Nous émouvoir devant la fatalité
Ces coeurs brisés ont la faculté de nous émouvoir en faisant vibrer notre besoin d’accomplissement, et notre indignation devant la fatalité. Assister comme témoin à une rencontre et à la naissance de l’idylle transporte de joie. Ensuite demeurer impuissant devant l’adversité, que celle-ci s’appelle la haine entre deux familles, la femme déjà promise, le Devoir ou la Mort, est accablant. Tiraillé, le spectateur demeure extérieur aux événements, et sa compassion ou son indignation restent sans effet sur l’implacable déroulement du drame. En dépit sa proximité avec le couple protagoniste, il reste hélas comme bâillonné et ligoté face au déchaînement d’hostilités. Il aimerait crier pour tout arrêter, revenir en arrière. Mais c’est impossible, on ne lui rend la main que lorsque le drame s’est accompli. Il ne reste alors que les larmes pour pleurer, et une voix pour crier à l’injustice. Avec un matériel de départ de qualité, une bonne partition tire une émotion maximale en alternant moments intimistes et moments forts.
Il n’y a pas que chez les nobles et les nantis qu’on souffre d’amour. À l’instar de Roméo poussé à s’éloigner de Juliette à cause des rivalités entre les familles, des obstacles se dressent aussi parmi les humbles. Puisant aussi ses origines dans la pièce de Shakespeare, West Side Story (1957) dénonce le racisme entre blancs et portoricains comme la source du gâchis entre Tony et Maria. Madame Butterfly (1905) de Puccini, sa descendante Miss Saigon (1989) de Boublil-Schönberg, baignent dans les mêmes eaux thématiques. Ensemble, ils dénoncent le pouvoir destructeur de la différence érigée en barrière. Le racisme, la haine tuent, et la fleur fragile de l’amour n’y résiste pas. Et si l’exemple tragique de ces protagonistes avaient contribué à assagir les foules ? On peut le penser: au-delà de la Mort, leur souvenir vit tendrement dans le coeur de chacun de nous.
Et en musique et chansons, le message est encore plus bouleversant
Le drame survient aussi lorsque l’amour intense s’aventure vers des rives inconnues. Le maure Othello, dans l’opéra de Verdi Otello (1887) d’après Shakespeare, est indéniablement amoureux de son épouse Desdémone. Mais manipulé par l’infâme Iago, il en vient à douter de l’honnêteté de celle-ci et la tue. S’apercevant de la méprise, il ne lui reste qu’à assumer son désespoir: La jalousie a accompli son oeuvre néfaste. Du côté de Broadway, Passion (1994) de Stephen Sondheim, explore l’étrange relation d’une femme laide et passionnée qui déclare son amour à un bel officier déjà comblé par ailleurs. Surpris, ce dernier confesse ne jamais avoir connu une relation d’une telle intensité. La beauté, et l’amour qu’elle inspire, résident non dans l’enveloppe charnelle comme on le croit, mais dans les âmes. Malade, la femme laide succombe, en ayant marqué à jamais son partenaire. Autres temps, autres lieux : Dans la province française, à Cherbourg exactement, une jeune femme et un jeune homme auraient aimé vivre simplement leur aventure. Mais voilà, on est au tournant des années 50–60 et lui doit partir pour l’armée en Algérie, ignorant qu’elle est enceinte. L’éloignement et la précarité consomment une rupture qu’ils n’ont pas désirée, mais plutôt subie. Les parapluies de Cherbourg (1964 au cinéma) de Jacques Demy et Michel Legrand, s’achèvent amèrement sur le constat d’une idylle gâchée entre deux êtres promis l’un à l’autre. Malgré toutes leurs tentatives pour tenir leur promesse, le destin leur était contraire. Face à cet échec regrettable, le spectateur sort dévasté de l’occasion manquée.
La mort les a empêchés de vivre leur amour aussi longtemps qu’ils l’ont vécue intensément. Mais la trace qu’ils laissent a valeur de leçon. Roméo et Juliette, Tony et Maria, Tristan et Yseult : L’adversité s’est acharnée à les étouffer. Réduits au silence, ces couples tragiques brillent par la beauté de ce qui rassemble : l’Amour. Par la même ils dénoncent la bêtise de ce qui sépare. Leur sacrifice n’a pas été vain car il véhicule le message de fraternité et de tolérance comme prélude à une société meilleure. Et en musique et chansons, le message est encore plus bouleversant.