Mais rappelons tout d’abord ce qui rend ce lieu unique. En 1895 le fils du propriétaire d’une usine qui fabrique étrilles et couverts en métal et qui emploie plus de 300 ouvriers souhaite apporter à ces derniers autre chose, leur permettre de découvrir le théâtre et, accessoirement, de passer moins de temps au bistrot. Rapidement, il crée des spectacles dans le dialecte local et propose aux ouvriers amateurs de les interpréter. Un théâtre, tout d’abord découvert, est construit à flanc de colline. Il sera consolidé, couvert, mais conservera ce qui rend chaque représentation à Bussang unique : ce fond de décor qui s’ouvre, à un moment de la pièce, sur ce décor naturel qui offre un pur moment de magie. De fil en aiguille, les pièces, essentiellement à caractère social, évolueront, des auteurs classiques seront joués par des comédiens professionnels mais chaque distribution conservera son lot d’amateurs.
Aujourd’hui encore, les amateurs se mêlent aux professionnels, donnant aux spectacles ce petit plus que l’on ne retrouve nulle part ailleurs. Le théâtre musical est mis à l’honneur pour cet anniversaire avec la vision que propose Vincent Goethals de L’opéra de quat’sous, présenté en version française dans une traduction aux petits oignons. Le cinéma n’est pas très loin avec la citation directe de Orange mécanique, univers qui colle particulièrement bien avec l’œuvre de Brecht et Weill. Le talent des comédiens/chanteurs participe de la réussite de l’entreprise, rendant totalement vivace ce jeu de massacre pour le moins amer. Entre la famille Peachum, Macky le surineur et ses divers hommes de main, Brown le policier corrompu, Jenny la prostituée délaissée, Julie l’amante volontaire, Polly la nouvelle épouse énamourée (mais tout de même bien intéressée par l’argent), le pouvoir des banquiers : qui est le plus atroce, le plus terrible ? La portée politique de l’œuvre s’inscrit, hélas, dans bien des contextes, bien des époques et prend des résonances particulières avec l’actualité. Ponctué par plusieurs interventions de René Bianchini, superbe vieil homme qui ressemble à Maurice Pottecher, la pièce enchante le public populaire qui s’amuse de ces personnages hauts en couleur, se délecte de la musique, superbement rendue et des voix des comédiens (rares sont les chanteurs, tous s’en sortent fort bien). La salle est quasi comble et les spectateurs n’hésitent pas à réserver une standing ovation à la troupe visiblement touchée. En effet ici nul snobisme : quand on aime, on le fait savoir, quand on n’aime pas, pareillement.
Intrigue et amour, pièce de Schiller, expose les vicissitudes amoureuses entre la fille d’un modeste violoniste, Louise et Frédéric, le fils du président von Walter. Mélodrame où le trivial se mêle à la délicatesse, où la violence des sentiments peut être mise à mal par des manigances plus ou moins bien ficelées et où il faut se méfier des verres de citronnade, la pièce déroule son intrigue avec fougue. La très belle scénographie évoque une mise en abîme, du théâtre dans le théâtre. Servie par des lumières soignées, la mise en scène de Yves Beaunesne n’oublie pas d’utiliser la musique et le chant dans des intermèdes qui permettent aux décors de se modifier à vue et au spectateur de reprendre son souffle. Lutte de pouvoir, corruption, mensonges… Tout est bon pour faire souffrir cette pauvre Louise qui se montre un rien plus maline que Frédéric, mais qui refuse de lui avouer la vérité. En effet lui croit qu’elle lui fut infidèle en raison d’une lettre écrite sous la contrainte, mais comme elle prêta serment de ne jamais dire la vérité, elle maintint ce pauvre amoureux dans les affres de la jalousie. A croire d’ailleurs que Frédéric est plus amoureux de l’amour qu’il porte pour Louise que de la jeune fille : quelle piètre opinion a‑t-il d’elle pour douter de la sorte (avec en prime nombres d’indices qui devraient le faire douter de l’authenticité de ladite lettre) ? Mais bon, l’homme n’a parfois que peu de discernement et Schiller va jusqu’au bout de sa démonstration, vers un drame qui s’allège avec la célèbre ouverture des portes du fond de décor sur cette colline splendide.
Quant aux formes courtes, présentées dans une petite salle, Un d’eux nommé Jean se révèle un moment tout simplement bouleversant. Pour rendre hommage à Maurice Pottecher, Vincent Goethals et Marie-Claire Utz ont eu l’excellente idée d’exhumer les lettres que Jean Pottecher envoya à son père et sa mère alors qu’il partit sur le front en 1914. Ulysse Barbry incarne un Jean plein de vie, d’humour et qui peu à peu sombre dans l’horreur de la guerre alors qu’il y assurait le rôle d’infirmier. René Bianchini impose une figure paternelle bienveillante, aimante et déchirante. Enfin, la violoncelliste Camille Gueirard accompagne par le biais de pièces de Bach, d’Hindemith, cette partition finement ciselée où s’insèrent des poèmes de Maurice Pottecher ainsi que quelques chansons de l’époque. Une mise en scène soignée et délicate, le jeu subtil de ce trio, la qualité de l’écriture de ce jeune homme qui mourut bien trop tôt, à 22 ans, composent une alchimie qui étreint, émeut et ravi. Nul plus bel hommage n’aurait pu être rendu à cette relation filiale.
Deux autres pièces courtes sont proposées également : un récital à deux sous proposé par la soprano Mélanie Moussay qui s’annonce espiègle et mutin avec des airs de Weill, de Vian, en passant par Marie Dubas et des Contes sauvages, spectacle de marionnettes à l’adresse du jeune public.
Aller fêter ce délicieux anniversaire, prendre un verre avec les artistes est plus qu’aisé. L’accueil est chaleureux, les plats (soupes, assiettes diverses, voire pop corn à l’ail des ours pour les plus téméraires) simples et délicieux. N’oubliez pas votre coussin : les bancs de bois résistent au temps et constituent de redoutables ennemis pour les fessiers fragiles ! Maurice Pottecher, sa femme Camille ont, à coup sûr, le sourire aux lèvres en cette année particulière : l’esprit du lieu a survécu à toutes les tempêtes, la qualité, l’exigence dans les spectacles restent des valeurs vitales tout autant que la convivialité, l’échange. Foin de vains mots, la devise du lieu n’a rien perdu de son éclat ; « Par l’art » : incontestablement, « pour l’humanité » : indéniablement. Nous devons en être reconnaissants au couple créateur, ainsi qu’à toutes les personnes qui permettent à ce lieu de vivre. Un festival hors norme, décidément, une expérience à vivre.
En savoir plus, réserver vos billets ? Consultez le site du Théâtre du Peuple.