Le cabaret des hommes perdus — Paradis perdus

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Le cabaret des hommes perdus ©DR
Le cabaret des hommes per­dus ©DR

Fin août. Dans la petite salle du Théâtre du Rond-Point, Jean-Luc Revol répète avec sa troupe. Un divan glam­our, un rideau pail­leté, un Sinan Bertrand en jupe-tailleur-imprimé-fleuri se limant les ongles, un numéro d’ou­ver­ture invi­tant le spec­ta­teur… à déguer­pir : le ton est don­né. Le cabaret des hommes per­dus s’an­nonce d’ores et déjà de la trempe des spec­ta­cles des­tinés à devenir cultes et on prédit que cer­taines répliques seront citées très fréquem­ment cet automne dans les dîn­ers en ville. A‑t-on sou­vent enten­du sur la scène d’un théâtre parisien (pres­tigieux de sur­croît) une chan­son sur les tech­niques du porno gay (et les mérites du zoom avant) ? Devant tant d’in­gré­di­ents sus­ci­tant la curiosité, Regard en Coulisse avait for­cé­ment envie d’en savoir plus sur l’o­rig­ine de ce projet.

Genèse d’un cabaret
Jean-Luc Revol, met­teur en scène et insti­ga­teur du pro­jet, nous explique com­ment lui est venue l’idée de ce spec­ta­cle : « Ca fai­sait longtemps que j’avais envie de tra­vailler sur le cabaret et la revue, notam­ment après avoir lu des livres sur l’Al­cazar [NDLR : célèbre étab­lisse­ment parisien pro­posant des revues] ou sur la Grande Eugène [NDLR : mythique cabaret parisien de trav­es­tis]. J’ai donc pro­posé à Patrick Laviosa, puis à Chris­t­ian Siméon de tra­vailler avec moi sur ce pro­jet. Nous avons mis presque trois ans à mon­ter ce pro­jet, entre l’écri­t­ure et la réponse d’un théâtre. »

Par­al­lèle­ment à sa recherche sur la forme du spec­ta­cle, Revol réflé­chit sur le fond. « J’avais envie de retrou­ver l’essence du cabaret. Aujour­d’hui, on appelle « cabaret » le moin­dre tour de chant. Or, quand on voit le Cabaret de Bob Fos­se ou l’u­nivers de la Grande Eugène par exem­ple, il y a quelque chose de sub­ver­sif, donc j’avais envie de trou­ver un sujet qui soit aus­si sub­ver­sif. Au bout d’un moment, je me suis dit ‘pourquoi ne pas par­ler de ce qu’on con­naît le mieux !’ J’ai donc voulu explor­er toutes les influ­ences de la vie gay, y com­pris les clichés, et de tra­vailler là-dessus. Il a fal­lu ensuite trou­ver l’épine dor­sale. J’ai passé à Chris­t­ian une biogra­phie de Joey Ste­fano [NDLR : star du porno gay, séroposi­tif et mort d’une over­dose à l’âge de 26 ans]. C’est comme ça qu’est apparu le per­son­nage de Dick­ie, inter­prété par Alexan­dre Bon­stein. Dick­ie arrivant dans ce cabaret, c’est comme un début de comédie musi­cale tra­di­tion­nelle : Gene Kel­ly arrivant à New York par exem­ple, un héros débar­quant dans un monde où tout peut arriv­er… ».

Pour met­tre en musique cet univers flir­tant entre le cabaret, la revue et la comédie musi­cale, Jean-Luc Revol a fait appel à Patrick Laviosa, avec qui il a tra­vail­lé sur plusieurs spec­ta­cles. De fait, le com­pos­i­teur con­naît bien la sen­si­bil­ité du met­teur en scène. « Tout d’abord, j’ai voulu que ma musique soit en adéqua­tion avec l’u­nivers de Jean-Luc, nous explique-t-il. Je sais com­ment il aime utilis­er les con­trastes par exem­ple, comme le fait d’avoir une musique guillerette sur une scène sor­dide. Pour l’e­sprit cabaret, il fal­lait aus­si un côté dis­parate, de bric et de broc, et en même temps, je voulais que ma musique reste sim­ple et acces­si­ble. Quand j’ai pu faire quelques références, je les ai faites ! L’ou­ver­ture est influ­encée par Kurt Weill, le duo d’amour est écrit comme un boléro de l’en­tre-deux-guer­res et il y a du par­lé-chan­té proche des Para­pluies de Cher­bourg. Pour cer­tains morceaux, Jean-Luc avait des idées très pré­cis­es. Pour un numéro, il avait envie d’une ambiance très six­ties : j’ai donc écrit un twist avec des choeurs qui font choop-doo-wap. Pour d’autres, c’est moi qui ai pro­posé des choses. De même, avec Chris­t­ian, on a fait un ping-pong, en procé­dant par petites touch­es dans un échange per­ma­nent d’idées. »
Seule petite frus­tra­tion pour le com­pos­i­teur : le fait de se retrou­ver seul au piano pour des con­traintes budgé­taires, alors qu’il devait dis­pos­er au départ d’une petite for­ma­tion orchestrale.

Des rôles sur mesure
Pour ce Cabaret des hommes per­dus, Jean-Luc Revol a réu­ni une tal­entueuse dis­tri­b­u­tion : Alexan­dre Bon­stein, Sinan Bertrand, Jérôme Pradon et Denis D’Ar­can­ge­lo, qua­tre artistes de théâtre musi­cal qu’on n’a plus besoin de présen­ter. « Le spec­ta­cle a été écrit en pen­sant à eux, explique Jean-Luc, à part Jérome qui est venu plus tard. J’ai emmené Chris­t­ian les voir dans leurs spec­ta­cles respec­tifs pour qu’il écrive ensuite en fonc­tion de ce qu’ils lui inspi­raient. »
Alexan­dre Bon­stein, qui avait déjà tra­vail­lé avec Revol sur La Tem­pête, incar­ne Dick­ie, jeune homme paumé échouant dans un cabaret étrange tenu par trois « Par­ques », gays de sur­croît, (D’Ar­can­ge­lo, Pradon, Bertrand) qui vont lui racon­ter (et lui jouer) son des­tin. Dick­ie « est un garçon per­du et en manque de recon­nais­sance, qui se laisse facile­ment manip­uler par quiconque lui en pro­pose, nous explique Alexan­dre. C’est quelqu’un qui n’a rien d’une porno-star mais qui le devient car son des­tin l’y entraîne, comme un papil­lon attiré par la lumière. J’ai l’im­pres­sion que ce trip autode­struc­teur aurait pu m’ar­riv­er, que c’est une tan­gente que j’au­rais pu pren­dre à une péri­ode de ma vie. Ce qui me motive dans ce per­son­nage, c’est qu’il incar­ne quelque chose qui existe, que j’ai vu et qui me touche. »

Sinan ©DR
Sinan ©DR

« Cha­cun de nous représente un aspect de l’ho­mo­sex­u­al­ité, ajoute Sinan. Moi, c’est la par­tie féminine/trans/drag queen, dirons-nous. Je suis un peu blonde, naïve, généreuse, avec un grand coeur et en même temps, je suis tout le temps dans une extrav­a­gance et une hys­térie. Lul­la­by, mon per­son­nage est drôle mais je souhait­erais qu’elle soit aus­si attachante et touchante. Comme les pen­sion­naires du cabaret jouent des scènes du des­tin de Dick­ie, on endosse tour à tour plusieurs rôles. Evidem­ment, j’ai prin­ci­pale­ment des rôles féminins, comme celui de Marpes­sa Glove, vieille diva de Broad­way ou de Deb­bie, actrice porno. »
Si Sinan représente la femme, Jérôme Pradon incar­ne l’homme : « Je suis ‘la cau­tion mas­cu­line du spec­ta­cle’ comme le définit Jean-Luc. Je suis la butch [NDLR : vir­il dans le jar­gon gay] poilue, la tapette un peu cuir ! Je joue aus­si d’autres per­son­nages : un hardeur gay qui n’ar­rive plus à ban­der, ce qui me vaut d’être à poil sur scène, et un coach vocal qui est une folle absolue ! Il y a de la légèreté mais à la fin du spec­ta­cle, la réal­ité du SIDA appa­raît… Ce qui me séduit, c’est le chem­ine­ment de mon per­son­nage qui passe pro­gres­sive­ment du très drôle et du loufoque au drame psy­chologique. Ces change­ments de codes de jeu, de rythme sont un grand plaisir d’ac­teur. De plus, Jean-Luc, étant lui-même acteur, a une direc­tion agréable et pré­cise. »
Enfin, Denis D’Ar­can­ge­lo est le « boss » du cabaret. « J’in­car­ne le Des­tin, à la fois humain mais aus­si nar­quois, ironique… et fol­lasse. Mon per­son­nage peut pass­er du suave à l’ex­trême dureté. Evidem­ment, ce per­son­nage a une dis­tance facile par rap­port au des­tin des autres, même si au bout, il y a la mal­adie et la mort. Alors, on peut se deman­der quelle est sa part d’hu­mour par rap­port à ça. Et c’est là que réside une des forces de la pièce : ce traite­ment de l’in­sou­ciance au moment des choix cru­ci­aux que l’on fait dans sa vie. »

Défis per­son­nels

Jean-Luc Revol ©DR
Jean-Luc Revol ©DR

A quelques semaines de la pre­mière, l’ap­préhen­sion pointe légère­ment son nez. « J’ai bien peur qu’on se fasse déchir­er par la presse, con­fie Jean-Luc. Je me suis ren­du compte en met­tant en scène D’amour et d’Of­fen­bach que les cri­tiques français n’ont pas les codes de la comédie musi­cale tra­di­tion­nelle. Et puis, ce genre de spec­ta­cle, on peut vrai­ment ador­er ou détester. Il n’y a pas de juste milieu. Autant sur le Offen­bach, je me sen­tais plus sécurisé de par la musique très famil­ière, ici, je ne sais pas si tout va pass­er. Mais le pub­lic n’est pas idiot ! C’est sûr, il y a des élé­ments cryp­topédés [NDLR : des références pro­pres à la cul­ture gay] comme des per­son­nages féminins inspirés de Mae West et Glo­ria Swan­son, ou encore une chan­son qui s’ap­pelle « Porno Song » où on cite des acteurs gays. Par­fois, on rigole en dis­ant que c’est un spec­ta­cle 100 % tapi­ole mais en fait, il est fait pour être vu par tout le monde, ce n’est pas un spec­ta­cle de clan, de ghet­to, c’est ça qui est intéres­sant. Et les références ne sont pas très appuyées non plus. »

Côté scène, aucun stress n’est pal­pa­ble pour le moment. Tout ce petit monde se con­naît depuis bien longtemps, ce qui donne un cer­tain con­fort de tra­vail. « A par­tir du moment où on tra­vaille, le fait qu’on soit amis ne change rien, souligne Patrick. Mais dès qu’on a une minute de libre, on est entre amis, on se con­naît par coeur et on s’adore ! Du coup, on tra­vaille en toute con­fi­ance. On tra­vaille avec des copains, certes, mais des poin­tures ! » Même son de cloche chez les comé­di­ens : « Tra­vailler avec des gens que j’ad­mire, c’est un plaisir, une stim­u­la­tion, mêlée d’une cer­taine peur », ajoute Alexan­dre.

Pour l’heure, les répéti­tions bat­tent leur plein et cha­cun a ses pro­pres chal­lenges à relever.
« Je dois oubli­er que je n’ai pas l’âge du rôle, recon­naît Alexan­dre. C’est quelque chose qu’il faut que j’as­sume ! Ensuite, tout le spec­ta­cle est sur un mode ‘deux­ième degré’, très ‘cabaret’ for­cé­ment, sauf pour mon per­son­nage qui, lui, doit rester au pre­mier degré tout du long.  »
« Je suis un grand fan de comédie musi­cale mais j’en ai très peu fait sur scène, con­fie Denis. Là, je dois jouer du vio­lon, des castag­nettes, jouer, chanter et danser. Mais de manière per­son­nelle, mon défi est d’être à la hau­teur de ce rêve que je réalise. J’ai tou­jours eu envie de tra­vailler avec cette équipe que je con­nais depuis longtemps. Et là, main­tenant, ça y est, je suis avec eux. Je l’ai voulu, je l’ai eu. Ma pire crainte, c’est de les décevoir. »
« Ce spec­ta­cle est un OVNI, ajoute Jérôme. On ne sait pas à quoi s’at­ten­dre, ce que ça va don­ner : c’est ça le défi ! Mais c’est très exci­tant ! »
Enfin, lais­sons le dernier mot à Sinan : « Je me suis ren­du compte que ce n’é­tait pas si facile de devenir une femme tout en restant crédi­ble à part entière ! Quel savant mélange ! Les talons, c’est déjà un défi en soi ! »