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Les femmes libres dans le théâtre musical — Sois belle et ne te tais pas !

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Maria Callas dans La Traviata à Milan en  1955 ©DR
Maria Callas dans La Travi­a­ta à Milan en 1955 ©DR
A l’im­age d’une société qui reléguait la femme au rôle de com­pagne ou de mère, les héroïnes du théâtre lyrique étaient sou­vent can­ton­nées à des per­son­nages soumis à la volon­té d’un homme, le héros. Pour­tant, au moment où la société bour­geoise européenne du 19e siè­cle enferme la féminité dans un corset, des opéras s’in­spirent de la lit­téra­ture pour présen­ter des femmes qui choi­sis­sent de vivre libre­ment. Bien évidem­ment, la créa­tion de telles oeu­vres est accom­pa­g­née d’un par­fum de scan­dale. Qu’im­porte, cette démarche a apporté des chefs d’oeu­vre à l’opéra et lui a don­né une con­science sociale.

Les « précurseuses » 
Les grandes oeu­vres du 19e siè­cle sur des femme libres éma­nent des plus grands com­pos­i­teurs. Giuseppe Ver­di (1813–1901) a mis en musique La Dame aux Camélias de Alexan­dre Dumas fils, pour en faire le célèbre Travi­a­ta (1853). Il a repris à son compte l’his­toire de cette cour­tisane qui a qui ren­con­tre le véri­ta­ble amour. Elle se flat­te de suiv­re son instinct, sans tenir compte du qu’en dira-t-on. Elle évolue aux fron­tières de la moral­ité, en ten­ant son entourage sous son immense charme. Pour­tant elle est rat­trapée par les con­ven­tions sociales, ici le père de son jeune amant, et elle se retire pour ne pas nuire à ce dernier. La mal­adie l’emporte, elle est restée habitée par l’amour. Le per­son­nage n’est pas for­cé­ment attachant, mais il est poignant pour sa com­plex­ité et son indi­vid­u­al­isme tranché dans la société con­tem­po­raine de l’époque. Ver­di s’est beau­coup investi dans le per­son­nage prin­ci­pal,. Il y voy­ait sa com­pagne qui avait notoire­ment vécu avec un autre homme avant lui. Il tenait à lui mon­tr­er le respect qu’il lui por­tait, mal­gré la médisance.

Dans le réper­toire, la jeune soeur de La Travi­a­ta est l’im­men­sé­ment célèbre Car­men (1875) de George Bizet (1838–1875). La jeune femme tra­vaille dans une fab­rique de cig­a­rettes. Elle vit dans l’in­stant. Elle n’a aucun préjugé (elle est même un peu voleuse à l’oc­ca­sion) et tombe amoureuse d’un brigadier. Mais elle reste volage, n’hési­tant pas à jeter ensuite son dévolu sur un beau toréador. Hélas, elle finit par provo­quer autant de jalousie qu’elle a sus­cité d’amour et tombe sous les coups de poignard du brigadier écon­duit. Par rap­port à La Travi­a­ta qui se déroule dans un monde bour­geois feu­tré, Car­men est vibrant, spon­tané et ensoleil­lé. L’héroïne pos­sède une énorme charge éro­tique, déton­nante sur une scène d’opéra à l’époque. Pour avoir servi ce per­son­nage libre et for­cé­ment sul­fureux, Georges Bizet est taxé d’ob­scénité. Il meurt trois mois après la créa­tion de l’opéra, per­suadé de son échec. Depuis le pub­lic s’est beau­coup attaché à Car­men. Le per­son­nage comme l’opéra comptent aujour­d’hui par­mi les favoris des ama­teurs du monde entier.

Le début du 20e siè­cle de l’opéra est féminin
L’opéra roman­tique avait atteint un som­met artis­tique. Les héri­tiers du début du 20e siè­cle cherchent à renou­vel­er de manière orig­i­nale le réper­toire. C’est à ce moment que les per­son­nages féminins forts pren­nent une place de pre­mier plan. Les grands com­pos­i­teurs Richard Strauss (1864–1949) et Gia­co­mo Puc­ci­ni (1858–1924) ont con­sacré leur car­rière à dépein­dre des héroïnes plutôt que des héros. Les per­son­nages mas­culins gravi­tent au gré des volon­tés et désirs de ces nou­velles femmes d’én­ergie. Strauss avec Salomé, Elek­tra, Ari­ane à Nax­os, La Femme sans Ombre ou Daph­né dépeint tour à tour des femmes névrosée, éprise de vengeance, amoureuse, jalouse ou en quête de mater­nité. Elles sont maîtrisent leur des­tin. Par­mi ces héroïnes, la plus déter­minée est cer­taine­ment Salomé qui s’adonne à la fameuse « Danse des sept voiles » pour obtenir une faveur du lubrique gou­verneur de Judée. Elle use de toute sa las­civ­ité pour par­venir à ses fins, mais attire à elle la répro­ba­tion unanime de ses proches.

De son coté, le grand maître Puc­ci­ni s’est attachée à dépein­dre Manon Lescaut, Tosca, Madame But­ter­fly ou Turan­dot, soit autant de per­son­nage féminins déter­minés à vivre libre­ment leur pas­sion, quitte à en mourir. Pour le pub­lic, il s’ag­it d’un grand revire­ment par rap­port aux aînés de ces com­pos­i­teurs. Ceux-ci priv­ilé­giaient les héros mas­culins. Leurs suc­cesseurs priv­ilégient un point de vue féminin. On peut rechercher beau­coup d’ex­pli­ca­tion à ce change­ment. Peut-être peut-on avancer qu’en ces temps de tri­om­phe tech­niques, sci­en­tifiques, poli­tiques, et mil­i­taires où l’Eu­rope s’im­pose au monde, la fragilité de la femme fascine plus que les cer­ti­tudes rabâchés des hommes. Et les pro­grès de la psy­ch­analyse du Doc­teur Freud révè­lent les nom­breuses failles de l’âme humaine. Il est vraisem­blable qu’il est plus facile d’il­lus­tr­er ces faib­lesse humaines à tra­vers le sexe féminin qui subit de plein fou­et une intense pres­sion sociale. Sur le plan musi­cal, ces femmes libres sug­gèrent des par­ti­tions au con­tenu éro­tique explicite, pro­pre à émoustiller ou à cho­quer un pub­lic inhibé par les con­ven­tions. Bref, l’in­dif­férence est impossible.

Plus à l’est, le morave Leos Janacek (1854–1928), a écrit les opéras Jen­u­fa (1904) et Katia Kabano­va (1921) sur la con­di­tion de la femme dans le milieu rur­al. Dans ces mon­des con­ser­va­teurs, le moin­dre écart de com­porte­ment se paie chère­ment. Les femmes qui don­nent leurs titres à ces opéras, cherchent la réponse à leurs désirs mais les cir­con­stances sont con­trari­antes. Leur per­sévérance pour un amoureux ou un amant les amène au dés­espoir et au sac­ri­fice. La vie nor­male, corsetée dans une stricte moral­ité au milieu de l’en­nui, est qua­si inviv­able pour les tem­péra­ments indomp­tés. Entre autres tem­péra­ments de vol­caniques, on ne man­quera pas d’évo­quer Lulu (1937) de Alban Berg (1885–1935), ni la Kate­ri­na Ismaïlo­va alias Lady Mac­beth de Mtszen­sk (1934) de Dim­itri Chostakovitch (1906–1975). Les héroïnes de ces opéras, d’ex­trac­tion mod­este, sont des dévoreuse d’hommes au point qu’elles en abdiquent toute moral­ité. Sont-elles maîtress­es ou vic­times ? Sans réponse pré­cise, l’usage dans l’opéra veut qu’à l’in­star de La Travi­a­ta ou Car­men elles meurent de leur non-con­formisme. Rejetées par la société dans laque­lle elles évolu­ent, elles brû­lent leurs vies par les deux bouts pour une exis­tence aus­si brève qu’intense.

La comédie musi­cale aus­si se con­jugue moins au féminin 
Bizarrement, après 1945, rares sont les opéras qui por­tent des noms de femmes. Les hommes ont acquis le droit d’être frag­iles. Le temps des héros, miné depuis bien longtemps, est achevé. Celui des anti-héros lui a suc­cédé. La femme a cer­taine­ment été le pre­mier de ces « anti-héros », per­son­nages com­plex­es et douloureuse­ment humains. Elle n’a pas for­cé­ment inspiré la sym­pa­thie sur scène. Mais elle a réus­si à attir­er le respect et la com­pas­sion pour son acharne­ment à con­quérir sa lib­erté dans une société hos­tile à ses agissements.

Le musi­cal améri­cain de Broad­way aime les femmes. Il les aime jolies et plutôt con­ven­tion­nelles, à l’in­star de Liza, la jeune fille pau­vre dont le pro­fesseur Hig­gins sera le Pyg­malion dans My Fair Lady (1956). Le femme doit être l’esclave de son (futur ?) époux. Mais il arrive aus­si qu’on y trou­ve des héroïnes plus tranchées. Les femmes indépen­dantes sont sou­vent dépeintes comme exubérantes, jusqu’à en devenir des per­son­nages comiques. On peut citer Annie Oak­ley de Annie get your Gun (1947), une femme tireur d’élite dans un cirque de west­ern. Elle est une femme aux manières d’homme, ce qui fait l’in­térêt du spec­ta­cle. Il existe bien d’autres exem­ples mais, générale­ment, le musi­cal s’est mon­tré plus tim­o­ré que l’opéra dans ses por­traits féminins.

Le com­pos­i­teur Jer­ry Her­man, lui, n’a pas eu ces dif­fi­cultés. Dans Hel­lo, Dol­ly! et Mame, entre autres, il mar­que son goût pronon­cé pour les femmes mon­tées sur des ressorts, et il leur taille des chan­sons en or. Elles sont ter­ri­bles, ce qui les rend atten­dris­santes. Ceci dit on reste très éloigné des femmes trag­iques de l’opéra et de la remise en cause de la société. Peu de com­pos­i­teurs ont, comme Her­man, conçu l’in­té­gral­ité de leurs musi­cals autour de por­traits féminins forts (à l’ex­cep­tion de La cage aux folles… encore que !).

Les femmes assoif­fées de vie ont eu leur heure de gloire dans le théâtre musi­cal. Les plus grandes fig­ures ont lut­té aux fron­tières de la morale. A leur manière elles ont lut­té sur scène con­tre les servi­tudes qui pesaient sur leur sexe. Qu’elles aient été des Casano­va en jupon, des femmes en mal d’amour ou de jus­tice, elles se sont battues, ont crié, hurlé leur dés­espoir par musique inter­posée. Même si le com­bat des femmes pour leurs droits n’est pas ter­miné, il n’y a plus aujour­d’hui d’in­jus­tice aus­si fla­grante qu’au tour­nant du 19e et 20e siè­cle. Il reste de cette époque des oeu­vres fortes et dérangeantes, explo­ratri­ces des blocages d’une société rigide faite par les hommes. Ces femmes rebelles et d’a­vant-garde, on ne les aime pas for­cé­ment, mais on vibre inten­sé­ment pour leur message.

Les oeu­vres citées dans l’article 
La Travi­a­ta(1853). Opéra de Giuseppe Ver­di, livret de Francesco Maria Piave, d’après Alexan­dre Dumas fils.
Car­men (1875). Opéra de Georges Bizet, livret de Hen­ri Meil­hac et Ludovic Halévy, d’après Mérimée.
Die Walkürie (1862 — La Walkyrie). Opéra de Richard Wag­n­er, livret du compositeur.
Salomé (1905). Opéra de Richard Strauss, livret du com­pos­i­teur d’après Oscar Wilde.
Elek­tra (1909). Opéra de Richard Strauss, livret de Hugo von Hofmannsthal.
Ari­ane à Nax­os (1912). Opéra de Richard Strauss, livret de Hugo von Hofmannsthal.
La Femme sans ombre (1919). Opéra de Richard Strauss, livret de Hugo von Hofmannsthal.
Daph­né (1938). Opéra de Richard Strauss, livret de Josef Gregor.
Manon Lescaut (1893). Livret de L.Leoncavallo, M.Praga, D.Oliva, Giuseppe Gia­cosa et Lui­gi Illica.
Tosca (1900). Livret de Giuseppe Gia­cosa et Lui­gi Illica
Madame But­ter­fly (1904). Livret de Giuseppe Gia­cosa et Lui­gi Illica.
Turan­dot (1926, inachevé). Livret de Giuseppe Ada­mi et Rena­to Simoni. L’opéra a été achevé par Fran­co Alfano, après la mort de Puc­ci­ni sur­v­enue en 1924.
Jen­u­fa (1904). Opéra de Leos Janacek, livret du com­pos­i­teur d’après Gabriela Pressova.
Katia Kabano­va (1921). Opéra de Leos Janacek, livret du com­pos­i­teur d’après Ostrovsky.
Lulu (1937). Opéra de Alban Berg, livret tiré des tragédies Erdgeist (L’e­sprit de la Terre) et Büchse der Pan­do­ra (La Boîte de Pan­dore) de Frank Wedekind.
Kate­ri­na Ismailo­va ou Lady Mac­beth de Mtsen­sk (1934). Opéra de Dim­itri Chostakovitch, livret du com­pos­i­teur et de Alexan­der Preys.
Annie Get Your Gun (1947). Musi­cal de Irv­ing Berlin, livret de Her­bert et Dorothy Fields.
My Fair Lady (1956). Musi­cal de Fred­er­ick Loewe, livret et lyrics Alan Jay Lerner.
Hel­lo, Dol­ly ! (1964). Musi­cal de Jer­ry Herman.
Mame (1966). Musi­cal de Jer­ry Herman.