Un condensé d’humanité qui prend la mer
Pour ceux qui restent à terre, la mer est une frontière devant laquelle on attend ou on craint le bateau qui survient. L’attente, on la trouve Madame Butterfly (1905) de Puccini, dont le personnage titre — une jeune japonaise — attend son mari officier américain parti sans laisser d’adresse. Elle sait que celui-ci demeure loin, et la mer incarne à la fois la suspension du temps et l’espoir. Le bateau surgissant de l’horizon marquera la fin de son attente, comme pour Tristan, mais hélas pas pour le meilleur. La crainte, c’est lorsque des puissances hostiles et inattendues surgissent de l’Océan comme dans Pacific Overtures (1976) de Stephen Sondheim. Ici les forces navales américaines viennent en 1853 forcer l’ouverture du Japon qui se croyait pourtant bien à l’abri.
Le voyage en mer oblige à partager un moment de vie avec des inconnus dans une atmosphère confinée. Il faut demeurer des jours, voire des semaines, avec une compagnie pas forcément désirée. En ce sens, le bateau représente une société en miniature, avec ses contacts, ses heurts, ses conflits, ses joies et ses chagrins, bref les événements incontournables de la vie en communauté. Et dans une atmosphère de langueur, les passagers doivent aussi lutter contre l’ennui. Le musical français Mayflower (1975) de Eric Charden et Guy Bontempelli a installé sur une embarcation des voyageurs vers l’Amérique. Au travers des échanges, on devine les valeurs de la société américaine en préparation : La liberté, le culte de l’argent, le goût du spectacle, le racisme, la démocratie… Outre-atlantique, c’est un bateau parcourant le Mississipi dans Show Boat (1927) qui illustre le devenir d’une société en marche. À travers la chronique d’un couple improbable — il est joueur invétéré, elle est chanteuse/ danseuse de spectacle sur un bateau — c’est la société américaine du Sud qui défile, avec un soupçon de mélancolie doublée d’une sensation d’éternel recommencement au milieu du temps qui passe. Un navire est aussi un microcosme qui n’exclut pas l’injustice, d’autant plus cruelle qu’en pleine mer il est impossible d’échapper à la vindicte. Le compositeur anglais Benjamin Britten s’est attaché à dénoncer les exclusions qui touchent les personnes étiquetées hors normes. Lui-même a dévoilé son homosexualité et sait de quoi il parle. Il trouve dans l’oeuvre du romancier marin Herman Melville, connu pour son Moby Dick, un court récit dont il tire l’opéra Billy Budd (1951). Le jeune et naïf Billy Budd a été engagé de force sur un navire de guerre de sa gracieuse majesté, en lutte contre la marine française. Hélas pour lui, il est pris en grippe par le maître d’armes, qui le harcèle au point de lui faire perdre les nerfs. Il est donc condamné à mort. Malgré sa peine, il empêche une mutinerie en sa faveur » pour ne pas risquer d’autres exécutions « , puis est pendu. La dureté de la vie en mer dans la marine anglaise est largement connue, l’épisode des révoltés de Bounty reste célèbre. Dans une micro-société flottante, Billy Budd montre une cruauté implacable, et donc désespérante, à l’assaut d’une bonne âme sans défense et sans échappatoire.
Naufrages et sauvetages
Depuis la nuit des temps, la mer exerce une fascination morbide. Le récit des grands naufrages a accompagné le développement du transport maritime. Avec le voyage d’Ulysse et ses compagnons dans l’Odyssée, et les aventures de Robinson Crusoé, le public nourrit des angoisses légitimes sur la sûreté du voyage en mer. Aujourd’hui, la catastrophe maritime la plus retentissante de l’Histoire reste celle du Titanic en 1912, paquebot réputé insubmersible et envoyé accidentellement par le fond dès son premier parcours transatlantique. C’est cette tragédie qu’évoque Titanic, le musical de Maury Yeston/Peter Stone créé à Broadway en 1997, soit bien avant le film triomphal de James Cameron. Si la fin est déjà bien connue dès le début du spectacle, l’intérêt du spectacle tient dans les multiples peintures d’humanité à travers des personnages humbles ou puissants, et leurs espoirs d’une vie meilleure. En même temps que les drames humains, ce sont aussi des certitudes sur la technologie triomphant de la Nature qui ont été englouties. La société industrialisée a payé chèrement son orgueil boursouflé jusqu’à l’aveuglement. Un autre grand drame maritime, français celui-là, a été immortalisé sous forme de tableau en 1819 : Le Radeau de la Méduse, peint par Théodore Géricault. Rappelons les faits de départ : En 1816, la frégate française » La Méduse » s’échoue sur un récif au large des côtes africaines. Cent cinquante membres d’équipage embarquent sur un radeau de fortune qui dérive jusqu’à être recueilli quinze jours plus tard avec quinze survivants. L’affaire fait grand bruit car on a soupçonné les notables embarqués sur les canots d’avoir sciemment abandonné le radeau. Le tableau aussi a fait scandale, car on le considérait comme subversif alors que l’affaire restait d’actualité, mais aujourd’hui il marque les débuts du Romantisme en peinture. En 1971, le compositeur « de gauche » Hans Werner Henze fait représenter la pièce de théâtre musical Das Floss der Medusa (Le radeau de la Méduse), inspiré des événements. Et il en fait un appel à la révolution marxiste, que la dédicace à Che Guevara renforce. Décidément, il est des voyages en mer qui prétendent changer la vie sur terre.
Le monde du théâtre musical sait qu’on y prend souvent l’eau au figuré, et parfois au sens propre avec des récits de voyages plus ou moins mouvementés. L’atmosphère de langueur et d’ennui pousse les passagers à créer des liens, et donc à la reconstituer une société en miniature sur laquelle des artistes posent une loupe pour un spectacle passionnant et fascinant. Entre la superstition d’un hollandais fantôme, et le récit de naufrage catastrophique, la Mer garde son pouvoir majestueux et énigmatique de puissance indomptable. Les scientifiques vous diront que la mer est l’incontestable source originelle de la vie, elle apparaît aussi vu d’un bateau la source de merveilleuses oeuvres musicale sur le sens de la vie.
Liste des oeuvres citées
Le Hollandais Volant (1843 ? Der fliegende Holländer), opéra de Richard Wagner, livret du compositeur.
Lohengrin (1850), opéra de Richard Wagner, livret du compositeur.
Tristan et Isolde (1865 — Tristan und Isolde), opéra de Richard Wagner, livret du compositeur.
Madame Butterfly (1905), opéra de Giacomo Puccini, livret de Giuseppe Giacosaet Luigi Illica.
Show Boat (1927), musical de Jerome Kern (musique), livret et paroles de Oscar Hammerstein II.
Billy Budd (1951), opéra de Benjamin Britten, livret de Edward Morgan Foster et Eric Crozier, d’après Melville.
Le Radeau de la Méduse (Das Floss der Medusa), oratorio volgare e militare de Hans Werner Henze, texte de Ernst Schnabel.
Mayflower (1975), musical de Eric Charden (musique), livret et paroles de Guy Bontempelli.
Pacific Overtures (1976), musical de Stephen Sondheim (paroles et musique), livret de John Weidman.
Titanic (1997), musical de Maury Yeston (chansons), livret de Peter Stone.