Mistinguett et Joséphine Baker, la guerre des plumes
Lorsqu’il a fallu se lancer dans la démesure pour séduire, les spectacles de revue sont devenus de plus en plus grandioses. Avec ses alignements de jolies créatures vêtues de lumières et d’élégance, accompagnées de non moins beaux hommes, la grande revue s’articulait autour de tableaux prétextes à de fastueux déploiements d’étoffes, d’exotisme, de strass, de plumes, de perles, et de musique. Le spectacle affirmait la gloire de la plus belle ville du monde: Paris. On a peine à imaginer le ravissement du public d’alors, mais il faut se rappeler qu’à l’époque la télévision n’existait pas et que le rêve était distillé depuis le plancher d’une scène et non une petite lucarne. Il faut ajouter que ces temples de la beauté et du divertissement recouraient au meilleur de la technologie pour ses décors et sa machinerie, ce qui ajoutait à la fascination. Mais ces assauts de séduction auraient tourné à vide sans de grandes prêtresses de la revue telles que Joséphine Baker ou Mistinguett. Cette dernière a incarné très longtemps ce mélange de libération et de familiarité charmante dont rêvaient les femmes éprises d’indépendance. Mistinguett (1875–1956) était séduisante, insouciante, accessible à son public, et d’une élégance sur laquelle le temps n’a pas eu de prise. Certainement moins belle que bien des figurantes à ses cotés, elle savait subjuguer l’auditoire par la force de sa présence. Et bien après le baisser de rideau, le public suivait encore ses apparitions à travers les actualités, ces journaux en images diffusés au cinéma.
Dans une atmosphère de féroce concurrence, Mistinguett ne pouvait rester durablement sans rivale. La pétulante et colorée Joséphine Baker (1906–1975) apparaît en 1925 dans La Revue Nègre et l’obligera à partager la gloire sous les feux des projecteurs. Elle vient des Etats-Unis, mais les Français voient en elle une perle de l’Empire colonial, lointain, exotique et plein de richesses. Elle introduit des figures nouvelles sur scène, une manière neuve de paraître, nerveuse et frénétique. Son apparition coïncide avec la reconnaissance de l’Art Nègre que découvrait depuis peu l’avant-garde artistique « savante ». Face à Mistinguett et consorts, Joséphine Baker apporte sa jeunesse, la modernité et surtout une fabuleuse bouffée d’air frais dans le music-hall. La parisienne idéale cesse d’être une blonde ! Lorsque les entrepreneurs de spectacles s’efforcent suivre les goûts d’un public toujours avide de nouveauté, ce sang neuf et cette émulation maintiennent la Revue et le music-hall au sommet du divertissement.
Confusion vie privée vie publique
Dans le climat d’euphorie des années 20–30, le music-hall continue de donner le pouls de l’humeur du pays, comme il le fait depuis qu’il existe avec les premiers chansonniers. Il a amusé avec des chansons idiotes quand le public voulait rire, ou a ému avec des chansons réalistes pour évoquer les drames du quotidien. Durant la Grande guerre de 14–18, il a revigoré le moral du front et de l’arrière. Après la guerre, il s’est empressé de rétablir le faste et la beauté en mettant les bouchées doubles comme pour rattraper le temps perdu. C’est ce qui explique que l’entre-deux-guerres fut vraiment débridé, établissant l’excès luxueux comme règle première pour l’éblouissement des foules. L’époque avait besoin de ces étoiles à la fois proches et inaccessibles dans des écrins fastueux. Elles incarnaient ces femmes issues des rangs populaires et qui évoluent dans le grand monde, puisqu’elles fréquentaient le tout Paris politique, des affaires et il faut l’avouer, la pègre. Ainsi le public a réservé un accueil triomphal à ces images de réussite telle une Mistinguett ou une Joséphine Baker. En retour celles-ci se sont données intégralement à leur public au point qu’on ne distinguait plus leur vie privée de leur vie publique. Elles ont montré une générosité à l’égal de leur popularité. À cet égard, elles furent vraiment de grandes dames. La Revue a périclité après la Guerre 39–45. le cinéma a fini par supplanter le music- hall en lui volant ses vedettes. Line Renaud, Zizi Jeanmaire ont essayé de sauver les meubles, mais une page était tournée. Aujourd’hui la revue subsiste (Crazy Horse, Paradis latin) mais le coeur n’y est plus tout à fait.
Follies US contre French Folies
De l’autre coté de l’Atlantique, les Follies — l’équivalent américain des revues — battaient aussi leur plein à la même époque. Les plus célèbres affiches s’appelaient les Ziegfeld Follies du nom du producteur inspiré qui les a lancés. En suivant la recette irrésistible de ces très belles femmes talentueuses élégamment livrées aux regards, la formule fonctionne très bien et par son faste, crée une institution qui traverse le premier demi XXe siècle de 1907 à 1957. Le producteur Florenz Ziegfeld (1867–1932) a écumé l’Europe et l’Amérique pour livrer les meilleurs spectacles possibles. Il était lui-même un coureur de jupons notoires. Parmi les premiers rôles qui se sont succédé, des stars ont émergé. La plus connue est Fanny Brice (1891–1951), qui est apparue dans les Ziegfeld Follies de 1910 à 1936. Sa carrière agitée a inspiré un musical à Broadway (en 1964) puis le film Funny Girl avec Barbra Streisand. Un autre grand nom féminin de Broadway a aussi fait ses débuts dans la Revue avant de triompher sur la scène du Théâtre Musical ou non: Gertrude Lawrence (1898–1952), la grande créatrice du rôle de la gouvernante dans le célèbre The King and I. Sa vie également bien remplie a fait l’objet du film Star! en 1968, avec Julie Andrews. Enfin Broadway s’est rappelé avec une nostalgie glamour et douloureuse de cette grande époque dans Follies (1971), de Stephen Sondheim. Sans référence a une figure particulière, Follies fait revivre comme dans une revue ce que furent les grands moments de ces spectacles où durant trois minutes, un personnage charismatique sur une scène tenait une foule en haleine.
La grande revue vit toujours très fort dans le souvenir des gens qui l’ont vue. Aujourd’hui, la mémoire se tourne de nouveau vers l’époque glorieuse du music-hall et de ses grandes vedettes. Broadway aux Etats-Unis a déjà largement exploité sa mémoire pour la restituer à un public plus jeune. À Paris, la même démarche est entamée. Avec L’Air de Paris, Mistinguett c’est tout un monde qui revit, dans lequel le spectacle musical était roi, et la femme séduisante la reine … de Paris, donc du monde entier.