à imaginer ce qu’est un artiste. Quand on a cela je trouve que l’on est riche dans la vie. On me demande souvent : « comment faites-vous à votre âge pour faire encore des choses ? ». Cela n’a rien de difficile pour moi. Donner une interview, prendre un avion, aller au théâtre ou au restaurant : tout cela me coûte. En revanche, entrer dans une salle de danse et créer avec les danseurs me transporte dans un autre monde : je n’ai plus les pieds sur terre. Je considère cela davantage comme de la chance, même si cela nécessite un vrai travail. Jeune, je ne me suis jamais posé de questions quant à mon avenir. J’ai le sentiment que les choses se sont passées toutes seules, et c’est encore le cas aujourd’hui. Je veux dire par là que je n’ai jamais poussé, les gens viennent vers moi. Enfant, j’allais frapper aux portes pour demander ce que je voulais et, mis à part une ou deux personnes, j’ai toujours obtenu ce que je désirais. Par exemple, je rêvais d’avoir un jour des costumes de scène de Picasso, je suis allé le voir et il les a fait.
Qu’est-ce qui vous plait dans la comédie musicale ?
La comédie musicale est un spectacle qui doit avoir l’air d’être facile, léger, de couler de source. C’est presque rien, ça n’a pas l’air de donner à penser. Et bien entendu, c’est tout le contraire, il n’y a rien de plus difficile à réussir. Je ne parle pas ici de réussite financière et organisée, plutôt de réussite spontanée. Cela reste une alchimie magique.