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Les Demoiselles de Rochefort

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D’après l’œu­vre de Jacques Demy.
Musique : Michel Legrand.
Arrange­ments musi­caux : Essaï et Michel Legrand.
Adap­ta­tion scénique : Alain Boublil.
Direc­tion artis­tique : Daniel Moyne.
Cos­tumes : Dominique Borg.
Mise en scène et choré­gra­phie : Redha.

Avec Fred­er­i­ca Sorel, Melanie Cohl, Flo­rent Neu­ray, Jas­mine Roy, Philippe Can­de­lon, David Ban, Edouard Thiebaut, Katy Var­da, Nuno Resende, Pierre Reg­giani, Michel Francini.

Après plusieurs années d’ater­moiements, Les Demoi­selles de Rochefort, adap­ta­tion « théâ­trale » du mag­nifique film de Jacques Demy immor­tal­isé par les chan­sons de Michel Legrand et la présence des sœurs Dor­léac, arrive enfin sur la scène du Palais des Con­grès, après un court pas­sage au Zénith de Lille.

D’emblée, il s’avère dif­fi­cile d’évo­quer ce spec­ta­cle de façon spon­tanée tant le con­texte dans lequel il est pro­duit nous empêche de le suiv­re avec un œil com­plète­ment objec­tif, et un esprit totale­ment ouvert. Il faut dire que le con­cept de ces Demoi­selles rassem­ble deux don­nées en soi déjà lour­des à porter mais qui jointes l’une à l’autre parais­sent incom­pat­i­bles. On assiste donc au croise­ment improb­a­ble entre un véri­ta­ble film d’au­teur, fleu­ron de la Nou­velle Vague, culte pour cer­tains et ringard pour d’autres, en tout cas pro­fondé­ment orig­i­nal et décalé, et une pro­duc­tion passée mère dans l’élab­o­ra­tion de spec­ta­cle com­mer­ci­aux (des « Années tubes » à la « Star Acad­e­my ») et qui voit dans ce pro­jet un nou­v­el avatar dans la série des comédies musi­cales à suc­cès entamée en 1998 avec Notre-Dame de Paris. Ces Demoi­selles sont en effet pro­duites par Gérard Lou­vin et mis en scène par Red­ha, à qui on doit déjà le tri­om­phe de Roméo et Juli­ette, dans ce même Palais des Con­grès il y a deux ans et demi.

Dis­ons-le tout de suite, et avec la meilleure volon­té du monde : le spec­ta­cle souf­fre dif­fi­cile­ment la com­para­i­son avec, pour ceux qui l’on vu, le film dont il est tiré. On y retrou­ve pour­tant la même his­toire. Alors que les forains envahissent la ville de Rochefort pour la ker­messe, deux jeunes femmes, Del­phine et Solange Gar­nier, et leur mère, Yvonne, sont à la recherche du grand amour. Elles ne le savent pas encore, mais l’homme idéal qu’elles atten­dent cha­cune erre quelque part en ville, lui aus­si à la recherche de l’âme sœur. Mais si l’ar­gu­ment est tou­jours présent, la struc­ture en a été légère­ment altérée. Qu’im­porte si les scènes sont déplacées çà et là, c’est le pro­pre d’une adap­ta­tion que de trans­former le matériel orig­i­nal. Le résul­tat est ici que les péripéties qui jalon­nent cette quête de l’amour idéal demeurent assez incom­préhen­si­bles parce que guidées par des moti­va­tions trop floues. Demy avait con­stru­it un véri­ta­ble enchevêtrement de sit­u­a­tions réglé comme du papi­er à musique, au cours duquel les per­son­nages passent leur temps à se man­quer pour finale­ment se retrou­ver à la toute fin, dans une grande logique qui exploite toutes les péripéties mis­es en place au préal­able. L’adap­ta­tion d’Alain Bou­blil (Les Mis­érables, Miss Saigon) brise cette con­struc­tion en élim­i­nant com­plète­ment le per­son­nage de Boubou, jeune fils d’Yvonne et pôle de ren­con­tre récur­rent entre la plu­part des per­son­nages (il est tout le temps ques­tion d’aller chercher Boubou à l’é­cole), et développe con­sid­érable­ment les per­son­nages de Pépé et Tran­chant, sim­ple­ment sym­bol­iques dans le film et dont la chan­son sur scène (« Les Petits Avions »), com­plète­ment inutile, est une véri­ta­ble entorse à la com­préhen­sion de l’his­toire. La ker­messe, quant à elle, est avancée à la moitié du réc­it ce qui ne laisse absol­u­ment pas le temps aux forains Bill et Eti­enne d’ex­is­ter, ni à leur atti­rance pour Del­phine et Solange de se dévelop­per. Par con­séquent, leur « déc­la­ra­tion d’amour » sem­ble cette fois défini­tive­ment super­fi­cielle et la chan­son qui suit (« Tou­jours, jamais ») perd son impact. Dans ce con­texte, les ren­con­tres soigneuse­ment orchestrées par Demy sem­blent ici relever de la pure gra­tu­ité, tout comme la réso­lu­tion finale. Pourquoi soudaine­ment, les forains et Guil­laume Lan­cien rassem­blent-il Del­phine et Max­ence à la fin du spec­ta­cle (dans le film, ils n’ap­pa­rais­sent jamais dans le même plan, Demy lais­sant à cette his­toire là l’éven­tu­al­ité d’un échec) ? Pourquoi Simon tient-il à aider Solange (dans le film, il avoue qu’il pour­rait être amoureux d’elle) ? Pourquoi Yvonne, apprenant que Simon est en ville, sort-elle de son café pour chanter « Quand je pense à lui » pour finale­ment retrou­ver led­it Simon dans le café ? Et com­ment Simon peut-il con­naître ce café sans savoir qu’Yvonne en est la patronne ? Qu’ad­vient-il de ce ren­dez-vous pris entre les forains et les jumelles pour par­tir à Paris ? Voilà autant de ques­tions qui restent sans répons­es et trou­blent notre appré­ci­a­tion de l’his­toire. Enfin, Demy, dans ses Demoi­selles et dans beau­coup de ses autres films, par­le du hasard qui fait les ren­con­tres, des des­tins qu’elles trans­for­ment et des vies qu’elles gâchent lorsqu’elles sont man­quées. Ce thème qui est la clé de voûte de l’œu­vre du cinéaste est sur scène com­plète­ment ignoré. Réduit à une sim­ple quête amoureuse, le réc­it s’en trou­ve con­sid­érable­ment affadi.

Les chan­sons du film sont presque toutes là. Glob­ale­ment, la réorches­tra­tion fonc­tionne plutôt bien d’un point de vue musi­cal, y com­pris dans le duo tant décrié des jumelles, mais ne met pas franche­ment en valeur les textes orig­in­aux de Demy dont l’hu­mour tombe ici sys­té­ma­tique­ment à plat. Pour exem­ple, une réplique comme « Arrêtez, quelle hor­reur » dans le numéro sur la femme découpée en morceaux est infin­i­ment plus drôle dans la bouche d’un seul per­son­nage, en l’oc­cur­rence Yvonne dans le film, que dans celle de la troupe au com­plet comme c’est le cas ici. En dehors de cette nou­velle répar­ti­tion des lyrics, la sonori­sa­tion, mau­vaise dans l’ensem­ble, ne nous per­met pas, de toute façon, de saisir la moitié des dia­logues, qu’ils soient chan­tés ou par­lés. Les nou­veaux textes, écrits par Bou­blil, sont d’une effi­cac­ité fluc­tu­ante en fonc­tion de la qual­ité des nou­velles mélodies écrites par Legrand. Cer­taines sont assez réussies (« Quand je pense à lui », « Ma seule chan­son d’amour ») d’autres très ternes (« D’où vient l’amour », trois fois quand même) quand ce n’est pas franche­ment mau­vais et hors de pro­pos (« C’est toi qu’elle aime »).

Enfin, le spec­ta­cle souf­fre des tics inhérents à toutes les pro­duc­tions de cet acabit présen­tées à Paris depuis Notre-Dame. Une fois encore, le plateau du Palais des Con­grès est infin­i­ment trop grand. Ce défaut est ici ampli­fié par le décalage avec une his­toire, pour une fois, très intimiste peu­plée de per­son­nages vrai­ment issus du quo­ti­di­en. Or le manque de prox­im­ité éteint une par­tie de l’at­tache­ment qu’on devrait éprou­ver pour eux.

Quel dom­mage de ne pas mieux voir la mélan­col­ie de Del­phine et Max­ence lorsqu’ils rêvent à l’être idéal, la nos­tal­gie d’Yvonne ou Simon lorsqu’ils évo­quent leurs amours passées, ou la fougue de Solange racon­tant son coup de foudre pour Andy! L’om­niprésence des danseurs sur le plateau tout au long de la représen­ta­tion accentue encore cette sen­sa­tion d’éloigne­ment. Trop sou­vent, si ce n’est tout le temps, la choré­gra­phie fait office de mise en scène. S’en­suit une série sans relief de tableaux à la struc­ture répéti­tive, puisque finale­ment chaque chan­son est accom­pa­g­née de mou­ve­ments scéniques qui dilu­ent l’at­ten­tion et peinent à se renou­vel­er. De plus, la choré­gra­phie sem­ble d’une manière générale trop agres­sive par rap­port à la légèreté du pro­pos et de la musique. Ces rup­tures de rythmes, ces con­tor­sions (ah ! ces trois bonnes sœurs s’ex­ci­tant sous leur lam­padaire !), cette ner­vosité étaient très effi­caces dans Roméo et Juli­ette, où il était ques­tion de haine féroce et de pas­sion, mais elles sem­blent ici exces­sives et en fin de compte inap­pro­priées. Dans le même ordre d’idées, le traite­ment réservé aux forains est com­plète­ment incon­gru. Certes, la chemise orange vif de Georges Chakiris dans le film n’est pas ce qui a le mieux vieil­li mais de là à trans­former les forains en émules de Mad Max, il fal­lait oser ! Cette espèce d’in­tem­po­ral­ité hybride qui car­ac­téri­sait déjà Notre-Dame de Paris (mais qui, dans ce dernier spec­ta­cle, avait le mérite d’être cohérente avec une idée glob­ale de la mise en scène) jure ici com­plète­ment avec un univers visuel qui, sur scène, sem­ble volon­taire­ment mar­qué dans le temps.

On pour­rait croire, après tous ces reproches, que Les Demoi­selles de Rochefort fera pass­er une mau­vaise soirée au spec­ta­teur. Ça n’est pas le cas. D’abord parce que tout le monde ne con­naît pas for­cé­ment le film de Demy, ensuite parce qu’on peut tout sim­ple­ment décider de l’ou­bli­er un temps pour prof­iter du spec­ta­cle qui se déroule sous nos yeux et qui, à bien des égards, se révèle sou­vent agréable. Met­tons les choses au clair, dans la caté­gorie « comédie » musi­cale, il se situe à des années-lumière au dessus d’Ali Baba et du calami­teux (quoique hila­rant) Cindy et, en dépit de ces défauts bien vis­i­bles, il existe vrai­ment grâce à des qual­ités tout aus­si évi­dentes. Dif­fi­cile à trans­pos­er, l’u­nivers visuel, est, forains mis à part, une vraie réus­site. Éclairages, décors et cos­tumes sont un fes­ti­val de couleurs cha­toy­antes, flashy, psy­chédéliques tout à fait réjouis­sant. Effi­cace­ment conçu, le décor offre par­fois les prémices d’un cli­mat théâ­tral qui nous rac­croche immé­di­ate­ment à l’his­toire, en par­ti­c­uli­er dans la cham­bre des jumelles, dans le café d’Yvonne et dans la bou­tique de Simon Dame. En out­re, Red­ha se per­met quelques effets de pro­jec­tions très jolis comme par exem­ple le pinceau de Max­ence dessi­nant le por­trait de Del­phine sur une immense toile blanche au début du spec­ta­cle ou les sil­hou­ettes des habi­tants de Rochefort sur les murs de la ville. Con­traire­ment à toutes les comédies musi­cales faisant inter­venir du texte par­lé, le tem­po est ici par­faite­ment main­tenu dans les séquences dia­loguées et le rythme d’ensem­ble très alerte. L’un des atouts majeurs du show reste d’ailleurs la dis­tri­b­u­tion. Conçue avec une grande cohérence, à la fois con­trastée et bien homogène, elle est par­faite de A à Z. Frédéri­ca Sorel est une Del­phine très pêchue tan­dis que Mélanie Cohl pro­pose une Solange très sen­si­ble. Leur duo, qui ren­verse avec bon­heur la ten­dance du film, est com­plète­ment con­va­in­cant. À leurs côtés, Flo­rent Neu­ray est un Max­ence char­mant, Edouard Thiébaut un Andy bondis­sant. Philippe Can­de­lon touche par sa sincérité dans le rôle de Simon Dame tan­dis que Jas­mine Roy est, évidem­ment, impéri­ale dans le rôle d’Yvonne. Le reste de la troupe est au dia­pa­son et l’én­ergie déployée par les danseurs, même aus­si bizarrement canal­isée, finit par être véri­ta­ble­ment com­mu­nica­tive. Enfin, et surtout, il y a la musique orig­i­nale de Michel Legrand qui emporte tout sur son pas­sage. Dès les pre­mière mesures de la chan­son de Max­ence, on est boulever­sé. Les airs d’Yvonne et de Simon enchantent. Le réc­it toni­tru­ant de Solange après sa ren­con­tre avec Andy trans­porte. Les gammes de la jeune femme tan­dis que Del­phine regarde les forains par la fenêtre émeu­vent. Et, en dépit de tout, on tombe sous le charme, con­va­in­cu qu’adapter Les Demoi­selles de Rochefort à la scène était une bonne idée. Au final, on sort de la représen­ta­tion un peu irrité mais ému, con­tent mais un peu frus­tré, en rêvant au spec­ta­cle mag­nifique que tout cela aurait pu donner.