L’opéra dans l’opéra
L’Opéra aussi a son opéra dans l’opéra : Ariane à Naxos de Richard Strauss, à l’affiche de cette saison 2001–2002 au Châtelet. Son élaboration a suivi un chemin étrange à la mesure de sa grande originalité. À ses débuts en 1912, Ariane à Naxos est un petit opéra qui complète la représentation de la pièce Le Bourgeois Gentilhomme de Molière. Dans la pièce, le fameux Bourgeois commande un spectacle pour ses invités. Le librettiste Hugo von Hofmannsthal et le compositeur Richard Strauss ont eu l’idée d’attacher à la pièce un véritable spectacle. Plus tard en 1916, ils élaborent un prologue musical très spirituel. Celui-ci remplace la pièce et introduit les artistes (fictifs) quelques minutes avant la représentation de l’opéra dans l’opéra. C’est dans cette forme qu’Ariane s’est installé dans le répertoire.
Ces oeuvres avec spectacles enchâssés partagent une caractéristique: elles revisitent un passé idéalisé et imaginaire et n’hésitent pas à recréer un monde complètement délirant, irréalisable dans le quotidien.
Examinons les pièces du dossier: Dans Singin’ chaque numéro est un morceau de bravoure qui restitue l’optimisme des pionniers de la comédie musicale. La chanson titre est merveilleusement optimiste et naïve, « Make them laugh » est une profession de foi difficile à placer sans l’imbrication du spectacle dans le spectacle. Enfin la future ex-star au cheveu sur la langue est à mourir de rire. Dans Ariane, ce sont deux spectacles (les Arlequins et un drame mythologique) qui entrent en collision, car le bourgeois a exigé qu’ils soient joués simultanément. Ariane joue le jeu de la faute de goût, et le fait magnifiquement. Dans ces deux oeuvres, les ficelles sont énormes. Pourtant la distance créée par l’enchâssement du spectacle dans le spectacle ouvre toute grande notre crédulité de public: Passé la surprise, on y croit et l’on aime y croire !
Ariane jouait sur la faute de goût. Entre faute de goût et mauvais goût, il y a une étroite frontière que le réalisateur et humoriste américain Mel Brooks franchit sans remords dans le film The Producers. S’il n’y avait de bonnes prémices explicatives, pourrait-on imaginer un spectacle intitulé Un printemps pour Hitler, où se pavanent le terrible dictateur et des nazis stupides dans un décor de carton pâte ? Et c’est là que réside le ressort du film: Des producteurs véreux préparent un spectacle voué au désastre pour mieux disparaître avec les fonds rassemblés. Ce spectacle rebutant, c’est ce Printemps pour Hitler. Hélas pour eux ‑et heureusement pour nous- le four annoncé auquel ils consacrent tant de soin à mal exécuter, fait un triomphe. Tenter une farce aussi risquée constitue un défi. Il a été relevé haut la main par Mel Brooks, le film étant devenu culte depuis 1968. En 2001 il est devenu le grand triomphe musical de Broadway toujours sous la houlette de l’inépuisable Mel Brooks.
Le public dans la salle et sur la scène
Le spectacle emboîté bénéficie d’une richesse supplémentaire. Il y a du « public » sur scène pour mettre le véritable public en condition, et faire accepter la transformation des règles. Ainsi il devient aisé de manipuler les conventions classiques. Les oeuvres de ce type jouent volontiers le registre du pastiche. Le décalage humoristique est de mise, comme si le monde du spectacle dissimulait ses cuisines pas toujours propres derrière des sourires de connivence. Ce pourrait aussi être de la pudeur. De ces faits, les oeuvres citées possèdent des passages comiques affirmés qu’elles tirent de situations inconcevables s’il n’y avait un clin d’oeil au préalable. On n’est pas loin du cartoon et de ses lois complètement réinventées. Dans ce même genre tout en excès mais constamment charmant, il y a Victor/Victoria. En plus des somptueux numéros musicaux rappelant la gloire de l’âge d’or, le film et le musical de Broadway ajoutent le piment du travestissement homme/femme. On en rit aux larmes.
La distance du spectacle dans le spectacle facilite la présentation de situations absurdes, incongrues ou, en vocabulaire d’aujourd’hui, déjantées. La rentrée 2001–2002 va abonder dans ce sens avec le grand événement cinéma Moulin Rouge. Loin de la simple évocation académique de Toulouse-Lautrec et du célèbre lieu, le film suit une équipe du Moulin Rouge élaborant une comédie musicale. Le film se situe à Paris en 1899 mais déjà le réalisateur Baz Luhrmann prend des libertés avec sa représentation de Paris. Quant au musical en création, il digère tout ce que le XXe siècle a produit dans le genre. Loin de tout ancrage cartographié, Moulin Rouge émane d’une imagination débridée, et montre un processus de création qui échappe à tout ce qui est connu. Le délire et l’anachronisme prennent le pouvoir, les règles en rigueur sont dynamitées. Accrochez-vous !
Un jour, l’art dans sa modernité s’est regardé fonctionner. Ainsi ont émergé des oeuvres originales qui mettent en scène les coulisses du spectacle en plus du spectacle. L’expérience est troublante. On a l’impression de voir simultanément le recto et le verso, bref le spectacle et son ‘making of’. Comme pour un magicien qui révélerait ses trucs, on pourrait craindre de perdre en mystère et donc de dénaturer. C’est le contraire qui se passe: Plus que jamais, les coulisses nourrissent la scène, et la scène enflamme les coulisses. Dans ce chaudron du monde du spectacle, l’excitation est de tous les instants. Quelques oeuvres de qualité nous procure le plaisir d’en être le témoin.
Liste des oeuvres citées:
Ariane à Naxos (Ariadne auf Naxos 1912- 2e version en 1916). Opéra de Richard Strauss (musique) et Hugo von Hofmansthal (livret).
The Producers (film en 1968, musical en 2001) de Mel Brooks (chansons).
Moulin Rouge (2001). Film de Baz Luhrmann. Chansons de sources diverses.
Victor/Victoria. Film puis musical de Blake Edwards.
Chantons sous la pluie (Singing in the rain). Film de Stanley Donen.