Légendes celtiques en musique
La vogue celtique dans le théâtre musical n’a rien d’un phénomène récent : imaginez un château médiéval baignant dans la brume, de gentes demoiselles rêvant de tournois, de troubadours et de chevaliers servants, le roi Arthur et Lancelot tous deux amoureux de la reine Guenièvre… Ajoutez une pincée de Merlin l’enchanteur pour la touche de fantastique et vous obtenez Camelot (1960). Si le cinéma a largement utilisé le folklore celtique, on s’attend nettement moins à voir les Chevaliers de la Table Ronde dans le théâtre musical : entendre des comédiens chanter en cotte de mailles entre les murs d’un château-fort de carton-pâte constitue un spectacle étonnant. Cette comédie musicale était pourtant la préférée du couple présidentiel Kennedy. Les chroniqueurs de l’époque comparaient d’ailleurs la « cour » de la Maison Blanche à celle de Camelot, la capitale imaginaire d’Arthur.
Les auteurs, Frederick Loewe et Alan Jay Lerner, n’en étaient pas à leur coup d’essai. Ils avaient déjà proposé un surprenant et fantastique Brigadoon (1947). Ce spectacle raconte l’histoire d’un village écossais ancien qui émerge un jour par siècle dans le monde actuel avant de retomber dans le sommeil. Une idylle se noue entre un contemporain et une villageoise. L’abîme temporel qui sépare les deux tourtereaux rend leur amour impossible. L’utilisation de la légende du village oublié confère ce caractère émouvant à un conte fantastique auquel on aime tellement croire. Ici, l’originalité réside dans le caractère féerique de la rencontre entre un passé de légende et le présent. Les Américains de Broadway et les Européens partagent un patrimoine culturel commun. Les personnages des Chevaliers de la Table Ronde sont connus au même titre que les personnages bibliques ou historiques. Leur place dans l’inconscient du public en fait des sujets attractifs pour les foules. En plus de leur notoriété, les mythes et légendes suffisamment développés possèdent une valeur morale, sociale ou dramatique qui permet leur évocation sous des angles variés. Il relève du talent des auteurs de valoriser leur relecture. Et pour ne rien gâter ces histoires sont dans le domaine public !
Broadway n’a pas toujours besoin de franchir l’Atlantique pour chercher de nouvelles racines. Le mythe de la conquête de l’Ouest a ainsi généré ses propres traditions, que la presse de l’époque, la littérature, puis le cinéma ont largement popularisé. Dans ce registre folklorique, Oklahoma ! (1943) s’est illustré de manière retentissante. Il a également sonné comme un coup de tonnerre pour la première collaboration du fameux tandem Richard Rodgers et Oscar Hammerstein pour une longue et prestigieuse carrière. Avec ses cow-boys plus vrais que nature, dans un petit village comme le public les imagine bien, Oklahoma ! fait revivre un monde pittoresque et ô combien attachant. Le fil conducteur est simple: Une rivalité amoureuse et tragique. Dans le contexte des pionniers de l’Ouest, la vie et la survie de la petite communauté tient pour beaucoup à ses valeurs de solidarité et d’humanisme. Le spectacle valorise ces valeurs qui sont élevées en message. Celui-ci reste simple, il rencontre naturellement une forte adhésion dans le public qui s’identifie aisément à ce mythe fondateur de la société américaine. Petit retour en arrière. Le 19e siècle américain avait également été évoqué auparavant par le parolier Oscar Hammerstein II et son illustre collaborateur du moment, Jerome Kern. En 1927, Show Boat a été un triomphe. Il montrait la société du Sud des Etats-Unis sur le mode nostalgique d’un monde disparu. La musique est globalement à la confluence de la comédie musicale américaine et de l’opérette européenne mais une chanson fait basculer le théâtre musical dans une tradition largement méconnue à l’époque: « Ol’ Man River ». Cette chanson d’inspiration afro-américaine est un blues contemplatif sur le temps qui passe comme l’eau d’un fleuve. Elle marque l’irruption du folklore élaboré par les esclaves des états du Sud sur la grande scène « blanche » du théâtre.
La même année, le cinéma parlant faisait encore chanter le blanc Al Jolson barbouillé de cirage ! Show Boat osait une chanson « noire » interprétée par un chanteur « noir » (Paul Robeson). Un des aspects les plus étonnants de ce succès réside dans cet ancrage vers l’authenticité, nécessaire pour recréer un cadre réaliste et crédible. Ces spectacles, Oklahoma ! et Show Boat sont considérés comme des jalons dans l’histoire du théâtre musical américain et ont puisé leur force et leur efficacité dans le folklore. Ils sont la preuve qu’on peut activer avec talent les éléments du passé pour en faire des créations nouvelles et quasi-parfaites. Ces oeuvres ont un pouvoir d’évocation si puissant qu’elles dépassent largement l’anecdote. Elles se situent à l’opposé du Annie Get Your Gun (1946) d’Irving Berlin qui travestit — de manière très séduisante — la réalité pour dérouler des chansons superbement réglées. Une femme tireur d’élite, Annie, a toute les peines du monde à trouver un terrain d’entente et d’amour avec un tireur jaloux de son talent. Ici le far-west sert de décor pour une succession de situations comiques dans un décor de carton-pâte.
Folklore et exotisme
La force d’un folklore vivace, c’est de pouvoir transmettre ses valeurs et ses convictions. Broadway a largement puisé dans les folklores variés pour trouver les nouvelles formes fortes susceptibles de plaire. Ainsi Un violon sur le toit (1964) est l’histoire d’un pogrom au sein de la communauté juive de la Russie du début du siècle. La musique sonne colorée, bien en accord avec le propos. Et le spectacle trouve le ton qui plaît.
A l’instar de public, on ne pourrait pas imaginer ces victimes chantant des chansons du Broadway « strass et paillettes ». L’utilisation de sonorités authentiques ajoute ce surcroît de crédibilité nécessaire au dépaysement complet d’un auditoire ravi. La musique des comédies musicales a considérablement progressé avec des compositeurs de plus en plus savants. L’assimilation des harmonies exotiques devient presque un jeu d’enfant pour des artistes confirmés et motivés.
Ainsi, la restitution des couleurs du folklore et des traditions évoquées sonnent plus juste. Le défi le plus étonnant auquel le théâtre musical américain ait eu à répondre est sans doute la description de l’ouverture du Japon au commerce occidental en 1853. La trame est un événement politique et historique capital souvent ignoré chez nous. Et pour corser le tout, les événements sont décrits d’un point de vue japonais ! Ainsi ce méconnu Pacific Overtures (1976) de Stephen Sondheim incarne le « musical conceptuel total ». La musique et les paroles (en anglais) suivent les harmonies et la prosodie japonaise, la mise en scène s’inspire du Nô (masques, costumes, absence de femmes), les acteurs sont asiatiques. Le projet est ambitieux et total, il exige du public d’adopter un point de vue radicalement différent en le baignant littéralement dans la culture japonaise. Même si le résultat peut ne pas convaincre, la hauteur de vue est troublante et même intellectuellement gratifiante pour les convertis.
World music
A l’heure où les images du monde entier nous parviennent à travers les grandes et petites lucarnes, le public ne contente plus d’un monde caricatural. Le noir interprété par un blanc au visage enduit de cirage ne passe plus. De même, l’Asiatique joué par un blanc aux yeux tirés pour faire bridés sera rejeté. Les spectacles en quête d’exotisme réclament aussi l’authenticité. Et celle-ci exige le respect des traditions et du folklore — au sens large — des lieux que ces spectacles veulent nous faire visiter.
Peut-être l’exemple le plus symptomatique de ce respect est la création de Le roi lion de Disney. Le film d’animation comme le spectacle de Broadway de 1997 auraient pu rester à l’état de caricature de la vie animale et de l’Afrique. Mais dans les mains respectueuses de Julie Taylor, le résultat a donné une image généreuse et satisfaisante, tant à l’oeil qu’à l’ouïe et l’intellect, de la savane africaine. Du moins pour le profane… Des artistes africains ont en effet collaboré à l’adaptation aux côtés d’Elton John, auteur des chansons du film. Broadway, boulimique de nouveau sujets, a forcément fini par s’arrêter devant un miroir: Il a trouvé matière à traiter son propre folklore. L’industrie du spectacle a su se mettre en scène dans sa volonté permanente d’éblouir. Or l’usine à rêve se nourrit elle même des rêves de ses serviteurs, et ce depuis toujours. C’est une de ses traditions. Ainsi la route qui mène de la réalité au rêve possède ses propres rites. A Chorus Line (1976), la comédie musicale consacrée au recrutement des danseurs de 2e plan pour la scène de Broadway, en donne un aperçu douloureux et réaliste, et donc terriblement riche de son humanité.. Le théâtre musical américain est jeune. On ne peut guère le faire remonter au delà du début du 20e siècle. Dans son développement vertigineux, il a beaucoup emprunté. Il a commencé par caricaturer. Pour ne pas tomber d’épuisement, il s’est renouvelé dans les folklores européen, américain puis a puisé dans le monde entier dans le but de dépayser son public. Et il a fini par adopter une vision de plus en plus authentiques des communautés, en se basant sur leur folklore, pour faire revivre sans trahir.
Les oeuvres citées dans l’article
Camelot (1960). de Frederick Loewe (musique) et Alan Jay Lerner (paroles). A été adapté en film (1967) réalisé par Joshua Logan.
Brigadoon (1947). de Frederick Loewe (musique) et Alan Jay Lerner (paroles). A été adapté en film (1954) réalisé par Vincente Minelli.
Oklahoma ! (1943). de Richard Rodgers (musique) et Oscar Hammerstein II (paroles). A été adapté en film (1955) réalisé par Fred Zinnemann.
Show Boat (1927). de Jerome Kern (musique) et Oscar Hammerstein II (paroles). A été adapté plusieurs fois en films (1929, 1936, 1951) respectivement par Harry Pollard, James Whale et George Sidney.
Annie Get Your Gun (1946). de Irving Berlin (musique et paroles). A été adapté en film (1950) réalisé par George Sydney (également connu sous le nom de Annie du Far-West !).
Un violon sur le toit (1964). de Sheldon Harnick et Jerry Bock. A été adapté en film (1971) réalisé par Norman Jewison.
Pacific Overtures (1976). de Stephen Sondheim.
Miss Saigon (1989) de Claude-Michel Schönberg (musique) et Alain Boublil (paroles).
Le roi lion (1997). de Elton John (musique) et Tim Rice (paroles). A été tiré du film d’animation (1994) réalisé par Roger Allers et Rob Minkoff.
A Chorus Line (1976). de Marvin Hamlisch (musique) et Edward Kleban (lyrics). A été adapté en film (1985) réalisé par Richard Attenborough.