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Michel Legrand — Boulimique de musique

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Que ce soit en Suisse où il vit, à Paris ou à New York, le monde est sa mai­son : « Je me sens partout chez moi à par­tir du moment où j’ai du papi­er pour écrire et un piano pour jouer ». Michel Legrand a pour seule patrie la musique. Il en a tou­jours été ain­si dans sa famille et il a d’ailleurs débuté en pro­duisant les arrange­ments pour l’orchestre de son père qui accom­pa­g­nait le grand trompet­tiste be-bop Dizzy Gille­spie. Aux con­flu­ents du clas­sique, du jazz et de la var­iété, Michel Legrand doit sans doute aus­si quelque chose de son style recon­naiss­able entre tous à Nadia Boulanger. Ce célèbre pro­fesseur du Con­ser­va­toire améri­cain de Fontainebleau a for­mé des généra­tions de com­pos­i­teurs par­mi les plus grands et, en tant que l’une des pre­mières et rares femmes chefs d’orchestre, a remis au goût du jour la musique baroque. Mais qu’est-ce que le style Michel Legrand ? L’in­téressé serait bien en peine de répon­dre à cette ques­tion. « Il m’ar­rive d’avoir des amis au télé­phone qui me dis­ent ‘tiens, j’ai enten­du quelque chose à la radio et j’ai tout de suite recon­nu ta pat­te’. Donc, je veux bien croire qu’il y ait un style mais moi, je ne peux pas le dis­cern­er. Je fais d’ailleurs tout pour ne pas me répéter. Quand même, entre Les Para­pluies de Cher­bourg et Yentl, c’est très dif­férent, non ? ».

Pianiste émérite, il accom­pa­gne Hen­ri Sal­vador et les vedettes du moment avant de suiv­re Mau­rice Cheva­lier en tournée aux Etats-Unis, un pays qui va lit­térale­ment tomber sous son charme : les plus grands artistes, de Frank Sina­tra à Liza Minel­li en pas­sant par Ray Charles et Louis Arm­strong, ont tous été à un moment ou un autre ses inter­prètes. Car il se révèle en pas­sant bril­lant com­pos­i­teur et vole de suc­cès en suc­cès avant de se décider à chanter à son tour. Etait-il frus­tré de ne pas enten­dre chanter ses mélodies telles qu’il les avait écrites ? Il s’en défend vigoureuse­ment : « Pas du tout ! Sim­ple­ment, je me suis tou­jours fixé comme ligne de con­duite de ne rien m’in­ter­dire musi­cale­ment. Que ce soit la direc­tion d’orchestre ou le chant, j’ai tou­jours voulu tout faire… et tout faire sérieuse­ment ! ».

S’il est un genre, au delà de la chan­son et de la musique de film (il est incon­testable­ment le com­pos­i­teur de la Nou­velle Vague), que Michel Legrand a mar­qué de son empreinte, c’est bien évidem­ment le film musi­cal « J’ai gran­di avec les grandes comédies musi­cales améri­caines, con­firme-t-il, et même si je suis arrivé après leur âge d’or, j’ai tou­jours su que j’en écrirais à mon tour ». Mais cela ne s’est pas fait aus­si facile­ment que ça. Quand, avec son com­père Jacques Demy, il pro­pose un con­cept inédit de comédie musi­cale entière­ment chan­tée où la musique évoque aus­si les banal­ités de la vie quo­ti­di­enne, per­son­ne ne le prend au sérieux. Les para­pluies de Cher­bourg ont bien fail­li rester dans un car­ton ! Aujour­d’hui encore, mal­gré la Palme d’or à Cannes en 1964, et en dépit du suc­cès des Demoi­selles de Rochefort et de Peau d’âne, ce genre n’a pas fait florès. « Ce sont des clas­siques dont tout le monde par­le et pour­tant per­son­ne ne veut en faire de nou­veaux » se désole-t-il. Il est donc par­ti en écrire ailleurs…

Ailleurs, cela veut dire entre autres Hol­ly­wood où Bar­bra Streisand a fait appel à lui pour son très ambitieux Yentl. « Bar­bra, je la con­nais depuis les années 60, c’est l’une des plus grandes voix du monde » et il n’a donc rien à révéler sur la dif­fi­culté légendaire à tra­vailler avec la diva. Ses chan­sons poignantes et lyriques écrites pour le film lui ont en tout cas valu l’un de ses mul­ti­ples Oscars et récom­pens­es (le pre­mier était pour « Les moulins de mon coeur » la chan­son-phare de L’af­faire Thomas Crown). Et qu’im­porte si le ciné­ma français réduit la comédie musi­cale à la por­tion con­grue, Michel Legrand peut fort bien écrire pour la scène. Son Passe-muraille, un opéra-bouffe conçu avec Didi­er van Cauwe­laert, a ain­si tenu l’af­fiche un an à Paris en 1997. « C’é­tait une expéri­ence inou­bli­able qui va se renou­vel­er prochaine­ment puisque nous sommes en train de mon­ter ce spec­ta­cle pour Broad­way ».

Comme il ne fait rien à moitié, l’adap­ta­tion améri­caine du Passe-muraille est loin d’être son seul pro­jet. Il col­la­bore en effet à nou­veau avec Didi­er van Cauwe­laert à l’écri­t­ure d’une comédie musi­cale inédite, L’amour fan­tôme, qui devrait voir le jour à la ren­trée 2001. « Nous le mon­terons d’abord en Bel­gique puisque c’est une com­mande de l’Opéra roy­al mais nous avons des plans pour l’amen­er ensuite à Paris et à Lon­dres ». En atten­dant, il est aus­si per­mis de rêver à l’adap­ta­tion des Demoi­selles de Rochefort sur scène. On mur­mure que les soeurs Native auraient les rôles prin­ci­paux ? « C’est effec­tive­ment une pos­si­bil­ité. Ces deux jeunes femmes noires, ça per­me­t­trait une lec­ture inédite de l’his­toire ». Et il a aus­si dans ses tiroirs un sujet sur L’af­faire Drey­fus qui pour­rait être mon­té, tou­jours en Bel­gique, dès l’an 2000.

Tout ce tra­vail suf­fi­rait large­ment à occu­per un autre homme de 67 ans, mais pas lui ! Michel Legrand con­tin­ue bien sûr à com­pos­er des chan­sons et des musiques de films : il tra­vaille en ce moment sur celle de La bûche de Danielle Thomp­son. Car tous les pro­jets l’in­téressent, il met la même énergie dans toutes les mélodies qu’il crée. « Tous les gen­res se valent, affirme ce créa­teur fréné­tique, j’ai tou­jours plusieurs plats sur le feu et je peux pass­er de l’un à l’autre facile­ment ». Mieux que ça : avec gour­man­dise ! Qu’il com­pose comme il le fait le plus sou­vent des musiques en lais­sant à d’autres le soin d’a­jouter des paroles ou qu’il adapte lui-même sa musique aux mots des poètes, son seul critère de choix reste le plaisir qu’il prend à tra­vailler « Chaque tra­vail que je fais est comme la récréa­tion du précé­dent ». Michel Legrand n’est pas prêt de pass­er aux 35 heures !