Basé sur le roman d’Annie Ernaux (Ed. Gallimard, 2008)
mise en scène Jeanne Champagne
avec Denis Léger Milhau, Agathe Molière et la voix enregistrée de Tania Torrens
Depuis Les Armoires vides, son premier roman paru en 1974, et La Place qui signe en 1983 son abandon de la fiction, Annie Ernaux creuse l’écriture de soi, au plus près de la réalité et de l’histoire collective. Depuis, l’écrivaine se raconte pour tendre un miroir sans complaisance. Ce regard incisif porté sur elle et le monde a retenu l’attention de Jeanne Champagne qui, comme pour Marguerite Duras, adapte pour le plateau trois de ces matériaux textuels non-théâtraux. Avec Les Années, elle invente une forme mêlant textes, chansons, chorégraphies et images, qui tisse la chambre d’échos de la société, des pensées, des désirs et des apprentissages d’une femme, de l’enfance à la maturité. Elle révèle ainsi la fresque d’un demi-siècle, de l’immédiat après-guerre à la traversée des années 70 — 80, en passant par l’élan libérateur de Mai 68… D’une vitalité et d’une justesse impressionnantes, les années « Ernaux-Champagne » nous encouragent à questionner l’époque passée, l’époque présente et à envisager l’avenir quand pointe à l’horizon le retour d’une grande rigidité morale et d’une pensée réactionnaire !
Notre avis : Alors que les spectateurs s’installent, une citation de Tchekhov orne le fond de scène. Il y est question du temps qui passe et de l’oubli qui recouvrira toutes les événements apparemment importants d’une vie. Cette ambiance de mélancolie apparemment légère mais tenace baignera tout le spectacle, mettant en avant une professeur qui interroge, en 1985, ses élèves, provoquant à rebours une réminiscence de souvenirs, illustrés par d’anciennes photos, des vêtements, un tableau noir et… des chansons. Ces dernières, soit diffusées dans des versions originales ou plus contemporaines ou bien encore interprétées par les deux artistes, offrent un écrin particulier à cette histoire de France où le personnel, en l’occurrence la vie d’Annie Ernaux, rejoint l’universel. L’accent est fortement mis sur la lutte des femmes, le spectacle s’achevant avec la loi Veil rendant légal l’avortement. Voilà qui prend une couleur particulière par ces temps troublés. L’énergie des deux artistes sur scène porte ces évocations d’un temps récent et pourtant révolu. Des clins d’œil amusés, d’autres plus tendres ou poignants plongent les spectateurs, en fonction de leur âge, dans une introspection particulière. Certes le livre, paru en 2008, brosse une période plus large, le spectacle se termine un peu comme en suspens et certains anachronismes (sans nul doute voulus) perturbent un rien cette évocation qui emporte l’adhésion du public.