Le public connaît depuis le XVIe siècle, l’histoire tragique de Roméo Montaigu et Juliette Capulet, les amants de Vérone. Elle est évoquée dans plusieurs recueils de nouvelles en Italie. Quelques traductions ont franchi les frontières et ont inspiré à l’immense dramaturge anglais William Shakespeare sa célèbre pièce Roméo et Juliette (vers 1595). Il a donné une vision théâtrale très poétique et sensible. La pièce s’articule autour de moments forts, qui transforment le fait-divers en mythe. Sur fond de haine farouche entre deux familles, Roméo et Juliette s’aiment en cachette, et veulent se marier. Un ténébreux concours de circonstances pousse Roméo à tuer un proche de Juliette. Malgré cette faute involontaire, le père Laurent accepte de les marier en secret. Pour échapper à un hymen imposé, Juliette avale un breuvage qui lui donne une apparence de mort. Roméo, qui ignore le subterfuge, se suicide de douleur devant la « dépouille » de l’Aimée. Elle-même se poignarde en découvrant le corps de son amant à son réveil.
Un grand succès opératique en Italie et en France
À une époque où les écrits de Shakespeare n’avaient pas encore traversé la Manche, les sources variées abondent dans lesquelles puiser. Dans le pays d’origine des amants, les compositeurs italiens d’opéras délectent le public, sans recourir à la version de Shakespeare. Aux cotés des versions de Nicola Antonio Zingarelli (Juliette et Roméo en 1796), et de Vaccaï (Juliette et Roméo en 1825), la plus remarquable adaptation lyrique est celle de Vincenze Bellini I Capuleti e i Montecchi (1830). Elle aurait été inspirée d’un récit tiré de Le novelle (1554), écrit par Matteo Bandelloi. En France, avec l’avènement du Romantisme dans les années 1830, les artistes s’enflamment pour Shakespeare. Hector Berlioz propose un Roméo et Juliette (1839), mais en version symphonique avec chant, donc statique. Il réserve d’autres oeuvres de l’auteur pour l’opéra. C’est Charles Gounod, en quête d’un succès qui se fait attendre depuis Faust (1859), qui crée Roméo et Juliette à l’opéra en 1867. Et le succès est effectivement au rendez-vous pour le compositeur. Habilement, il a su utiliser ses immenses dons mélodiques aux emplacements clés aménagés par la pièce. Gounod s’appuie également sur le grand ressort dramatique du Roméo et Juliette de Shakespeare: Le public devine avant les protagonistes ce qui va se passer et il assiste impuissant à la marche vers l’abîme, réglée sur une mécanique imparable.
Un texte d’une si grande qualité finit aussi par constituer un handicap. En effet, une fois la pièce bien installée, peu de compositeurs de premier plan oseront après Gounod, s’attaquer au redoutable chef d’oeuvre de Shakespeare. On notera bien la tentative de Riccardo Zandonaï (Juliette et Roméo) en 1922, mais ce compositeur rival de Puccini, et son oeuvre, ne sont pas restés dans les mémoires. Pour échapper à l’ombre écrasante du dramaturge anglais, on en vient à des variantes qui reprennent le principe du couple d’amoureux victimes de l’antagonisme des familles: Roméo et Juliette au village (1907) de l’anglais Frederick Delius, Roméo et Juliette (1988) de Pascal Dusapin. Dans l’un, les amoureux sont des villageois nommés Sali et Verli (!), dans l’autre ce sont des artistes qui répètent une pièce.
Quand la comédie musicale s’empare du mythe
Le salut de Roméo et Juliette passe par l’Amérique et le musical, grâce à West Side Story (1957). Ici, les amoureux vivent à New York, ils appellent Tony et Maria. Ils s’aiment mais leurs communautés respectives, les Jets polonais et les Sharks portoricains, se haïssent. À l’origine de cet affrontement : le racisme. Broadway réserve un triomphe à cette transposition moderne, qui a renouvelé dans la forme un classique, en affichant sa propre originalité. West Side Story doit son succès au talent de la « dream-team » qui a présidé à sa création : Leonard Bernstein (musique), Stephen Sondheim (paroles), Arthur Laurents (livret) et Jerome Robbins (chorégraphie). Et pour parachever cet accomplissement, un film de Robert Wise en 1961 a propagé ce succès vers le public du monde entier.
Les amants de Vérone ont acquis le statut d’immortalité, grâce aux mots de Shakespeare certainement, mais surtout grâce à la force obstinée de leur amour, au-delà de la mort. La haine trouvera toujours mille arguments pour se nourrir elle-même. Quand elle en vient à détruire les plus belles fleurs de la jeunesse, les raisons de haïr en deviennent absurdes. Manifestement, ce message n’a rien perdu de son actualité. C’est en tout cas ce qu’a dû penser Gérard Presgurvic qui a décidé, à son tour de s’attaquer à ce mythe. Roméo et Juliette, de la Haine à l’Amour, fera ses premiers pas en janvier 2001. On saura alors si le public accueille toujours la fraîcheur tragique les chants d’amour entre Roméo et Juliette avec la même tendresse infinie.
Liste des oeuvres citées
Giuletta e Romeo (1796 — Juliette et Roméo), opéra de Nicola Antonio Zingarelli, livret de G.M.Foppa.
Giuletta e Romeo (1825 — Juliette et Roméo), opéra de Nicola Vaccai, livret de Felice Romani
I Capuleti e i Montecchi (1830 — Les Capulet et les Montaigu), opéra de Vincenze Bellini, livret de Felice Romani.
Roméo et Juliette (1839), symphonie dramatique de Hector Berlioz, d’après Shakespeare.
Roméo et Juliette (1867), opéra de Charles Gounod, livret de Jules Barbier et Michel Carré.
Roméo und Juliette auf dem Dorfe (1907 — A village Romeo and Juliet/Roméo et Juliette au villag), opéra de Frederick Delius, livret du compositeur.
Giuletta e Romeo (1922 — Juliette et Roméo), opéra de Riccardo Zandonai, livret de Arturo Rossato.
West Side Story (1957), musical de Leonard Bernstein (musique), Stephen Sondheim (paroles), livret de Arthur Laurents.
Roméo et Juliette (1988), opéra de Pascal Dusapin, livret de Olivier Cadiot.
Roméo et Juliette, de la Haine à l’Amour (2001), musical de Gérard Presgurvic (paroles et musique).