
Etat des lieux en fin de siècle
Si ce qu’on appelle l’âge d’or de la comédie musicale hollywoodienne se situe quelque part entre le début des années trente et la fin des années cinquante, Hollywood continue de produire des comédies musicales jusqu’au début des années quatre vingt. Mais il est vrai que la production se raréfie dès les années soixante. Outre l’inflation des budgets (dès les années cinquante, il faut faire face à la concurrence de la télévision et les films musicaux — tels Camelot, Hello, Dolly ! ou Paint Your Wagon — prennent des allures de péplums) difficiles à rembourser, le musical peine à trouver sa place dans un cinéma de plus en plus marqué, en particulier dans les années soixante dix, par la recherche du réalisme. Le chant se substituant à la parole pour exprimer une émotion forte s’avère une figure de style désormais parfaitement désuète et, petit à petit, le musical devient donc réaliste, pour le meilleur (Fame) comme pour le pire (Flashdance). A l’exception de Grease, paradoxalement le plus gros succès de toute l’histoire de la comédie musicale filmée, les comédies musicales « classiques » ne trouvent pas leur public. Le coup de grâce est donné par l’échec monumental du pourtant très attendu A Chorus Line de Richard Attenborough avec Michael Douglas. L’accueil plus chaleureux réservé à l’adaptation cinématographique de Little Shop Of Horrors ne change pas la donne. Hollywood traverse un véritable désert jusqu’en 1996, année de la sortie d’Evita d’Alan Parker.
Il est vrai qu’au cours de cette période, le musical n’est pas complètement mort. A New York ou à Londres, où les spectacles continuent de faire le plein, le public montre qu’il est toujours friand de ce genre de spectacle. Au cinéma, la comédie musicale continue d’exister grâce aux studios Disney qui, à la fin des années quatre vingt, retrouve sa splendeur d’antan en intégrant dans ses nouveaux films (Little Mermaid, Beauty and The Beast) des partitions dignes des meilleurs shows de Broadway, signées pour la plupart Alan Menken, le compositeur de Little Shop. Mais on ne produit plus des comédies musicales « vivantes » à Hollywood. Evita était un projet de très longue date. Il en a été question dès la création du spectacle à la fin des années soixante dix. Sa sortie intervient après un long cheminement et non suite à une initiative spontanée. Son joli succès en 1997, dix ans précisément après la sortie de Little Shop of Horrors, et ses quelques Golden Globes (dont celui de la meilleure actrice pour Madonna et du meilleur film) signale cependant, si besoin est, qu’il y a toujours un public pour le cinéma musical. C’est le début d’un frémissement qui atteindra son apogée au début des années 2000 d’abord avec le Moulin Rouge de Baz Luhrman, puis, et surtout, avec le fameux Chicago
L’effet Chicago
Nous ne reviendrons pas sur la longue genèse du film qui a vu défiler, comme stars potentielles, Madonna, Goldie Hawn, Charlize Theron, Nicole Kidman, John Travolta ou encore Rosie O’Donnell ou, comme metteurs en scène, Robert Iscove, Herbert Ross et Nicholas Hytner. Sorti en décembre 2002, Chicago a été LE succès surprise de l’année 2003. Il s’agit là de la première comédie musicale hollywoodienne à obtenir l’Oscar du meilleur film en 34 ans. Est-ce un coup de chance ou le début d’une nouvelle ère de comédies musicales inspirées de Broadway ? On ne peut pas encore le dire. Il est certain que le public s’est rué en masse pour cette première réalisation au cinéma du chorégraphe-metteur en scène Rob Marshall (306 millions de dollars de recettes dont 170 sur le sol américain, soit le plus gros succès pour un musical juste après Grease et le plus gros succès de la firme Miramax). Mais beaucoup attribuent ce triomphe surprise à la présence de stars du grand écran, comme Richard Gere, Renee Zellwegger ou Catherine Zeta-Jones, révélant pour l’occasion leurs capacités à chanter et à danser de façon parfaitement crédible.
Le succès modeste (ou l’échec relatif selon les interprétations) de The Phantom of The Opera ne répond que partiellement à la question. Sans avoir renouvelé le coup d’éclat de Chicago, les résultats honorables du film de Joel Schumacher (153 millions de dollars de recettes dans le monde dont 51 en Amérique du Nord) le placent cependant juste en dessous de Moulin Rouge (177 millions dont 57 aux USA) et juste au dessus d’Evita (141 millions dont 50 aux USA) et montrent que même avec des inconnus (Gerard Butler, Emmy Rossum et Patrick Wilson) en tête d’affiche et en dépit de critiques globalement désastreuses, le public est prêt à se déplacer pour voir un musical sur grand écran. Austin Shaw du Really Useful Group, la compagnie d’Andrew Lloyd Webber qui a produit Phantom, vient d’annoncer que le film avait rentabilisé son investissement initial (environ 70 millions de dollars) et allait, au final, faire du profit. D’un autre côté, ces résultats sont trop peu significatifs pour justifier que de grands studios décident de se lancer à leur tour, de façon radicale, sur des budgets de cette importance. Cela-dit, on vient juste d’apprendre que Lloyd Webber, en co-production avec la Paramount qui détient les droits du film original, s’apprêtait à transposer, pour un budget de 60 millions de dollars, sa version de Sunset Boulevard. S’il est à peu près certain que Glenn Close y reprendra le rôle de Norma Desmond qu’elle a créé sur scène à Broadway, la nouvelle de l’engagement d’Ewan Mc Gregor dans celui de Joe Gillis relève plus de la rumeur d’autant qu’aucun metteur en scène n’a, pour l’instant, été désigné.
Il faudra cependant attendre la sortie de Rent et de The Producers, et leurs résultats au box office, pour que le retour des grandes comédies musicales se confirme. Et derrière ces deux sorties, se profilent celles de Dreamgirls et de Hairspray. Ces quatre films sont les premiers à devoir leur existence au succès de Chicago (la production de Phantom avait été lancée avant la sortie du film de Rob Marshall).
Broadway-Hollywood, les films en production
Rent : Créée à Broadway en 1996, la comédie musicale de Jonathan Larson a reçu quatre Tony Awards dont celui du meilleur musical. Adapté très librement de La Bohème, le spectacle évoque quelques instants de vie d’un petit groupe de l’East Village de New York, constitué d’homosexuels et d’hétérosexuels, de blancs, de noirs et de latinos, de riches et de pauvres, et confronté aux ravages du sida à la fin des années 80. Pas loin d’une décade plus tard, Rent est toujours à l’affiche. C’est Chris Columbus, célèbre pour la série des Maman, j’ai raté l’avion et les deux premiers épisodes d’Harry Potter, qui en signe l’adaptation cinématographique. A ceux qui se montrent sceptiques, Columbus précise qu’il a abordé Rent avec la ferveur d’un immense « fan », celle qui l’animait déjà à l’époque où il s’attaquait à Harry Potter et dit s’être inspiré, entre autres, de Cabaret, A Hard Day’s Night et The Last Waltz. Quelques changements ont été apportés à l’oeuvre originale. Des lignes de dialogues parlés viennent, en particulier, rendre, ça et là, l’histoire plus explicite alors que le spectacle était intégralement chanté. Mais le film sera quand même chanté à 80 %. Pour la distribution, Columbus a engagé, fait assez rare pour être souligné, une bonne partie de la troupe originale dont aucun membre n’a de vraie carrière au cinéma. On retrouvera donc Adam Pascal (Roger), Anthony Rapp (Mark), Taye Diggs (Benny), Jesse L. Martin (Tom Collins), Wilson Jermaine Heredia (Angel) et Indina Menzel (Maureen). Ils seront rejoints par Tracie Thoms (Joanne) et la très belle héroïne de Sin City, Rosario Dawson (Mimi). Les prises de vues ont eu lieu à New York pour les extérieurs et à San Francisco, où vit Columbus, pour les scènes en studio. Le film sortira aux Etats-Unis le 11 novembre prochain. Sa sortie en France est prévue le 12 avril 2006. Sans préjuger de la qualité du film, on peut déjà dire que la bande annonce est terriblement alléchante.
The Producers : Il s’agit là de l’adaptation d’un spectacle de Mel Brooks (transposition scénique d’un film que le cinéaste avait réalisé dans les années soixante), qui triomphe à Broadway depuis 2001. Le succès du show est tel que le prix des billets approche aujourd’hui celui des places des concerts rock les plus prisés. En outre, «The Producers a remporté douze Tony Awards, un record dans l’histoire de cette manifestation. Cette comédie musicale à l’ancienne raconte comment deux producteurs s’appliquent délibérément à monter le bide de l’année à Broadway de manière à toucher l’argent de l’assurance. Malheureusement pour eux, leur spectacle est un triomphe. La chorégraphe Susan Stroman (Crazy For You, Oklahoma), metteur en scène du spectacle (elle l’avait repris suite au décès de son époux Mike Ockrent qui devait initialement le diriger) passe derrière la caméra pour ce qui sera son premier long-métrage. Contrairement à Rent ou Phantom qui se situent dans un registre dramatique, The Producers s’inscrit dans le cadre de la pure comédie, mais loin de la comédie noire et cynique à la Chicago. Stroman s’explique : « Chicago était sexy et l’humour y était cinglant; nous ne faisons pas du sexy ou du cinglant, nous faisons de la bonne vieille comédie musicale ». Comme pour Rent, la plupart des acteurs de la troupe originale, Nathan Lane, Matthew Broderick, Gary Beach, Roger Bart, reviennent pour le film. Parmi les petits nouveaux, on retrouve Will Ferrell (bientôt dans le remake ciné de la série Ma sorcière bien-aimée) en Franz Liebkind et surtout Uma — Kill Bill — Thurman dans le rôle de Ulla, la secrétaire bimbo, initialement proposé à Nicole Kidman. Le tournage du film a eu lieu à New York. Sa sortie est prévue aux Etats-Unis le 25 décembre 2005 et le 8 mars 2006 en France.
Dreamgirls : Ecrit par Henry Krieger et Tom Eyen, mis en scène, à l’origine, par Michael Bennett (A Chorus Line), Dreamgirls a remporté six Tony Awards l’année de sa création. Le spectacle raconte la montée et la chute d’un trio musical féminin inspiré par les Supremes, le groupe qui fit connaître Diana Ross. L’histoire met, en particulier, l’accent sur la rivalité entre la vedette du trio, Deena Jones, et celle qui en est éjectée, Effie White. Cette dernière interprète la chanson la plus mémorable du show, « And I Am Telling You I’m Not Going ». Bill Condon (Kinsey) va mettre en scène la transposition cinématographique du spectacle après en avoir également signé le scénario. Condon faisait partie de la « dream team » de Chicago dont il a adapté le scénario pour Rob Marshall. Après le succès, il y a quelques mois, du Ray de Taylor Hackford basé sur la vie de Ray Charles, Condon a récemment déclaré qu’un musical centré sur un groupe de personnages afro-américains trouverait facilement un écho sur une large audience. « La musique afro-américaine est au centre de notre culture » dit-il, « ce n’est pas qu’une partie de notre culture, C’EST la culture ». Un autre élément qui pourrait intéresser un public plus jeune est la référence à l’émission American Idol (Pop Star en France), le spectacle démarrant sur un radio crochet auquel participent les héroïnes. Six nouvelles chansons ont été composées par les auteurs de la pièce, et le script a été revu de manière à s’éloigner de la forme entièrement chantée du spectacle. Jamie Foxx, tout auréolé de son Oscar pour le rôle titre de Ray tiendra le rôle de Curtis Taylor Jr, le manager des « Dreamgirls » qui a une liaison avec la vedette, Deena, incarnée par Beyoncee Knowles. Eddie Murphy (Pluto Nash) a, quant à lui, accepté d’interpréter James Thunder Early, l’artiste qui donnera leur première chance aux chanteuses. Pour le rôle d’Effie, la production, souhaitant engager une inconnue, a lancé, à grand renfort de publicité, une large audition à travers les Etats-Unis. Le reste du casting est actuellement en négociations. Les prises de vue démarreront le 8 janvier 2006 pour une sortie aux Etats-Unis en décembre de la même année.
Hairspray : Adapté du film éponyme de John Waters par Thomas Meehan, Mark O’Donnell, Scott Wittman et Marc Shaiman, cette comédie musicale triomphe à Broadway, où elle a remporté huit Tony Awards dont celui du meilleur musical, depuis 2002. Située dans les années 60, elle raconte comment une adolescente aux formes opulentes devient le symbole de l’Amérique triomphante après avoir gagné un concours de danse télévisé. Hairspray revient donc au cinéma mais la production a pris du retard. Jack O’Brien et Jerry Mitchell, respectivement metteur en scène et chorégraphe du spectacle original devaient assurer la réalisation du film mais suite au report du tournage à avril 2006, ils ont déclaré forfait. Les producteurs Craig Zadan et Neil Meron, à qui l’on doit Chicago, se sont tournés vers Rob Marschall. Si celui-ci acceptait, la boucle serait bouclée puisque c’est Marshall qui, à l’origine, devait mettre en scène et chorégraphier le spectacle mais s’était retiré du projet pour préparer le film tiré de Chicago et avait été remplacé par O’Brien et Mitchell. Marshall, qui vient de terminer Memoirs of A Geisha pour le compte de Dreamworks, serait effectivement libre pour entamer la préparation de Hairspray. « Le thème est ici l’acceptation de soi », explique Meron, « C’est un peu Cendrillon à l’envers. On y trouve aussi beaucoup de ce qui faisait le charme de Grease, l’émotion en plus ». Pour le casting, aucune annonce officielle n’a été faite. Si les fans du spectacle militent pour retrouver Harvey Fierstein dans le rôle d’Edna, la mère de la jeune adolescente, on parle beaucoup de John Travolta pour incarner ce personnage. Billy Crystal et Aretha Franklin sont parmi les noms les plus cités par les rumeurs pour des rôles secondaires. Le film sortira dans le courant de l’année 2007.
Broadway, Hollywood, et ensuite ?
La liste est longue des comédies musicales de Broadway dont on parle pour le cinéma. Parmi les projets les plus avancés, citons Sweeney Todd, la comédie musicale de Steven Sondheim et Bat Boy spectacle off Broadway de Laurence O’Keefe, Keythe Farley et Brian Flemming. Après être passé dans les mains des dirigeants de la Columbia dans les années 90 (à l’époque, Tim Burton devait signer la mise en scène) puis, l’année dernière, dans celles des représentants de Dreamwork, l’adaptation de Sweeney Todd est aujourd’hui au planning de Scamp Films and Theatre Ltd., la société de production du metteur en scène Sam Mendes (American Beauty au cinéma, Cabaret au théâtre). Mendes a annoncé récemment dans le mensuel « Empire » qu’il réaliserait lui-même le film sur un scénario de John Logan. On parle d’une sortie fin 2006 mais rien n’est officiel pour l’instant. Bat Boy sera mis en scène par John Landis (The Blues Brothers). Farley et Flemming sont en train d’écrire le script qui doit être prêt à la fin du mois d’août. Le film devrait sortir dans le courant de l’année 2007. Citons encore Pippin, la comédie musicale de Stephen Schwartz et Bob Fosse, dont Harvey Weinstein, alors chez Miramax, avait acheté les droits après le succès de Chicago. Mais suite à la séparation de Miramax et Disney, on ne sait pas ce qu’il est advenu du projet, d’autant que l’autre gros contrat de Weinstein à l’époque, une nouvelle adaptation de Damn Yankees, a, lui, été officiellement annulé. Il a été question également d’une transposition cinématographique de Urinetown de Mark Hollmann et Greg Kotis, mais rien n’a officiellement été concrétisé depuis l’annonce du projet en 2003.
Hollywood sans Broadway
Juste avant Chicago, un autre musical, présenté en compétition officielle en ouverture du festival de Cannes avait beaucoup fait parler de lui. Il s’agit bien sûr de Moulin Rouge. Comme dans Chicago, l’attrait du film de Baz Luhrman reposait beaucoup sur la découverte des talents de chanteurs ignorés de deux grosses stars du cinéma, Nicole Kidman et Ewan Mc Gregor, qui donnait à l’ensemble de l’oeuvre un cachet particulier. Plus que Chicago et plus que les musicaux qui vont sortir dans les prochains mois, Moulin Rouge mérite l’appellation de « musical moderne ». L’autre intérêt du film réside, en effet, dans son utilisation abondante du numérique qui confère à l’image un look inconcevable il y a seulement quinze ans. Enfin, Moulin Rouge est un musical original et le renouveau de la comédie musicale hollywoodienne ne sera pas sans que des films ne soient réalisés hors du contexte de Broadway.
S’ils sont moins nombreux, les projets existent cependant. D’ici quelques semaines sortira aux Etats-Unis, un film de John Turturro produit par les frères Cohen et intitulé Romance and Cigarettes. James Gandolfini (de la série Les Sopranos), Susan Sarandon, Kate Winslet, Christopher Walken, Mandy Moore et Bobby Cannavale (de la série New York 911) constituent la distribution de ce long-métrage indépendant qui raconte les déboires d’un quinquagénaire déchiré entre sa femme et sa jeune maîtresse. Comme dans les oeuvres de Dennis Potter (Pennies From Heaven), les acteurs chanteront avec la voix de chanteurs connus, tel, par exemple, Bruce Springsteen. On ne sait pas encore quand Romance and Cigarettes sortira en France mais le film vient d’être sélectionné pour le prochain festival de Venise. Julie Taymor, metteur en scène à Broadway de The Lion King et réalisatrice au cinéma de Frida prépare un long-métrage qui, suivant la méthode de Mamma Mia au théâtre, s’articulera autour du répertoire d’un groupe célèbre, en l’occurrence les Beatles. Le film évoquera l’histoire d’amour entre une jeune américaine et un étudiant anglais dans le Londres des années soixante. Evan Rachel Wood (Thirteen) tiendra la vedette de ce long-métrage qui n’a pas de titre pour l’instant mais dont la sortie aux Etats-Unis est déjà prévue pour l’automne 2006. Enfin, le comédien-chanteur Hugh Jackman (Oklahoma au théâtre, X‑Men au cinéma) vient de signer un deal avec les studios Disney pour produire et tenir le rôle principal de trois comédies musicales dont deux originales.
Combien de temps durera ce renouveau? On ne peut, effectivement, pas encore le dire. Mais en attendant, les amateurs de cinéma musical vont avoir, largement, de quoi se réjouir durant les prochaines années.