David Charles Abell, vous souvenez-vous de votre premier contact avec la musique de Stephen Sondheim ?
Oui, je m’en souviens très bien. J’ai grandi à Chicago et en 1973 ou 74, la tournée de A Little Night Music s’y est arrêtée. J’avais quinze, seize ans à l’époque, j’habitais en banlieue et on m’a emmené en ville pour le voir. J’ai été fasciné par le spectacle, la musique, l’histoire. A cet âge où on s’éveille à l’amour et à la sexualité, une chanson comme « The Miller’s Son » m’a fait une très forte impression (rires) ! Quand cette fille chante : « Oui, je vais me marier, mais avant je vais m’amuser encore un peu ! », je me suis dit : « On parle de ça dans une comédie musicale ? ». Et bien sûr, j’ai trouvé la musique superbe. J’étais déjà formé à la musique classique à l’époque. Je jouais de l’alto, je chantais dans un chœur d’église, je connaissais très bien la musique sacrée et la musique symphonique. Je connaissais quelques musicals comme Oliver! ou Mame mais aucun avec le degré de sophistication de A Little Night Music. Et j’ai pu l’apprécier d’un point de vue musical également : la complexité des contrepoints et des harmonies, des rythmes et des mélodies, et bien sûr des paroles de Sondheim qui sont toujours sublimes. J’ai donc été converti à Sondheim sur le champ.
Est-ce que ça vous a ouvert des perspectives par rapport au théâtre musical ? L’envie d’en voir plus ?
Comme la plupart des enfants américains, j’ai grandi avec les musicals. On en voit à la télévision, au cinéma, au théâtre, et on en joue au lycée. Donc j’étais habitué à ça. A Little Night Music m’en a montré un autre aspect, plus sophistiqué, dans la lignée de la musique classique que je connaissais. Pour moi, ça réunissait donc ces deux univers.
Comment est née l’idée de monter Follies en France, à Toulon ?
J’ai rencontré Christophe Mirambeau quand je dirigeais On The Town au Châtelet. Il m’a parlé de ce projet de monter Follies à Toulon. Il m’a présenté à Olivier Bénézech [metteur en scène]. Les dates ont été confirmées, on a travaillé dessus pendant deux ans et demi, je crois. On a déjà discuté de la langue dans laquelle nous allions le présenter, et on a même envisagé de le faire en français à un moment. Cela valait la peine d’y réfléchir. Le public se connecte plus facilement d’un point de vue émotionnel quand un spectacle est dans sa langue. Mais nous avons décidé que nous voulions les meilleurs interprètes, tout comme si nous montions un opéra italien, nous voudrions avoir les experts dans ce style, et il n’y a pas encore suffisamment d’interprètes en France qui peuvent jouer ce genre de répertoire, même si ça se développe très bien, particulièrement à Paris.
De plus, quand on adapte les lyrics de Sondheim, je pense à cette maxime italienne : « le traducteur trahit ». Chez Sondheim, tout est relié de façon tellement précise, et notamment Follies, qui regorge de rimes internes, que ça aurait été dommage de manquer ça.
Que préférez-vous dans Follies ?
En tant que musicien, j’aime les différents styles musicaux que l’on y trouve. L’histoire parle des artistes de revues (« follies »), des années dix à quarante. Sondheim a donc écrit des chansons dans le style de ces différentes époques. « One More Kiss », par exemple, est un air d’opérette qui aurait pu être écrit en 1915. Il y aussi des chansons contemporaines, écrites pour les personnages, en 1971, et elles reflètent le style Broadway légèrement pop de l’époque.
Quant à la qualité de la musique et des lyrics : on peut difficilement faire mieux. Pour un musicien, Sondheim est un des plus merveilleux compositeurs de tous les temps. On parle beaucoup de ses lyrics, si intelligents et si profonds, comme dans « Children Will Listen » ou « Children and Art ». Mais en tant que musicien, il est révolutionnaire. On peut trouver dans son œuvre des harmonies inattendues qui n’en restent pas moins accessibles. Contrairement à la plupart des œuvres de musique contemporaine qui sont souvent dissonantes, la musique de Sondheim reste centrée sur la tonalité, on sait quand elle s’en éloigne et quand elle y revient. Les mélodies ont une forme et on peut s’y identifier, elles évoluent avec les émotions.
Il y a aussi beaucoup de réflexion sur l’accompagnement musical. Je discutais avec lui un jour, et il m’a dit : « Quand je veux découvrir des nouvelles harmonies, je joue dans une tonalité ‘bizarre’ sur mon piano ». Par exemple, au lieu de jouer un air qui se ferait normalement en do majeur, il le joue en sol bémol majeur, sur les touches noires, et ses mains explorent des combinaisons différentes. Le piano est vraiment son instrument, il a des facilités incroyables et, pour chaque spectacle, il crée un monde musical spécifique.
J’ai dirigé Pacific Overtures au Japon, il y a quelques années. Pour ça, Sondheim s’est imprégné de la musique japonaise, et se l’est appropriée. Quand j’étais là-bas, on me disait : « C’est incroyable qu’une personne non japonaise ait pu écrire ce spectacle ! ». Pour Sweeney Todd, il a utilisé comme base des chansons folk anglaises, mais il a aussi utilisé une technique très opératique, dans un style gothique, avec des tonalités mineures, des successions de demi-tons.
Et là, pour Sunday In The Park With George, il a encore trouvé un langage complètement différent. Il s’est inspiré du pointillisme de Georges Seurat : il a donc fait du pointillisme avec les notes. Mais je ne parle pas que de l’aspect le plus « évident » : les ‘tat-tat-tat-tat-tat-tat’ [NDLR : il cite « Color and Light »] qui sonnent comme des petits coups de pinceau sur une toile. Ce qu’il a fait est encore plus sophistiqué. Seurat, dans sa peinture, a juxtaposé deux points de couleur « pure », bleu et rouge par exemple. De près, on voit le bleu et le rouge, mais en s’éloignant, le violet apparaît : l’œil mélange les couleurs. Sondheim a fait la même chose musicalement : dans un accord, il unit deux notes qui ne sont pas supposées faire partie d’un même accord dans le sens harmonique traditionnel. Sur le papier, cela n’a pas de sens, mais quand on s’en éloigne, votre oreille les mélange. J’ai réalisé ça en étudiant la partition, je trouve ça fascinant… mais je m’éloigne de votre question !
Pour en revenir à Follies, il y a autre chose que j’aime à propos de cette œuvre. Il ne s’agit pas que d’une collection de belles chansons dans des styles différents : elles sont pour la plupart reliées à l’état psychologique des quatre personnages principaux. Ils chantent ces numéros pour exprimer ce qu’ils ressentent, et le musical devient un moyen d’expression personnelle pour le personnage, d’une façon surréaliste.
Discutez-vous avec Sondheim quand vous vous apprêtez à diriger une de ses œuvres afin d’avoir des conseils ?
Je ne veux pas le déranger, c’est un homme occupé. Pour les musiciens, ses partitions publiées sont extrêmement précises. Pour Sweeney Todd, il a fait quatre relectures pour être certain que chaque note était correcte. Donc, cela me sert de Bible. Malgré tout, j’ai trouvé quelques fautes dans Sweeney Todd, et je suis allé le voir : « Steve, là, ça me semble faux… Peux-tu me dire ce qu’il en est ? » Et il m’a dit « Oui, tu as raison, ces notes sont fausses depuis quarante ans ! » J’ai donc envoyé une petite liste de corrections à l’éditeur. C’est une chance car, quand je joue un opéra de Puccini, je ne peux pas aller le voir pour lui demander si c’est un si ou un si bémol. Avec Sondheim, je peux !
Vous avez dirigé plusieurs œuvres de Sondheim. Quels sont les challenges, les difficultés ?
Techniquement, ça peut être assez difficile. Sa musique est très intense. « Buddy’s Blues » de Follies est comme une musique de cartoon super chargée. C’est totalement dingue, et les orchestrations aussi. En tant que chef, on doit toujours rester dans les rails, et être sûr que l’acteur, qui court partout sur scène, reste avec vous… ou que vous restez avec lui ! C’est un challenge.
Que ce soit un opéra ou un musical, pour toute œuvre théâtrale, en tant que chef, votre travail est de raconter une histoire. Vous devez donc savoir ce que les acteurs ressentent à tel moment : est-ce que c’est cohérent si le rythme est plus ou moins rapide, en quoi leurs sentiments sont reliés à ce qui est écrit sur la page… Sondheim écrit pour des personnages, dans des situations. Il n’écrit jamais une chanson comme ça. Il part d’une histoire, il travaille avec son librettiste, ils réfléchissent à ce que le personnage vit, à ce qu’il ressent, à quand il doit chanter une chanson, et de quoi elle doit parler.
En tant que chef, j’aime continuer dans cette direction : on travaille avec le compositeur, le librettiste, l’orchestre, les comédiens… pour raconter une histoire. Vous avez un orchestre dans la fosse, en dessous de vous, et au-dessus, vous avez les comédiens, sur la scène, et vous devez réunir ces deux mondes. Il y a plusieurs façons de faire ça. Il ne s’agit pas de dire à l’orchestre, par exemple : « Elle est triste, jouez triste ». On peut le faire avec des gestes. C’est un des aspects de la direction d’orchestre : la communication non-verbale.
Justement, vous êtes très impliqué physiquement quand vous dirigez. Pensez-vous que vous êtes plus « physique » que d’autres chefs, par exemple ?
C’est possible. Les gens disent que c’est une des mes caractéristiques. Mais je pense que je n’étais pas comme ça quand j’étais plus jeune. Avec l’expérience, j’ai réalisé qu’on obtenait des meilleurs résultats en communiquant les émotions… et notamment la joie, car la musique est une joie. Tout musicien d’ orchestre a déjà ressenti le fait d’aimer la musique plus que tout au monde, peut-être quand il était plus jeune. Certains d’entre eux le ressentent encore, mais il arrive que la routine quotidienne, la fatigue physique, les blessures font qu’on oublie parfois cette joie. Et je crois que cela vaut la peine de la redécouvrir. En tant que chef, c’est donc aussi votre travail d’amener la joie dans cette expérience. Et j’ai réalisé que plus je donnais, plus je recevais en retour. J’aime ce sentiment.
Sur Sunday In The Park With George, vous allez travailler sur de nouvelles orchestrations, puisque l’orchestre de la production du Châtelet aura plus de musiciens que dans la version originale de Broadway. Pouvez-vous nous en parler ?
Michael Starobin a orchestré Sunday In The Park With George, lors de la création à Broadway en 1984, pour une formation de douze musiciens. Quand Jean-Luc Choplin [directeur du Châtelet] a décidé de monter cette œuvre au Châtelet, on a réalisé que ça allait être trop « petit » pour ce grand théâtre. En concertation avec Sondheim, on a demandé à Starobin de faire une orchestration symphonique qui sera jouable par 45–46 musiciens minimum. J’ai regardé les orchestrations de Michael et c’est un challenge parce que c’est aussi pointilliste : encore une fois, on en revient à cette question organique de l’oreille qui réunit les différentes couleurs des instruments. Michael combine par exemple dans le même accord clarinette, hautbois et saxophone. Normalement, on utiliserait plutôt trois clarinettes, mais il a fait les choses différemment, en s’inspirant de Seurat sans doute. Les orchestrations de « Children and Art » sont absolument magnifiques, pleines de couleurs délicates, c’est très émouvant.
Et est-ce qu’il y a un Sondheim que vous n’avez encore jamais dirigé et que vous aimeriez diriger ?
J’aimerais beaucoup diriger A Little Night Music parce que c’est le premier Sondheim que j’ai vu, et Into The Woods également.
Quel est votre musical préféré de Sondheim ?
Je pense que mon préféré est Sunday In The Park With George parce qu’il parle d’un artiste. « Move On » est tellement inspirant. L’autre jour, j’étudiais la partition et je me suis mis à pleurer, tellement j’étais ému. Pour tout artiste, ce musical a un message important qui nous concerne.