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Le spectacle dans le spectacle — Jeu de miroirs

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Chantons sous la pluie à Paris ©DR
Chan­tons sous la pluie à Paris ©DR
Prenons un exem­ple immé­di­at et con­nu de tous : Chan­tons sous la pluie. Le film puis le musi­cal, met­tent en scène des acteurs de ciné­ma à la tran­si­tion du muet vers le par­lant (1927). Les per­son­nages dont Gene Kel­ly font savoir, en chan­tant, qu’ils dépassent une époque bénie (le muet) pour entr­er dans une nou­velle ère promet­teuse. En l’oc­cur­rence cette nou­velle ère (année 1930–50) sera elle aus­si appré­ciée mon­di­ale­ment comme l’âge d’or de Hol­ly­wood. Or l’avène­ment du par­lant a jeté dans l’ou­bli des artistes dont le physique avan­tageux n’avait pas une voix à la hau­teur. Sur cette trame his­torique peu con­nue, bouil­lon­nante et cru­elle, le film suit l’as­cen­sion d’un dynamique trio dont le tal­ent éclipsera celui d’une future ex-gloire du muet. À tra­vers la vis­ite des couliss­es d’un tour­nage, le spec­ta­teur a droit à de splen­dides scènes du film dans le film. Chan­tons sous la pluie ressem­ble à un doc­u­men­taire très riche­ment illus­tré. En réal­ité c’est une pure fic­tion. Elle restitue une époque de légende telle qu’on aurait aimé la voir, et rend ain­si hom­mage aux pionniers.

L’opéra dans l’opéra
L’Opéra aus­si a son opéra dans l’opéra : Ari­ane à Nax­os de Richard Strauss, à l’af­fiche de cette sai­son 2001–2002 au Châtelet. Son élab­o­ra­tion a suivi un chemin étrange à la mesure de sa grande orig­i­nal­ité. À ses débuts en 1912, Ari­ane à Nax­os est un petit opéra qui com­plète la représen­ta­tion de la pièce Le Bour­geois Gen­til­homme de Molière. Dans la pièce, le fameux Bour­geois com­mande un spec­ta­cle pour ses invités. Le libret­tiste Hugo von Hof­mannsthal et le com­pos­i­teur Richard Strauss ont eu l’idée d’at­tach­er à la pièce un véri­ta­ble spec­ta­cle. Plus tard en 1916, ils éla­borent un pro­logue musi­cal très spir­ituel. Celui-ci rem­place la pièce et intro­duit les artistes (fic­tifs) quelques min­utes avant la représen­ta­tion de l’opéra dans l’opéra. C’est dans cette forme qu’Ari­ane s’est instal­lé dans le répertoire.

Ces oeu­vres avec spec­ta­cles enchâssés parta­gent une car­ac­téris­tique: elles revis­i­tent un passé idéal­isé et imag­i­naire et n’hési­tent pas à recréer un monde com­plète­ment déli­rant, irréal­is­able dans le quotidien.

Exam­inons les pièces du dossier: Dans Sin­gin’ chaque numéro est un morceau de bravoure qui restitue l’op­ti­misme des pio­nniers de la comédie musi­cale. La chan­son titre est mer­veilleuse­ment opti­miste et naïve, « Make them laugh » est une pro­fes­sion de foi dif­fi­cile à plac­er sans l’im­bri­ca­tion du spec­ta­cle dans le spec­ta­cle. Enfin la future ex-star au cheveu sur la langue est à mourir de rire. Dans Ari­ane, ce sont deux spec­ta­cles (les Arle­quins et un drame mythologique) qui entrent en col­li­sion, car le bour­geois a exigé qu’ils soient joués simul­tané­ment. Ari­ane joue le jeu de la faute de goût, et le fait mag­nifique­ment. Dans ces deux oeu­vres, les ficelles sont énormes. Pour­tant la dis­tance créée par l’enchâsse­ment du spec­ta­cle dans le spec­ta­cle ouvre toute grande notre cré­dulité de pub­lic: Passé la sur­prise, on y croit et l’on aime y croire !

Ari­ane jouait sur la faute de goût. Entre faute de goût et mau­vais goût, il y a une étroite fron­tière que le réal­isa­teur et humoriste améri­cain Mel Brooks fran­chit sans remords dans le film The Pro­duc­ers. S’il n’y avait de bonnes prémices explica­tives, pour­rait-on imag­in­er un spec­ta­cle inti­t­ulé Un print­emps pour Hitler, où se pava­nent le ter­ri­ble dic­ta­teur et des nazis stu­pides dans un décor de car­ton pâte ? Et c’est là que réside le ressort du film: Des pro­duc­teurs véreux pré­par­ent un spec­ta­cle voué au désas­tre pour mieux dis­paraître avec les fonds rassem­blés. Ce spec­ta­cle rebu­tant, c’est ce Print­emps pour Hitler. Hélas pour eux ‑et heureuse­ment pour nous- le four annon­cé auquel ils con­sacrent tant de soin à mal exé­cuter, fait un tri­om­phe. Ten­ter une farce aus­si risquée con­stitue un défi. Il a été relevé haut la main par Mel Brooks, le film étant devenu culte depuis 1968. En 2001 il est devenu le grand tri­om­phe musi­cal de Broad­way tou­jours sous la houlette de l’inépuis­able Mel Brooks.

Le pub­lic dans la salle et sur la scène
Le spec­ta­cle emboîté béné­fi­cie d’une richesse sup­plé­men­taire. Il y a du « pub­lic » sur scène pour met­tre le véri­ta­ble pub­lic en con­di­tion, et faire accepter la trans­for­ma­tion des règles. Ain­si il devient aisé de manip­uler les con­ven­tions clas­siques. Les oeu­vres de ce type jouent volon­tiers le reg­istre du pas­tiche. Le décalage humoris­tique est de mise, comme si le monde du spec­ta­cle dis­sim­u­lait ses cuisines pas tou­jours pro­pres der­rière des sourires de con­nivence. Ce pour­rait aus­si être de la pudeur. De ces faits, les oeu­vres citées pos­sè­dent des pas­sages comiques affir­més qu’elles tirent de sit­u­a­tions incon­cev­ables s’il n’y avait un clin d’oeil au préal­able. On n’est pas loin du car­toon et de ses lois com­plète­ment réin­ven­tées. Dans ce même genre tout en excès mais con­stam­ment char­mant, il y a Victor/Victoria. En plus des somptueux numéros musi­caux rap­pelant la gloire de l’âge d’or, le film et le musi­cal de Broad­way ajoutent le piment du trav­es­tisse­ment homme/femme. On en rit aux larmes.

La dis­tance du spec­ta­cle dans le spec­ta­cle facilite la présen­ta­tion de sit­u­a­tions absur­des, incon­grues ou, en vocab­u­laire d’au­jour­d’hui, déjan­tées. La ren­trée 2001–2002 va abon­der dans ce sens avec le grand événe­ment ciné­ma Moulin Rouge. Loin de la sim­ple évo­ca­tion académique de Toulouse-Lautrec et du célèbre lieu, le film suit une équipe du Moulin Rouge élab­o­rant une comédie musi­cale. Le film se situe à Paris en 1899 mais déjà le réal­isa­teur Baz Luhrmann prend des lib­ertés avec sa représen­ta­tion de Paris. Quant au musi­cal en créa­tion, il digère tout ce que le XXe siè­cle a pro­duit dans le genre. Loin de tout ancrage car­tographié, Moulin Rouge émane d’une imag­i­na­tion débridée, et mon­tre un proces­sus de créa­tion qui échappe à tout ce qui est con­nu. Le délire et l’anachro­nisme pren­nent le pou­voir, les règles en rigueur sont dyna­mitées. Accrochez-vous !

Un jour, l’art dans sa moder­nité s’est regardé fonc­tion­ner. Ain­si ont émergé des oeu­vres orig­i­nales qui met­tent en scène les couliss­es du spec­ta­cle en plus du spec­ta­cle. L’ex­péri­ence est trou­blante. On a l’im­pres­sion de voir simul­tané­ment le rec­to et le ver­so, bref le spec­ta­cle et son ‘mak­ing of’. Comme pour un magi­cien qui révélerait ses trucs, on pour­rait crain­dre de per­dre en mys­tère et donc de déna­tur­er. C’est le con­traire qui se passe: Plus que jamais, les couliss­es nour­ris­sent la scène, et la scène enflamme les couliss­es. Dans ce chau­dron du monde du spec­ta­cle, l’ex­ci­ta­tion est de tous les instants. Quelques oeu­vres de qual­ité nous pro­cure le plaisir d’en être le témoin.

Liste des oeu­vres citées:
Ari­ane à Nax­os (Ari­adne auf Nax­os 1912- 2e ver­sion en 1916). Opéra de Richard Strauss (musique) et Hugo von Hof­mansthal (livret).
The Pro­duc­ers (film en 1968, musi­cal en 2001) de Mel Brooks (chan­sons).
Moulin Rouge (2001). Film de Baz Luhrmann. Chan­sons de sources diverses.
Victor/Victoria. Film puis musi­cal de Blake Edwards.
Chan­tons sous la pluie (Singing in the rain). Film de Stan­ley Donen.