On avait l’impression que le cinéma musical végétait. Il semblerait plutôt qu’il ait fait feu de tout bois quand on observe des succès publics récents comme Dancer in the dark, Moulin Rouge ou Accords et désaccords. Comme les autres films musicaux de notre époque, ces affiches à grands retentissements proviennent d’initiatives dispersées. Il n’y a plus de studios spécialisés façon MGM à Hollywood. Le point commun de tous ces films réside dans l’hommage appuyé à un âge d’or admiré (1930–1960). Dans Dancer in the dark, la jeune Selma (interprétée par la chanteuse Björk également créatrice des chansons) perd la vue et s’accroche comme à une bouée aux chansons de The Sound of Music (La Mélodie du Bonheur) un classique du genre. Selma personnifie l’admiration persistante du public pour ce cinéma donné pour mort mais toujours vivant dans les coeurs. Quant à Moulin Rouge, son réalisateur imagine ce qu’aurait pu être l’âge d’or avec les chansons d’aujourd’hui : audacieux et kitsch, brillant et boursouflé, entre bon et mauvais goût. Mais les excentricités revendiquées font partie du genre. Traité comme un film sur la musique, Accords et désaccords s’intéresse de son côté à une page de l’histoire du jazz. Ce genre est admiré par le réalisateur Woody Allen autant que la comédie musicale si typique de sa ville préférée New-York (rappelons-nous de son très réussi Everyone says I love you). Ces films fonctionnent donc comme un rappel distancié aux meilleurs souvenirs. Ils évoquent pour les réalisateurs de ces films la manière de faire d’alors mêlée au goût du jour. Pour les plus jeunes, ils constituent une invitation vers le magnifique catalogue de la grande époque. Pour tous, ils rappellent la joie intense et si difficile à restituer dans un autre genre que procure un bon film musical.
Avec ces premières affiches, nous avions affaire à la partie émergée de l’iceberg. Il y a eu d’autres approches innovantes de la matière musicale au cinéma. La première d’entre elles est de parler des coulisses du spectacle musical, comme l’avait fait Singin’ in the rain (1954), mais sur un ton plus réaliste. Le grand film récent venu de Hollywood et passé quasiment inaperçu est Presque Célèbre (Almost Famous) de Cameron Crowe. Le réalisateur revient sur sa propre adolescence vouée à l’admiration des groupes de rock/pop durant les années 70. Cette passion l’a amené à collaborer pour le célèbre magazine de pop-music Rolling Stone. Le film évoque ces années spéciales durant lesquelles l’adolescent devient adulte, en même temps que la musique pop vit ses derniers instants d’artisanat, avant le grand saut de l’industrie dominée par de grosses compagnies de communication. L’intelligence du traitement rend le film émouvant et passionnant. Toujours dans les coulisses mais cette fois au XIXe siècle, Topsy Turvy s’intéresse à la collaboration du tandem Gilbert & Sullivan, créateurs célébrés d’opérettes outre-manche et fêtés comme Offenbach en France. Dans un tout autre style, Spinal Tap (This is Spinal Tap ? 1984 aux USA) a fini par sortir en salles en France. Longtemps confiné au bon soin du bouche-à-oreille parmi quelques initiés, ce film américain a la forme d’un rock-umentaire (documentaire rock). Totalement fictif en réalité, il caricature jusqu’à la moelle un groupe médiocre de hard-rock sur un ton souvent comique. Plus précisément, on navigue entre ironie et naïveté, avec une indulgence qui évite de tomber dans le désenchantement. Il en va ainsi de ces films sur la musique, les arts du spectacle et ses coulisses. La représentation sur scène a des exigences énormes et les moyens sont parfois chiches. Ce décalage par rapport à l’impact merveilleux sur le public constitue une trame de choix pour ces films apparemment moins séduisants que la moyenne, mais au contenu gratifiant pour qui s’en donne la peine.
Quelques nouveaux films ne sont plus musicaux au sens de la grande époque. Ils ont cessé d’être polarisé par le prochain numéro chanté/dansé. Cette forme qui régente toutes les formes de spectacle musical se voit transformée par la syntaxe propre au cinéma. La chanson devient un moyen d’expression parmi d’autres, mais qui a toutefois la force de souligner jusqu’à l’exagération. Prenons l’exemple de 8 femmes. Chacune de ces femmes est caractérisée par la chanson qu’elle interprète. Ces chansons ne figuraient pas dans la pièce de théâtre d’origine, elles sont venue jouer la carte de la connivence avec la mémoire collective du public. Elles remplacent avantageusement des dialogues selon le bon adage qu’une brève chanson vaut mieux qu’un long bavardage. Même chose pour In the mood for love : la bande son apporte une économie de dialogue et participe à transformer la mise en scène en un ballet amoureux incandescent et paradoxalement platonique. Sans la musique, le film deviendrait boiteux. Le réalisateur chinois Wong Kar Wai est connu pour bâtir ces films autour de pièces musicales qui génèrent et soutiennent la dynamique dramatique. La plus authentique forme capable de restituer l’interprétation musicale dans sa pureté reste le documentaire. Quelques longs-métrages sont venus éclairer la musique ou la danse, et ses interprètes. L’énergétique Calle 54 revisite le jazz latino dans le sillage de Buena Vista Social Club (1998) de Wim Wenders. Du côté de la musique classique, l’astreignant travail du pianiste de concert est décrit dans La spirale du pianiste. Concernant la danse et de l’austère formation des futures étoiles de l’Opéra de Paris, Nils Tavernier a réalisé Tout près des étoiles. À la frontière du film de fiction et du documentaire, deux films ont exploré la relation forte et dramatique entre un musicien et son entourage : La pianiste et Le pianiste. Quasi homonymes, ces films n’ont pas de relation entre eux. Le premier explore la relation tumultueuse et perverse entre une professeur de piano et son élève. Le second décrit ? entre autres — l’attachement que porte un officier allemand à un pianiste juif menacé de déportation. Il n’est pas sûr que la musique adoucisse les moeurs, du moins exalte-t-elle les sentiments humains pour le meilleur, et parfois pour le pire.
La forme classique des chants/danses enchâssés entre des scènes de dialogue poursuit son chemin. Comme au temps de l’âge d’or, Hedwig and the Angry Inch de John Cameron Mitchell ou Peines d’amour perdues de Kenneth Brannagh ont revisité le film musical dans sa construction classique. Mais ces deux films l’ont fait chacun à leur manière : un son moderne plutôt dur et électrique adapté du spectacle off-Broadway homonyme pour le tourmenté Hedwig, les chansons rétro de Cole Porter et compagnie du Broadway des années 1930–40 pour l’adaptation de Shakespeare. Comme quoi, la comédie musicale pure et dure a encore du souffle. Et les nouvelles contributions venues de l’Orient Proche ou Extrême ne le démentiront pas. Coup sur coup sont arrivés sur les écrans Le Chant de la fidèle Chunhyang (Corée du Sud), Silence … on tourne (Egypte), Lagaan (Inde, sur un match de cricket !) et Monrak Transistor (Thaïlande). Ces films viennent enrichir de leur personnalité propre le catalogue du film musical international. Ils laissent entrevoir la richesse des productions locales dont elles sont issues. Pour l’exemple, citons le cinéma de l’Inde surnommé Bollywood (contraction de Bombay et de Hollywood). Celui-ci est réputé pour son abondance, notamment dans le genre qui nous intéresse. Toutefois il garde un aspect idiomatique qui contraint le spectateur européen à quelques efforts d’adaptation pour en saisir les conventions. Plus ciblé vers le public international Lagaan est galop d’essai que bon nombre voudrait voir renouveler.
Dans des registres complètement différents, le film musical s’expose aussi à travers l’opéra avec Tosca (réalisé par Benoît Jaquot d’après l’oeuvre de Puccini). Le commanditaire reste l’indéfectible promoteur de l’opéra au cinéma Daniel Toscan du Plantier (La Traviata, Don Giovanni, La Bohème, Carmen… ). Par la grâce des chanteurs aux physiques dignes de Hollywood, le rêve (discutable) d’initier le public du cinéma à l’opéra reste vivant. Il s’est poursuivi avec Callas Forever de Franco Zeffirelli sur la célèbre cantatrice Maria Callas. Ces films sont exigeants, ils ont pour eux une démarche courageuse dans des temps où la facilité est tentante. Mais l’impact sur le public du cinéma, qui n’est pas forcément celui de la musique classique, reste étroit. Du côté du coeur de cible du cinéma, les adolescents ont droit à des films dont leurs chanteuses préférées sont les vedettes: Mariah Carey dans Glitter et Britney Spears dans Crossroads. N’oublions pas que les éditeurs de disques et les studios de cinéma sont acoquinés dans de grands groupes de communication. Ces affiches n’ont guère plus d’ambition que de valoriser leurs vedettes et leurs disques. Nous laisserons donc leurs publics respectifs juger la qualité de leurs prestations. Un film avec Eminem, le bad boy du rap américain, sortira bientôt : titre original 8 mile. En tout état de cause, ces films confirment la thèse déjà rabâchée qu’avec beaucoup de volonté, un peu de chance et malgré des handicaps en tout genre, on peut s’en sortir dans le show-business. Si la valeur de ces films reste variable, ils attestent quand même qu’il y a réellement des oreilles attentives pour un cinéma musical ciblé. Espérons que ses oreilles mûriront pour grossir les rangs d’un cinéma ou théâtre musical plus exigeant.
À quelques semaines de la sortie de Chicago prévue pour le 26 février 2003, il y a de nombreux façons de calmer son impatience. Les DVD de films musicaux foisonnent, même sans avoir à remonter au siècle dernier ! Et puis pour l’amateur de théâtre musical, de futures adaptations sur les planches telles que celle annoncée par Elton John pour Billy Elliot promettent de beaux moments. Rappelons les exemples récents de The Producers ou The Full Monty montés à Broadway. Mort, le cinéma musical ? N’en déplaise aux oiseaux de mauvais augure à courte vue, le prétendu cadavre continue à chanter et danser vigoureusement. Les musiques et les chorégraphies n’ont pas la même syntaxe qu’autrefois, mais pourquoi s’en plaindrait-on alors qu’on nous propose tant de nouvelles beautés savoureuses à découvrir.
Liste des oeuvres citées (les dates de sorties sont les dates françaises)
Année 2000
Accords et désaccords (Sweet and lowdown), réalisé par Woody Allen.
Dancer in the dark, réalisé par Lars von Trier.
Spinal Tap (This is Spinal Tap), réalisé par Rob Reiner.
Topsy Turvy, réalisé par Mike Leigh.
In the mood for love, réalisé par Wong Kar Wai
Calle 54, réalisé par Fernando Trueba.
La spirale du pianiste, réalisé par Judith Abitbol.
Le Chant de la fidèle Chunhyang, réalisé par Im Kwon-Taek.
Année 2001
Presque célèbre (Almost famous), réalisé par Cameron Crowe.
Moulin Rouge, réalisé par Baz Luhrmann.
Tout près des Etoiles, réalisé par Nils Tavernier.
Hedwig and the Angry Inch, réalisé par John Cameron Mitchell.
Peines d’amour perdues (Love’s labour’s lost), réalisé par Kenneth Branagh.
Silence … on tourne, réalisé par Youssef Chahine.
Tosca, réalisé par Benoît Jaquot.
La pianiste, réalisé par Michael Haneke.
Année 2002
8 femmes, réalisé par François Ozon.
Lagaan, réalisé par Ashutosh Gowariker.
Monrak transistor, réalisé par Pen-ek Ratanaruang.
Callas Forever, réalisé par Franco Zeffirelli
Glitter, réalisé par Vondie Curtis-Hall.
Crossroad, réalisé par Tamra Davis.
Le pianiste, réalisé par Roman Polanski.
Année 2003 (annoncés)
Chicago, réalisé par Rob Marshall.
8 mile, réalisé par Curtis Hanson.