Et si Disney avait ouvert la voie ?
Aujourd’hui, le cinéma est devenu une source d’inspiration incontournable du théâtre musical. La rentrée parisienne du théâtre musical 2003–2004 lui doit presque tous ses titres. À Broadway, les succès récents tels que The Producers, The Full Monty, Hairspray ont connu une carrière préalable au cinéma (pas toujours musical) avant d’être transposés en comédie musicale. Et les productions Disney The Beauty and the Beast et The Lion King sont nées sous forme de long-métrages d’animation bien connus des jeunes et moins jeunes avant de connaître leur déclinaison sur scène. Dans ce grand mouvement du cinéma à la scène, la Walt Disney Company est incontournable. Rappelons que Disney doit sa résurrection à un recrutement inspiré au sein du théâtre musical : Les deux jeunes pousses Howard Ashman (textes) et Alan Menken (musique) qui avaient brillamment adapté Little Shop of Horrors du cinéma d’épouvante à la scène en 1982. Avec les succès consécutifs et colossaux de La Petite Sirène (1989), La Belle et La Bête (1991) et Aladdin (1992), Disney a retrouvé sa magie, et par voie de conséquence les faveurs du public. Finie l’image vieillissante et ternie par des échecs à répétitions de Mickey and Co. Les dessins animés avec des chansons inspirées reviennent en force au premier plan, ceci au moment où le genre film musical semblait marginalisé (années 1980).
Le grand virage de Disney vers le théâtre musical survient en 1994 avec l’adaptation de Beauty and the Beast (La Belle et la Bête). Les observateurs sont perplexes devant ce nouvel entrant apparemment si étranger au milieu de Broadway. Parallèlement, un Disney Store s’ouvre et réhabilite des théâtres vétustes au coeur de Broadway. Finalement, en s’adressant à un public familial friand de divertissement haut de gamme, Disney réussit son pari. Puis il élargit ensuite son répertoire naissant avec The Lion King (Le Roi Lion). Le spectacle triomphe, même auprès des fines bouches grâce à une approche audacieuse : faire appel à un metteur en scène réputé avant-gardiste — Julie Taymor — et lui donner carte blanche. Le résultat s’avère stupéfiant et sensationnel. Disney confirme qu’il est là pour longtemps. Parmi les autres jeunes recrues prometteuses, le chorégraphe Rob Marshall à qui Disney confie la mise en danse des adaptations de Broadway pour la télévision (Cinderella, Annie, qu’il réalise également).
L’expérience Disney apporte un enseignement majeur : pour un grand studio hollywoodien, il existe réellement un espace pour les films adaptés à la scène musicale. Les cloisons qu’on imaginait parmi les professionnels ou dans le public n’existent pas. Un même titre décliné du cinéma au théâtre, ou même en livre, disque … etc … peut fonctionner en ajoutant de la valeur au matériau de départ. Plus que jamais, la passerelle de Hollywood à Broadway s’ouvre en grand, pour les titres et les artistes en quête d’anoblissement par la scène.
Un printemps pour Mel Brooks et son The Producers fêtés à Hollywood et Broadway
Peu avant The Lion King, le réalisateur Blake Edwards en personne avait adapté en 1995 son film Victor/Victoria (1982). Ce dernier avait remporté à l’époque l’Oscar de la meilleure bande sonore (de Henri Mancini) et se prêtait bien à un traitement théâtral. À cette occasion, Julie Andrews (Mme Edwards à la ville) faisait son retour dans un musical après une très longue absence. Les représentations ont été préservées en vidéo, disponible en DVD. La chorégraphie était assurée par Rob Marshall déjà cité et dont on reparlera encore plus loin. Blake Edwards et Julie Andrews incarnent parfaitement cette aisance qu’ont certains artistes à rendre complices cinéma et théâtre. Victor/Victoria serait annoncé sous les cieux hexagonaux pour la saison 2003–2004.
L’exemple de Blake Edwards a certainement inspiré un autre réalisateur hollywoodien, mais celui-ci avait moins d’arguments voyants pour venir à Broadway. En effet Mel Brooks à qui on doit notamment Frankenstein Junior (1974) ressemble davantage à un amuseur de théâtre qu’à un auteur de comédie musicale. En réalité, Mel Brooks a écrit nombre de chansons pour ses films à commencer par son premier film, l’hilarant The Producers (1968). À première vue l’adaptation à Broadway de cette satire du théâtre relevait de l’improbable tant l’histoire semblait tirée par les cheveux : un producteur monte intentionnellement la pièce la plus médiocre possible afin de pouvoir partir avec la caisse après le désastre assuré. En l’occurrence, la pièce retenue s’appelle Un printemps pour Hitler (Springtime for Hitler). Or l’échec attendu se transforme en succès phénoménal faisant du producteur un arroseur arrosé. Le surprenant The Producers lui-même triomphe à Broadway en 2001, raflant par la même occasion 12 Tony Awards (l’équivalent des Molières). Un de ces Tony est allé à Mel Brooks pour sa partition, il a certainement posé la statuette à côté de son Oscar 1969 du meilleur scénario original. À la façon de The Lion King, Mel Brooks avait développé son projet avec Susan Stroman une star new-yorkaise de la mise en scène et de la chorégraphie. Elle a reçu également deux Tony pour chacune de deux ses contributions.
Nudité sur pellicule, puis nus tous les soirs au théâtre
Le retentissement de The Producers a éclipsé dans la course aux récompenses un autre spectacle valeureux The Full Monty, tiré du film homonyme à succès de 1997 (nommé plusieurs fois aux Oscars, il remporte celui de la bande son). Les sensations fortes sont privilégiées puisqu’il s’agit ici d’un groupe de chômeurs désargentés décidant de se lancer dans le strip-tease masculin. Le « Full Monty » traduit le nu intégral à la fin de l’exercice d’effeuillage. Le film déjouait habilement le scabreux pour s’intéresser à la détresse occasionnée par la crise sociale en Angleterre. Avec des mélodies de David Yazbek tendant vers la pop et destinées à soutenir « l’action », le musical transpose la situation dans l’Amérique industrielle et exploite les qualités du film.
En 2002, Broadway a vu débarquer une autre histoire tirée par les cheveux, cette fois ci au sens propre puisqu’il s’agit de Hairspray, tiré du film homonyme réalisé par John Waters en 1988. Dans une ambiance années 60, une fille plutôt boulotte et à la volumineuse chevelure pense à la danse et à l’amour. Et elle rêve d’apparaître dans une émission de télé. On est dans le registre « un adolescent devient adulte », pour un spectacle drôle et dynamique, marqué par une époustouflante performance de Harvey Fierstein dans le rôle travesti de la mère de l’héroïne. La musique vient d’un pilier de la musique de films de Hollywood, Mark Shaiman.
Au bilan, la prédilection de Broadway pour les films de « losers » peut surprendre, mais elle s’explique par la richesse psychologique de ces personnages, bien supérieure à ceux des films tout en muscles et en action. Essayez d’imaginer une comédie musicale adaptée de Spiderman ou Daredevil (Quoique… Superman a bien eu droit à une adaptation ! et on parle déjà de Batman et Zorro…). En tout cas, on observe une sorte de fusion des genres. Ainsi Cabaret, Chicago, The Sound of Music, Flower Drum Song, The Witches of Eastwick, Footloose et tous les autres titres précédemment cités existent simultanément au cinéma ou dans le théâtre musical. Et il y a des artistes pour faire la navette entre ces deux univers, comme Blake Edwards et Mel Brooks, comme Bob Fosse et Liza Minnelli auparavant. Et le dernier exemple en date est forcément le chorégraphe Rob Marshall, devenu le très heureux réalisateur de Chicago (le film) en 2002.
Paris à la même heure qu’ailleurs
Il n’y avait pas de raison pour que Paris échappe à la tornade cinéma/théâtre. La rentrée 2003–2004 annonce résolument ses origines cinématographiques, ceci comme gage de qualité. C’est Gérard Presgurvic qui a ouvert le tir avec Autant en Emporte le Vent, titre très connu grâce film de 1939 (Gone with the Wind avec Clark Gable et Vivien Leigh) et le roman homonyme dont il a été tiré. Avec son histoire d’amour tumultueuse entre Scarlett O’Hara et Rhett Butler durant la Guerre de Sécession, ce film largement récompensé de huit Oscars a ému plusieurs générations de spectateurs. L’adaptation s’avère est à la fois tentante et intimidante, tant le matériau semble riche et familier. L’auteur-compositeur américain Harold Rome (1928–1993), auteur de I Can Get It For Wholesale qui avait révélé Barbra Streisand, s’y était bien essayé. Gone with the wind a d’abord ouvert à Tokyo (1970 sous le titre Scarlett), puis Londres (1972) et enfin à Los Angeles (1973), dans le cadre d’une tournée pré-Broadway avortée en cours de route.
Autre monument du cinéma musical, mais à la française : Les Demoiselles de Rochefort (1967) de Jacques Demy. Cette fois au commande, il n’y a rien moins que Michel Legrand le compositeur du long-métrage original, accompagné de Alain Boublil le complice habituel de Claude-Michel Schönberg (Les Misérables, Miss Saïgon). Le film est ostensiblement naïf, avec la ville de Rochefort fraîchement repeinte de couleurs vives. L’hommage à Broadway et Hollywood est évident avec la présence de George Chakiris et Gene Kelly. Et surtout il y a deux soeurs jumelles ravissantes … nées sous le signe des Gémeaux.
Enfin on mentionnera le projet en gestation de Victor/Victoria en français. Beau parcours pour ce titre né au cinéma en Allemagne en 1933 (Viktor und Viktoria) avant de renaître à Hollywood, puis à Broadway comme nous l’avons évoqué plus haut.
Hollywood et le théâtre musical : mêmes histoires pour des corps en mouvements
Dans sa quête d’histoires à illustrer en danse et chansons, le théâtre musical ne peut ignorer l’immense catalogue de films en perpétuel enrichissement. À travers des films récents, musicaux (Moulin Rouge, Chicago) ou non (Matrix, Tigre et Dragon), Hollywood renoue avec le goût pour l’expression corporelle comme aux temps glorieux de la comédie musicale d’antan. Si le cinéma s’aventure sur le terrain de prédilection du théâtre, ce dernier n’hésite plus à lui emprunter les formules qui ont marché à l’écran. En adaptant un titre à la notoriété déjà acquise, la scène ajoute la proximité des interprètes, un élément de poids dans la quête de l’émotion. Visiblement, le public aime aussi bien à Londres, New-York et Paris. Avec les mises en chantiers annoncées telles que Billy Elliot, il va continuer à être servi.
Liste des oeuvres citées
Little Shop of Horrors (1992 — La Petite Boutique des Horreurs). Musical de Alan Menken (musque), Howard Ashman (lyrics et livret) d’après le film homonyme de 1960.
Beauty and the Beast (1994). Musical de Alan Menken (musique), Howard Ashman et Tim Rice (lyrics). Tiré du dessin animé homonyme de 1991.
The Lion King (1997). Musical de Elton John (musique) et Tim Rice (lyrics). Chansons supplémentaires de Lebo M, Mark Mancina, Jay Rifkin, Julie Taymor, Hans Zimmer. Tiré du dessin animé homonyme de 1994.
Victor/Victoria (1995). Musical de Henry Mancini & Frank Wildhorn (musique) et Leslie Bricusse (lyrics). Basé sur le film homonyme de Blake Edwards. Version française annoncée pour la saison 2003–2004.
The Producers (2001). Musical de Mel Brooks (musique et lyrics), basé sur le film homonyme toujours de Mel Brooks en 1968.
The Full Monty (2000). Musical de David Yazbek (musque et lyrics), livret de Terrence McNally.
Hairspray (2002). Musical de Marc Shaiman (musique et lyrics), Scott Wittman (lyrics). Livret de Thomas Meehan et Mark O’Donnell.
Autant en Emporte le Vent (annoncé pour la saison 2003). Spectacle musical de Gérard Presgurvic (musique et paroles).
Les Demoiselles de Rochefort (annoncé pour la saison 2003–2004). Spectacle musical de Michel Legrand (musique) et Jacques Demy (textes). Adaptation scénique de Alain Boublil d’après le film homonyme de Jacques Demy (1966).