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Les grandes collaborations du théâtre musical — A deux, c’est bien mieux

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Lorenzo Da Ponte ©DR
Loren­zo Da Ponte ©DR

Petite annonce parue dans nos colonnes : « musi­cien cherche plume pour livret et paroles de qual­ité ». Ou bien, ce pour­rait être : « homme de let­tres cherche musi­cien de théâtre ». Dans les deux cas, il peut en résul­ter une mag­nifique ren­con­tre artis­tique, de celles dont les étin­celles ont pro­duit les chefs d’oeu­vres du théâtre musi­cal. Dans un monde d’e­gos sur­di­men­sion­nés où on peut en réal­ité de moins en moins tout faire soi-même, la mise en com­mun de tal­ents com­plé­men­taires fascine. A juste titre.

La col­lab­o­ra­tion : une his­toire d’ami­tié… ou pas
La pre­mière des grandes col­lab­o­ra­tions de l’opéra survient vers 1785 avec la ren­con­tre entre Wolf­gang Amadeus Mozart et Loren­zo da Ponte. Ce dernier est expéri­men­té en matière de livrets d’opéra. Il saisit la chance qui se présente d’adapter une pièce à scan­dale: Le Mariage de Figaro de Beau­mar­chais. La descrip­tion satirique et libidineuse de la noblesse effarouche les censeurs, et il faut un tal­ent de per­sua­sion cer­tain pour promet­tre à l’empereur d’Autriche une pièce édul­corée dont on ne gardera que le savoureux chas­sé croisé amoureux. Le résul­tat est étour­dis­sant. Après avoir écrit de nom­breux opéras sur des livrets plutôt con­venus, Mozart a sub­tile­ment endossé ses nou­veaux habits d’ob­ser­va­teurs de ses con­tem­po­rains. Les Noces de Figaro (1786) con­stitue une oeu­vre mag­nifique d’équili­bre et une par­faite illus­tra­tion de l’har­monieuse col­lab­o­ra­tion au som­met. Celle ci se pour­suiv­ra avec un égal bon­heur avec Don Gio­van­ni (1787) et Cosi fan Tutte (1789) dans lesquels Mozart est au zénith de son écri­t­ure lyrique.

Un siè­cle plus tard, le com­pos­i­teur ital­ien Giuseppe Ver­di (1813–1901) est déjà une som­mité de l’opéra avec Rigo­let­to (1851), La Travi­a­ta (1853), ou Aïda (1871) der­rière lui. Il ne lui reste rien à prou­ver mais il con­serve tou­jours l’in­ten­tion d’adapter le dra­maturge qui trône sur son chevet: William Shake­speare. Il avait bien écrit Mac­beth en 1847, mais il n’en était pas entière­ment sat­is­fait. Lorsque son édi­teur musi­cal lui présente le jeune com­pos­i­teur et libret­tiste Arri­go Boï­to, ils entre­pren­nent ensem­ble de refaçon­ner Simon Boc­cane­gra en 1881 qui était mal né selon le com­pos­i­teur. Ebloui par le résul­tat, Ver­di se sent bien épaulé pour relever son ultime défi. Coup sur coup, il com­pose Otel­lo (1887) et Fal­staff (1893) sur les splen­dides livrets de Boï­to. Le com­pos­i­teur couronne ain­si sa féconde car­rière avec des chefs d’oeu­vres incon­testés et sur l’énorme plaisir de réalis­er ce dont il a rêvé toute sa car­rière d’artiste.

La col­lab­o­ra­tion entre le musi­cien alle­mand Richard Strauss (1864–1949) et le poète autrichien Hugo von Hof­mannsthal est une des plus extra­or­di­naires de l’his­toire de l’art. Elle a réu­ni deux fig­ures de pre­mier ordre dans leurs arts respec­tifs. Hof­mannsthal est un poète génial pub­lié dès son ado­les­cence. Strauss est un com­pos­i­teur de pièces orches­trales vir­tu­os­es dans le sil­lage de Wag­n­er. L’un et l’autre sont déjà recon­nus, ils con­vi­en­nent de tra­vailler ensem­ble. En effet cha­cun amène à l’autre ce qui lui manque: Le pre­mier ne se sat­is­fait pas des seuls mots pour traduire ses idées, le sec­ond cherche une plume de théâtre de qual­ité en ce début du 20e siè­cle. Pour­tant, aus­si extra­or­di­naire qu’ai été leur tra­vail com­mun de 1909 à 1929 (Elek­tra, Le Cheva­lier à la Rose, Ari­ane à Nax­os, La Femme sans Ombre, Hélène d’E­gypte, Ara­bel­la), Strauss et Hof­mannsthal n’é­taient pas réelle­ment amis et ils demeu­raient physique­ment éloignés l’un de l’autre. Il en a résulté une abon­dante cor­re­spon­dance pro­fes­sion­nelle qui réga­lent à la fois les ama­teurs de ces artistes, et les his­to­riens de l’art qui ont rarement un accès aus­si fourni à la genèse de tant de chefs d’oeu­vres. La mise en per­spec­tive des opéras et des échanges épis­to­laires qui ont présidé à leur con­cep­tion, forme un témoignage unique, côté scène et côté coulisse à la fois.

A Broad­way aussi
La sophis­ti­ca­tion crois­sante des textes et de la musique, pour répon­dre aux attentes du pub­lic, a amené une divi­sion poussée du tra­vail. La spé­cial­i­sa­tion trou­ve dans la sta­bil­ité un envi­ron­nement prop­ice à l’é­panouisse­ment. L’opéra l’a com­pris, le musi­cal anglo-améri­cain va égale­ment l’ad­met­tre. Out­re-Atlan­tique, dans les années 1940, le théâtre musi­cal de Broad­way a dépassé l’âge de l’aimable diver­tisse­ment lorsque Richard Rogers (1902–1979) et Oscar Ham­mer­stein II (1895–1960) scel­lent leur union artis­tique avec Okla­homa! (1942). Cet énorme suc­cès relance les deux­ièmes par­ties de car­rière respec­tives du musi­cien et du parolier/librettiste. Cha­cun avait déjà bien vécu de son coté et se trou­vait peu avant Okla­homa! à la croisée des chemins. Richard Rodgers venait de per­dre son paroli­er de prédilec­tion Lorenz Hart, Oscar Ham­mer­stein enchaî­nait flop sur flop après des débuts promet­teurs. Okla­homa! a con­sacré le tan­dem le plus fameux de Broad­way qui enchaîn­era avec d’autres spec­ta­cles de haute tenue (South Pacif­ic, Le roi et moi, La mélodie du bon­heur ). Le musi­cal se trou­ve des textes de qual­ité bien inté­grés à l’his­toire et à la musique. Ce soucis de cohérence n’é­tait pas évi­dent à cette époque. La mort de Ham­mer­stein en 1960 inter­rompra cette col­lab­o­ra­tion, dont le musi­cien ne se remet­tra pas artistiquement.

Les 20 ans de col­lab­o­ra­tion de Rodgers et Ham­mer­stein sont déjà remar­quables. On peut aus­si men­tion­ner Fred­er­ick Loewe et Alan Jay Lern­er (Brigadoon, My Fair Lady ). Mais le record de longévité appar­tient vraisem­blable­ment à John Kan­der et Fred Ebb, le com­pos­i­teur et le paroli­er de Cabaret (1966), Chica­go (1975) et de biens d’autres. Ils ont débuté leur car­rière ensem­ble en 1962 et sont tou­jours act­ifs près de 40 ans plus tard ! Sans pub­lic­ité osten­ta­toire, Kan­der et Ebb ont créé un cat­a­logue d’oeu­vres fourni et de qual­ité. Leur intégrité et leur refus de la facil­ité, servis par un indé­ni­able tal­ent pour pro­duire d’ex­cel­lentes chan­sons de théâtre, fait d’eux un mir­a­cle de sym­biose. Ils attirent à eux les grands tal­ents améri­cains du théâtre, du ciné­ma et de la var­iété améri­caine: Mar­tin Scors­ese, Harold Prince, Bob Fos­se, Liza Min­nel­li. Aujour­d’hui, ils tra­vail­lent régulière­ment avec le grand dra­maturge améri­cain Ter­rence McNal­ly (Mas­ter Class) pour l’écri­t­ure des livrets (The Rink, Le bais­er de la femme araignée, The Vis­it à venir). Le duo devient occa­sion­nelle­ment trio, ce qui donne un mag­nifique exem­ple au pays de la com­péti­tion et de la per­for­mance indi­vidu­elle qu’est le monde du spec­ta­cle américain.

France, début des années 70 : Le théâtre musi­cal pop­u­laire est qua­si inex­is­tant. Deux jeunes artistes producteurs/éditeurs du monde de la var­iétés, Claude-Michel Schön­berg et Alain Bou­blil, assou­vis­sent leur pas­sion du théâtre musi­cal grâce à des voy­ages à Lon­dres. Un jour, ils ont un choc avec Jesus Christ Super­star, l’opéra-rock de Andrew Lloyd Web­ber. Ils en retirent une foi à déplac­er des mon­tagnes et créent rapi­de­ment La révo­lu­tion française (1973) au disque puis sur scène. Le suc­cès ren­con­tré les con­forte sur cette voie. Les Mis­érables (1980) à Paris démarre bien mais retombe assez vite. Un pro­duc­teur anglais avisé et le pub­lic lon­donien plus récep­tif en fer­ont en 1985 un tri­om­phe jamais démen­ti depuis. Miss Saï­gon et dans une moin­dre mesure Mar­tin Guerre, séduisent. Bou­blil et Schön­berg est le grand tick­et gag­nant de Lon­dres, New-York et autres cap­i­tales inter­na­tionales, à l’ex­cep­tion notable de Paris. On regret­tera d’au­tant plus ne pas pou­voir enten­dre les mots de Bou­blil dans leur langue d’origine.

Con­traire­ment à l’opéra où le grand pub­lic imag­ine sans peine — mais à tort — Ver­di ou Strauss sans leurs com­plices, la comédie musi­cale a réus­si à impos­er l’idée que la créa­tion est sou­vent bicéphale. Il serait temps aujour­d’hui que les libret­tistes-lyri­cistes soient effec­tive­ment recon­nus à la mesure de leur tal­ent. Les chefs d’oeu­vre du théâtre musi­cal résul­tent le plus sou­vent d’une col­lab­o­ra­tion fructueuse qui pro­cure des moments de magie artis­tique car elle approche la per­fec­tion du mot mis en musique.