Quel endroit hors du temps…
Ce n’est pas parce que notre maison a 70 ans qu’elle vieillit. Bien au contraire : nous sommes à la pointe du progrès puisque nous sommes même sur Internet ! J’ai d’ailleurs nourri le site de nombreux liens, on peut se diriger vers tout ce qui touche au spectacle à plume.
Quand cette maison a‑t-elle été fondée ?
La maison a été créée en 1929 par M. Février pour des petites garnitures de mode. On mettait beaucoup de plumes sur les chapeaux, on comptait de nombreux modistes sur la place de Paris. Ensuite, Mme Février a repris le flambeau. C’est une artiste très célèbre qui a fait décoller la maison. En effet, ayant sans doute connu Février par le biais de ses maquettistes, Mistinguett a demandé à Février, vers 1945, de réaliser ses costumes en plumes pour le spectacle. Elle était très impliquée dans la fabrication des costumes*. Il faut préciser qu’à l’époque on ne trouvait pas sur Paris de plumassier. Quelques entreprises avaient vu le jour aux Etats-Unis. Mistinguett devait faire venir ses plumes des Etats-Unis. Février s’est tout de suite imposé comme la première maison à faire de la plume pour le spectacle.
Ensuite, nous avons travaillé pour Joséphine Baker, Line Renaud, Liliane Montevecchi lorsqu’elle était aux Folies Bergère. Le Lido a commencé alors à faire de la revue, le Moulin-Rouge s’y est remis aussi (n’oublions pas que cet établissement fut un temps un cinéma).
Combien de personnes travaillent pour Février ?
A l’époque de Mistinguett, une douzaine de personnes constituaient l’entreprise. Aujourd’hui nous ne sommes plus que six. Voilà vingt ans nous étions vingt-huit, c’est vous dire. Le Lido et le Moulin-Rouge proposaient de nouvelles revues tous les ans : cela nous donnait par conséquent beaucoup de travail, d’autant que nous reproduisions la même revue pour Las Vegas. Nous avions environ quatre revues à faire dans l’année.
Aujourd’hui ces établissements font durer leurs revues. Le Moulin-Rouge a gardé la sienne onze ans, le Lido n’a pas changé depuis 1994. Même si nous faisons de temps en temps quelques réparations, nous ne refaisons jamais de costumes entiers. Nos plumes sont un peu trop solides !
Comment travaillez-vous avec les créateurs ?
Les grands cabarets ont leurs maquettistes qui prévoient aussi bien les costumes que les décors. Il faut savoir lire un dessin, comprendre quel genre de plumes convient. On choisit les couleurs en commun, on fait un modèle et ensuite on roule. Nous rencontrons les autres corporations comme le bottier, le costumier, de façon à concevoir l’intégralité d’un costume ensemble. Nous commençons généralement par les costumes de groupe puisque nous allons les faire en « série » : beaucoup de triage de plumes est à prévoir, les données sont assez lourdes. Il est plus facile de tout mettre en route avant de se consacrer à ceux de la vedette de façon à ce qu’ils soient parfaits.
Autre cas de figure : de petites troupes qui n’ont pas d’idées précises. Nous nous adaptons à leurs budgets et leur créons littéralement les modèles. Pas besoin de savoir dessiner : en discutant on aboutit toujours à une solution satisfaisante. Nos clients nous disent : « j’ai tant de personnes à habiller de telle couleur, j’ai tel budget : faîtes ce que vous voulez ! ». C’est la surprise lorsqu’ils reçoivent les costumes. J’aime travailler comme ça, en toute confiance et… à mon idée !
Combien existe-t-il de sortes de plumes différentes ?
Nous utilisons en majorité les plumes d’autruche. Viennent ensuite les plumes de nandou, le faisan et le coq. Les autruches sont élevées en Afrique du Sud, je précise tout de suite que nous ne courrons pas après les oiseaux pour leur arracher leurs parures mais que nous profitons de mues tous les neuf mois. Elles ne souffrent pas ! Les choses ont bien changé, heureusement. Dans le temps, on tirait sur la queue du perroquet pour lui arracher ses plumes. La convention de Washington veille, nous avons les certificats vétérinaires à la sortie du pays d’origine, à l’entrée en France. De plus certaines espèces sont désormais protégées comme les aigrettes ou l’oiseau de Paradis. L’oiseau de Paradis était en Guinée Hollandaise. Il a des plumes superbes, très solides, avec des couleurs d’origines splendides, dans le jaune beige. Nous les utilisions pour mettre dans les cheveux, ou un flanc pour une garniture de robe, un grand col. C’est davantage un accessoire de beauté pour agrémenter un costume. De mémoire, seule Zizi Jeanmaire a eu un grand costume entièrement en paradis rose pâle. On fait en revanche des costumes entiers à partir de plumes d’autruche. Ce matériau peut servir à un tas de chose. On peut les frimater, les « twister » comme on dit lorsqu’elles sont belles et souples. Quand elles sont très raides, sans défaut avec des côtés bien marqués, on les utilise pour les éventails. En revanche pour faire un boa il faut de tout : des plumes larges, étroites, moyennes, certaines avec tête…
Parlez-nous de votre travail.
La plume par elle-même est légère, mais la façon dont on la travaille lui donne un certain poids. Chaque plume est travaillée individuellement, montée sur un petit laiton, la somme de toutes ces plumes finit par peser. Prenez la coiffure de Liliane Montevecchi dans Mistinguett, qui fait d’une plume se rapprochant de l’aigrette, 2 200 plumes la constituent. Je connais le chiffre par coeur puisque je les ai comptées, une à une. Il m’a fallu environ un mois pour réaliser cette coiffure. J’en avais ras le bol ! Dans le tableau : « Je vous ai reconnus », j’ai mis pas mal de mélanges pour retrouver la couleur de la robe. Je suis très douée pour cela ! deux tons de roses, de blanc cassé. Si je teins en deux heures, je dois attendre que la côte de la plume sèche, ce qui prend une journée et demie, avant de la travailler. Ce sont les mêmes teintures que pour la laine et pas pour coton : elles n’accrochent que sur une matière animale. C’est de la chimie, j’adore ça !
Comment se compose l’atelier Février ?
Les personnes qui travaillent ici occupent des postes de plumassières. J’ai trois ateliers différents. Le premier s’occupe de la monture, l’autre des préparations. Le troisième, tout ce qui concerne l’autruche. Chaque plume doit être passée à la vapeur, développée, frimatée (on tourne la plume sur elle-même, à la main, pour lui donner du volume), frisée (avec un couteau qui ne coupe pas, il faut un sacré coup de main sinon vous faîtes un tire bouchon!). On les lave comme dans le temps dans les lavoirs avec une bonne brosse, on frotte bien, puis on les fait bouillir pour la teinture. La seule chose faite à la machine ce sont les boas cousus à plat. Après cette étape, ils sont tournés à la main. C’est parce que tout le travail est artisanal que nous n’avons pas beaucoup de concurrence, y compris de la part des Américains : le travail manuel ne leur rapporterait pas assez, ils préfèrent venir chez Février. Nous avons un savoir faire inégalable.
Quel est votre parcours ?
Madame Février a monté cette maison, ma belle-mère s’est associée à elle. Un jour leur secrétaire était absente, elles m’ont demandé de venir faire un peu de comptabilités : je me suis retrouvée dans l’atelier à trier des plumes ! J’y suis restée. Peu à peu Madame Février m’a demandé de m’occuper des clients. Lors du décès de
Madame Février, ma belle-mère m’a rappelée et je me suis cette fois installée ici alors que j’avais toujours dit à mon mari ne jamais mettre les pieds dans ses plumes !! La sédentarité m’a vraiment pesé, moi qui ai toujours aimé bouger. Heureusement j’ai toujours eu le virus de la vente : je suis capable de vendre n’importe quelle plume à quelqu’un qui n’est pas venu acheter ! J’ai le bagout qu’il faut, j’aime ce genre de défi. Et puis, vous avez dû sentir : il y a une âme dans cette maison.