
A tout seigneur, tout honneur : l’un des grands maîtres de Broadway, Stephen Sondheim, est à l’apogée de sa collaboration avec le metteur en scène Harold Prince lorsqu’il crée avec celui-ci Sweeney Todd (1979). L’histoire est abominable : au XIXe siècle, un barbier tueur en série égorge ses clients. Une amie fait disparaître les corps dans la garniture de tartes à la viande. On pourrait rester au niveau du fait-divers sordide si l’auteur/parolier Sondheim n’avait choisi de faire du personnage de Sweeney Todd une victime de la Société. Sa folie meurtrière se nourrit d’une soif de vengeance : suite à une sombre machination, sa femme et sa fille lui ont été enlevé par un notable qui l’a fait emprisonner. Bien entendu, sa folie meurtrière finira par atteindre le responsable de ses tourments. Le musical n’est pas avare en gorges tranchées, décors inhumains d’usines, fabrication et vente de tartes à la viande humaine, danses macabres et orgues imposantes dans une atmosphère de grand guignol. Sweeney Todd est la grande oeuvre fascinante au format opératique de Stephen Sondheim. Ce fût aussi le spectacle donné en l’honneur de ses 70 ans en l’année 2000. Sweeney Todd vous fera regarder les mets fourrés à la viande d’un autre oeil…
Monstres au grand coeur
Heureusement tous les monstres de la scène ne sont pas si redoutables. Certains montrent même de la bonté à revendre, mais hélas ne trouvent personne à qui donner. Il en est ainsi pour Quasimodo dans Notre Dame de Paris (1998) d’après Victor Hugo. Dans le musical de Richard Cocciante et Luc Plamandon, Quasimodo ne peut pas espérer grand chose en retour si ce n’est un sourire ou un geste d’attention. Alors que tout autour de lui les esprits se dérèglent à cause du charme vénéneux de la gitane Esméralda, le rêve d’un amour en retour lui reste interdit. Le laid et difforme Quasimodo ne goûtera brièvement au bonheur qu’en s’emmurant avec le corps sans vie d’Esméralda. Dans d’autres histoires, une touche de surnaturel permet au monstre de renouer avec une apparence normale. C’est le cas dans La Belle et la Bête (Beauty and the Beast), le musical de Howard Ashman et Alan Menken, tiré du dessin animé estampillé Disney de même nom. L’état de Bête est une épreuve infligée à un homme au coeur dur et sec. La Rédemption par l’amour de Belle permet son retour à l’état humain. Par ailleurs, les péripéties montrent que des êtres normaux sont parfois plus répugnants que les monstres, et qu’à l’opposé une enveloppe bestiale abrite parfois une âme splendide.
La mélodie triomphante
Et que se passe-t-il lorsqu’un homme alterne l’état humain et l’état de monstre ? C’est le propos de Jekyll and Hyde (1997) de Frank Wildhorn, d’après le célèbre roman de Robert Louis Stevenson qui explore la dualité de la nature de l’homme. Au 19e siècle, à l’heure de la science triomphante, l’homme considère s’être débarrassé de ses origines animales. Il faudra des récits comme celui de Jekyll et Hyde, puis les progrès de la psychiatrie pour rappeler qu’il reste une part indomptable en chacun de nous. Le musical de Frank Wildhorn semble installé pour un long moment à Broadway. La présence lumineuse d’une femme aimante et d’une pureté quasi-virginale, les langoureuses effusions mélodiques lui ont acquis un public nombreux d’inconditionnels. Ce statut exceptionnel, Jekyll and Hyde le partage avec un autre « musical à monstre » : Le fantôme de l’Opéra (1986). Le spectacle de Andrew Lloyd Webber a été mis en scène par Harold Prince, un abonné du genre puisqu’il avait déjà mis scène le Sweeney Todd (cf.ci-dessus). Adapté d’un roman de Gaston Leroux, le célèbre fantôme hante les coulisses de l’opéra de Paris. Il s’attache à une jeune chanteuse prometteuse et la prend sous sa protection. Mais l’amour ne peut pas être réciproque et le fantôme ne l’ignore pas. Comme indiqué précédemment, des chansons splendides s’enchaînent dans une mécanique diaboliquement séduisante. Pour son romantisme débridé, Phantom est un classique incontournable de Broadway et de Londres/West-End. Et pour les mêmes raisons, il se peut que Jekyll marche sur les traces d’éternité du fantôme.
Quand autant de succès du théâtre musical mettent en scène des monstres, on imagine que la formule est facilement gagnante. Pourtant, créer un monstre intéressant n’est pas chose aisée. Les spectacles cités s’appuient sur pièces de théâtre ou des romans éprouvés, qui ont transcendé la nature repoussante du monstre pour en faire des personnages à réelle stature dramatique. Au-delà du monstre « gratuit » tel le Minotaure de la mythologie, qui constitue une épreuve pour un héros en devenir, il y a un éclairage approfondi de l’âme humaine, et une manière d’expliquer qu’il faut dissocier le corps de l’âme. L’un ne reflète pas du tout l’autre. Et la nature humaine abrite encore des zones d’ombre que les soi-disants monstres ramènent à la surface. N’est-ce pas une part de nos propres angoisses, de la peur de la différence, que nous projetons sur eux en faisant leur connaissance ?
Un spectacle « à monstre » offre une riche palette musicale et graphique. En effet les limites du bon goût sont repoussées. Cela procure une grande originalité au propos qui s’aventure volontiers à l’écart des conventions. La musique est souvent lyrique, fastueuse mais aussi hétérogène dans sa tonalité. Costumes et décors peuvent également s’aventurer au choix du côté du kitsch assumé ou de l’originalité exacerbée. Alternant délicatesse et brutalité, Sweeney Todd, Phantom of the Opera, Notre Dame de Paris ou Jekyll and Hyde s’imposent en force au public, en jouant successivement sur les nerfs et la corde sensible avec virtuosité. Le flacon semble démoniaque, mais les effluves qui s’en échappent n’en sont que plus hypnotiques.
Les oeuvres citées dans l’article
Sweeney Todd (1979), musical de Stephen Sondheim (paroles et musique), livret de Hugh Wheeler.
Le fantôme de l’Opéra (Phantom of the Opera) (1986), musical de Andrew Lloyd Webber (musique et livret), Charles Hart (paroles) et Richard Stilgoe (paroles et livret).
La Belle et la Bête (Beauty and the Beast) (1994), musical de Alan Menken (musique), Howard Ashman et Tim Rice (paroles), livret de Linda Woolverton.
Jekyll & Hyde (1997), musical de Frank Wildhorn (musique) et Leslie Bricusse (paroles et livret).
Notre Dame de Paris (1998), comédie musicale de Richard Cocciante (musique) et Luc Plamondon (textes).