Les « précurseuses »
Les grandes oeuvres du 19e siècle sur des femme libres émanent des plus grands compositeurs. Giuseppe Verdi (1813–1901) a mis en musique La Dame aux Camélias de Alexandre Dumas fils, pour en faire le célèbre Traviata (1853). Il a repris à son compte l’histoire de cette courtisane qui a qui rencontre le véritable amour. Elle se flatte de suivre son instinct, sans tenir compte du qu’en dira-t-on. Elle évolue aux frontières de la moralité, en tenant son entourage sous son immense charme. Pourtant elle est rattrapée par les conventions sociales, ici le père de son jeune amant, et elle se retire pour ne pas nuire à ce dernier. La maladie l’emporte, elle est restée habitée par l’amour. Le personnage n’est pas forcément attachant, mais il est poignant pour sa complexité et son individualisme tranché dans la société contemporaine de l’époque. Verdi s’est beaucoup investi dans le personnage principal,. Il y voyait sa compagne qui avait notoirement vécu avec un autre homme avant lui. Il tenait à lui montrer le respect qu’il lui portait, malgré la médisance.
Dans le répertoire, la jeune soeur de La Traviata est l’immensément célèbre Carmen (1875) de George Bizet (1838–1875). La jeune femme travaille dans une fabrique de cigarettes. Elle vit dans l’instant. Elle n’a aucun préjugé (elle est même un peu voleuse à l’occasion) et tombe amoureuse d’un brigadier. Mais elle reste volage, n’hésitant pas à jeter ensuite son dévolu sur un beau toréador. Hélas, elle finit par provoquer autant de jalousie qu’elle a suscité d’amour et tombe sous les coups de poignard du brigadier éconduit. Par rapport à La Traviata qui se déroule dans un monde bourgeois feutré, Carmen est vibrant, spontané et ensoleillé. L’héroïne possède une énorme charge érotique, détonnante sur une scène d’opéra à l’époque. Pour avoir servi ce personnage libre et forcément sulfureux, Georges Bizet est taxé d’obscénité. Il meurt trois mois après la création de l’opéra, persuadé de son échec. Depuis le public s’est beaucoup attaché à Carmen. Le personnage comme l’opéra comptent aujourd’hui parmi les favoris des amateurs du monde entier.
Le début du 20e siècle de l’opéra est féminin
L’opéra romantique avait atteint un sommet artistique. Les héritiers du début du 20e siècle cherchent à renouveler de manière originale le répertoire. C’est à ce moment que les personnages féminins forts prennent une place de premier plan. Les grands compositeurs Richard Strauss (1864–1949) et Giacomo Puccini (1858–1924) ont consacré leur carrière à dépeindre des héroïnes plutôt que des héros. Les personnages masculins gravitent au gré des volontés et désirs de ces nouvelles femmes d’énergie. Strauss avec Salomé, Elektra, Ariane à Naxos, La Femme sans Ombre ou Daphné dépeint tour à tour des femmes névrosée, éprise de vengeance, amoureuse, jalouse ou en quête de maternité. Elles sont maîtrisent leur destin. Parmi ces héroïnes, la plus déterminée est certainement Salomé qui s’adonne à la fameuse « Danse des sept voiles » pour obtenir une faveur du lubrique gouverneur de Judée. Elle use de toute sa lascivité pour parvenir à ses fins, mais attire à elle la réprobation unanime de ses proches.
De son coté, le grand maître Puccini s’est attachée à dépeindre Manon Lescaut, Tosca, Madame Butterfly ou Turandot, soit autant de personnage féminins déterminés à vivre librement leur passion, quitte à en mourir. Pour le public, il s’agit d’un grand revirement par rapport aux aînés de ces compositeurs. Ceux-ci privilégiaient les héros masculins. Leurs successeurs privilégient un point de vue féminin. On peut rechercher beaucoup d’explication à ce changement. Peut-être peut-on avancer qu’en ces temps de triomphe techniques, scientifiques, politiques, et militaires où l’Europe s’impose au monde, la fragilité de la femme fascine plus que les certitudes rabâchés des hommes. Et les progrès de la psychanalyse du Docteur Freud révèlent les nombreuses failles de l’âme humaine. Il est vraisemblable qu’il est plus facile d’illustrer ces faiblesse humaines à travers le sexe féminin qui subit de plein fouet une intense pression sociale. Sur le plan musical, ces femmes libres suggèrent des partitions au contenu érotique explicite, propre à émoustiller ou à choquer un public inhibé par les conventions. Bref, l’indifférence est impossible.
Plus à l’est, le morave Leos Janacek (1854–1928), a écrit les opéras Jenufa (1904) et Katia Kabanova (1921) sur la condition de la femme dans le milieu rural. Dans ces mondes conservateurs, le moindre écart de comportement se paie chèrement. Les femmes qui donnent leurs titres à ces opéras, cherchent la réponse à leurs désirs mais les circonstances sont contrariantes. Leur persévérance pour un amoureux ou un amant les amène au désespoir et au sacrifice. La vie normale, corsetée dans une stricte moralité au milieu de l’ennui, est quasi invivable pour les tempéraments indomptés. Entre autres tempéraments de volcaniques, on ne manquera pas d’évoquer Lulu (1937) de Alban Berg (1885–1935), ni la Katerina Ismaïlova alias Lady Macbeth de Mtszensk (1934) de Dimitri Chostakovitch (1906–1975). Les héroïnes de ces opéras, d’extraction modeste, sont des dévoreuse d’hommes au point qu’elles en abdiquent toute moralité. Sont-elles maîtresses ou victimes ? Sans réponse précise, l’usage dans l’opéra veut qu’à l’instar de La Traviata ou Carmen elles meurent de leur non-conformisme. Rejetées par la société dans laquelle elles évoluent, elles brûlent leurs vies par les deux bouts pour une existence aussi brève qu’intense.
La comédie musicale aussi se conjugue moins au féminin
Bizarrement, après 1945, rares sont les opéras qui portent des noms de femmes. Les hommes ont acquis le droit d’être fragiles. Le temps des héros, miné depuis bien longtemps, est achevé. Celui des anti-héros lui a succédé. La femme a certainement été le premier de ces « anti-héros », personnages complexes et douloureusement humains. Elle n’a pas forcément inspiré la sympathie sur scène. Mais elle a réussi à attirer le respect et la compassion pour son acharnement à conquérir sa liberté dans une société hostile à ses agissements.
Le musical américain de Broadway aime les femmes. Il les aime jolies et plutôt conventionnelles, à l’instar de Liza, la jeune fille pauvre dont le professeur Higgins sera le Pygmalion dans My Fair Lady (1956). Le femme doit être l’esclave de son (futur ?) époux. Mais il arrive aussi qu’on y trouve des héroïnes plus tranchées. Les femmes indépendantes sont souvent dépeintes comme exubérantes, jusqu’à en devenir des personnages comiques. On peut citer Annie Oakley de Annie get your Gun (1947), une femme tireur d’élite dans un cirque de western. Elle est une femme aux manières d’homme, ce qui fait l’intérêt du spectacle. Il existe bien d’autres exemples mais, généralement, le musical s’est montré plus timoré que l’opéra dans ses portraits féminins.
Le compositeur Jerry Herman, lui, n’a pas eu ces difficultés. Dans Hello, Dolly! et Mame, entre autres, il marque son goût prononcé pour les femmes montées sur des ressorts, et il leur taille des chansons en or. Elles sont terribles, ce qui les rend attendrissantes. Ceci dit on reste très éloigné des femmes tragiques de l’opéra et de la remise en cause de la société. Peu de compositeurs ont, comme Herman, conçu l’intégralité de leurs musicals autour de portraits féminins forts (à l’exception de La cage aux folles… encore que !).
Les femmes assoiffées de vie ont eu leur heure de gloire dans le théâtre musical. Les plus grandes figures ont lutté aux frontières de la morale. A leur manière elles ont lutté sur scène contre les servitudes qui pesaient sur leur sexe. Qu’elles aient été des Casanova en jupon, des femmes en mal d’amour ou de justice, elles se sont battues, ont crié, hurlé leur désespoir par musique interposée. Même si le combat des femmes pour leurs droits n’est pas terminé, il n’y a plus aujourd’hui d’injustice aussi flagrante qu’au tournant du 19e et 20e siècle. Il reste de cette époque des oeuvres fortes et dérangeantes, exploratrices des blocages d’une société rigide faite par les hommes. Ces femmes rebelles et d’avant-garde, on ne les aime pas forcément, mais on vibre intensément pour leur message.
Les oeuvres citées dans l’article
La Traviata(1853). Opéra de Giuseppe Verdi, livret de Francesco Maria Piave, d’après Alexandre Dumas fils.
Carmen (1875). Opéra de Georges Bizet, livret de Henri Meilhac et Ludovic Halévy, d’après Mérimée.
Die Walkürie (1862 — La Walkyrie). Opéra de Richard Wagner, livret du compositeur.
Salomé (1905). Opéra de Richard Strauss, livret du compositeur d’après Oscar Wilde.
Elektra (1909). Opéra de Richard Strauss, livret de Hugo von Hofmannsthal.
Ariane à Naxos (1912). Opéra de Richard Strauss, livret de Hugo von Hofmannsthal.
La Femme sans ombre (1919). Opéra de Richard Strauss, livret de Hugo von Hofmannsthal.
Daphné (1938). Opéra de Richard Strauss, livret de Josef Gregor.
Manon Lescaut (1893). Livret de L.Leoncavallo, M.Praga, D.Oliva, Giuseppe Giacosa et Luigi Illica.
Tosca (1900). Livret de Giuseppe Giacosa et Luigi Illica
Madame Butterfly (1904). Livret de Giuseppe Giacosa et Luigi Illica.
Turandot (1926, inachevé). Livret de Giuseppe Adami et Renato Simoni. L’opéra a été achevé par Franco Alfano, après la mort de Puccini survenue en 1924.
Jenufa (1904). Opéra de Leos Janacek, livret du compositeur d’après Gabriela Pressova.
Katia Kabanova (1921). Opéra de Leos Janacek, livret du compositeur d’après Ostrovsky.
Lulu (1937). Opéra de Alban Berg, livret tiré des tragédies Erdgeist (L’esprit de la Terre) et Büchse der Pandora (La Boîte de Pandore) de Frank Wedekind.
Katerina Ismailova ou Lady Macbeth de Mtsensk (1934). Opéra de Dimitri Chostakovitch, livret du compositeur et de Alexander Preys.
Annie Get Your Gun (1947). Musical de Irving Berlin, livret de Herbert et Dorothy Fields.
My Fair Lady (1956). Musical de Frederick Loewe, livret et lyrics Alan Jay Lerner.
Hello, Dolly ! (1964). Musical de Jerry Herman.
Mame (1966). Musical de Jerry Herman.