L’artiste peintre est l’artiste maudit par excellence. Dans l’imaginaire collectif, il peine à faire reconnaître son génie, au point d’en mourir de faim. Une fois disparu, il devient apprécié et reconnu, et ses toiles s’arrachent à coups de millions de dollars. Vincent Van Gogh constitue l’archétype du peintre vilipendé de son vivant et porté aux nues après sa mort. La peinture a toujours eu un immense impact sur le public. Le chatoiement des couleurs, la beauté fixée pour l’éternité, les effets de lumières, de relief fascinent toujours. Et une toile a ceci d’extraordinaire qu’elle se découvre d’abord dans son intégralité, avant de révéler la beauté de ses détails. La musique fait le contraire. Ceci explique en partie l’attirance mutuelle de l’une pour l’autre.
Toiles de maîtres
Si la peinture n’émet pas de son, le théâtre musical réclame un support visuel pour s’accomplir. La complémentarité semble immédiate. Mais dans les faits, on relève peu de collaboration entre les peintres et le théâtre musical. Il faut attendre le XXe siècle pour que des artistes de premier plan dépassent leur territoire de prédilection. Ainsi quelques peintres s’aventureront à mettre l’opéra en images. Le surréaliste Salvador Dali concevra quelques décors et costumes pour Le Metropolitan Opera de New-York et le Covent Garden de Londres. Pour ce dernier, il travaillera en 1949 sur Salomé, l’opéra de 1905 composé par Richard Strauss d’après Oscar Wilde. Et il accolera son nom à ceux de deux grands artistes du tournant du 19e-20e siècle.
Plus récemment, le peintre anglais David Hockney élabore la plastique visuelle pour plusieurs opéras, dont un Turandot de Puccini très coloré et stylisé. Lorsque l’équipe créatrice de la grosse farce sur la fin du monde Le Grand Macabre (de Giorgy Ligeti) a recherché des images pour une reprise, elle a fait appel au dessinateur Topor. Celui-ci a su proposer des décors et costumes dont l’absurdité et la truculence s’accordaient bien au ton de l’histoire. Le théâtre lyrique et musical a ainsi cette vertu de parfois réunir du beau monde au sein d’une collaboration fructueuse et originale.
La mise en images du Théâtre Musical par les peintres est souvent passionnante. Les destinées qui ont présidé à la création de ces images le sont parfois davantage. Bien des artistes peintres ont une vie hors normes, souvent douloureuses car assujetties à d’intenses combats artistiques. Dans le répertoire lyrique ou du théâtre, Vincent Van Gogh (Vincent de Einojuhani Rautavaara), Mathis Grunewald (Mathis le Peintre de Paul Hindemith), Lautrec (de Charles Aznavour), Picasso (La vie en bleu de Jean-Michel Bériat, Raymond Jeannot et Pascal Stive ), Goya (Goya de Maury Yeston), Léonard de Vinci (Da Vinci — Les ailes de la lumière de Christian Schittenhelm) ont fait l’objet d’un traitement musical. Un épisode de leur vie possède une charge dramatique assez forte pour inspirer des compositeurs et librettistes. Le spectacle biographique tire profit des images puissantes des peintures, qui ont aussi l’avantage d’être connues du public. À côté des célébrités, Giacomo Puccini a préféré mettre en scène des peintres anonymes: Un Marcello crève-la-faim dans La Bohème, et Cavaradossi un peintre amoureux dans Tosca. Le compositeur montre l’artiste idéal, peut-être un génie en devenir qui aurait pu être un musicien également. Lorsque la scène musicale veut évoquer des vies d’artistes sans donner dans le nombrilisme, c’est la peinture qui lui vient immédiatement à l’esprit. Parce qu’il y a cette complémentarité avec la musique, et parce que le peintre incarne idéalement l’artiste en butte au jugement de ses contemporains.
Un dimanche chez Sondheim
Un compositeur pour le théâtre met beaucoup de lui-même dans ses créations. En écoutant bien le texte et la musique de Sunday in the Park with George (1984) de Stephen Sondheim, on ne peut s’empêcher de penser à la propre situation de l’auteur/compositeur, en quête de renouveau sur la scène de Broadway. Il n’est pas facile de rester la coqueluche des intellectuels new-yorkais et de répondre simultanément aux impératifs commerciaux de Broadway. Après l’échec retentissant de son spectacle précédent Merrily we roll Along (1981), Sondheim se ressaisit avec Sunday …, librement inspiré de la vie de Georges Seurat et de sa peinture « Dimanche après-midi sur l’île de la Grande Jatte ». L’oeuvre présente de façon imaginée comment aurait pu s’élaborer la fameuse toile. En décrivant un processus créatif, tout en intégrant la dimension humaine — et tragique — de la création, on découvre la solitude de l’artiste dévoré par son art jusqu’à l’obsession. Et créer est douleur. Il y a une violence diffuse vis-à-vis de l’entourage, et une rage intérieure à chercher pour créer. Une grande toile peut agir avec force sur un esprit. Celle de Seurat a provoqué une remise en question salutaire chez Sondheim et a amené un chef d’oeuvre incontestable du théâtre musical américain, justement récompensé du prestigieux prix Pulitzer. Pour en arriver là, il suffisait de faire sortir les personnages du tableau …
Musique et théâtre ont invité les peintres et la peinture dans la quête de la perfection. Quand les mots et la musique viennent prendre appui sur des images fortes et connues, le spectacle tutoie l’art total. Par ce biais le théâtre musical annexe un territoire qu’il a longtemps craint : l’évocation du monde des artistes. Dans leurs meilleures oeuvres, les compositeurs qui s’attachent à de tels sujets révèlent beaucoup d’eux-mêmes à travers leur alter ego au pinceau. Pour cette raison, une lecture attentive rend ces spectacles jubilatoires à plus d’un titre.
Liste des oeuvres citées
La bohème (1896). Opéra de Giacomo Puccini, livret de Giuseppe Giacosa et Luigi Illica.
Turandot (1926, inachevé). Opéra de Giacomo Puccini, livret de Giuseppe Adami et Renato Simoni. L’opéra a été achevé par Franco Alfano, après la mort de Puccini survenue en 1924.
Mathis der Maler — Mathis le Peintre (1938) sur Mathis Grünewald. Opéra de Paul Hindemith, livret du compositeur.
Sunday in the Park with George (1984) sur Georges Seurat. Musical de Stephen Sondheim, livret de James Lapine.
Le Grand Macabre (1978). Opéra de Giorgy Ligeti, livret de Mickael Meschke et du compositeur
Goya (1988 en concept-album) sur Francisco Goya. Musical de Maury Yeston.
Vincent (1990) sur Vincent Van Gogh. Opéra de Einojuhani Rautavaara, livret du compositeur.
La vie en bleu (1997) sur Pablo Picasso. Musical de Jean-Michel Bériat, Raymond Jeannot et Pascal Stive.
Dali Folies (1999) sur Salvador Dali. Musical d’Olivier Lliboutry, livret de Robert Arnaut et Jacques Darcy.
Lautrec (2000) sur Henri Toulouse Lautrec. Musical de Charles Aznavour.
Da Vinci (2000) sur Léonard de Vinci. Musical de Christian Schittenhelm.