Il fut un temps — pas si lointain — où la plupart des chansons à succès venaient du théâtre musical. En France, opérette et music-hall fournissaient vedettes et chansons (Bourvil, Fernandel …). Aux Etats-Unis, les Américains sifflaient et chantaient Broadway.
Puis vint le déclin. Le rock ’n’ roll séduisait la jeunesse des années 50. La télévision proposait de nouvelles formes de divertissement qui rendaient les autres spectacles désuets ou ringards. Le théâtre, jadis souverain, fut relégué dans l’ombre. Les années 60 accentuèrent le divorce. Les hit-parades de l’époque vibraient aux voix des yéyés, des Beatles et autres Rolling Stones. Les nouvelles voix, avec des textes plus simples et plus personnels, engendraient une nouvelle musique populaire emportant l’adhésion générale.. Tandis que l’opérette française n’en finissait pas d’agoniser, Broadway, chancelant, peinait à trouver sa vigueur passée.
Pourtant, des chansons de théâtre percent encore à l’occasion et parviennent toujours à se maintenir après le baisser de rideau pour vivre intensément dans les hit-parades. Mais pour que cette deuxième vie s’accomplisse, il leur faut passer par des voies détournées et un sacré coup de pouce du destin.
Le cinéma comme catalyseur
La première voie vers le succès hors des théâtres, c’est le cinéma. Un spectacle de théâtre est adapté avec succès au cinéma et c’est le jackpot ! Quelques uns comme West Side Story (1957 au théâtre/1961 au cinéma), Hello, Dolly ! (1964/1969), Grease (1972/1978), Cabaret (1966/1972), The Rocky Horror Show (1974/1975), Evita (1978/1996) ont largement profité du grand écran pour vendre des disques comme des petits pains. Pour être juste, le cinéma a prolongé et amplifié à très grande échelle un succès déjà acquis sur les planches. Par ricochet, il permet également de ramener les feux des projecteurs sur les versions de scène.
Quand ce n’est pas par le biais du cinéma, de grandes vedettes de la chanson se chargent de faire la passerelle entre le théâtre et le public. Des stars telles que Barbra Streisand ont popularisé les chansons de Andrew Lloyd Webber (on pense bien sûr immédiatement à « Memory » de Cats) et de Kander et Ebb (Cabaret). En France, Annie Cordy a adopté « Hello, Dolly ! » comme une de ses chansons fétiches en 1972, après avoir popularisé le spectacle en France. Plus près de nous, Juliette a adapté « I’m Still Here (Tenir) » du génial Stephen Sondheim pour décrire la vie des artistes-galériens. Il faut y voir l’hommage d’amoureux du théâtre musical et de son répertoire de qualité.
La France connait en effet une situation particulière: un répertoire étroit mais très populaire. Céline Dion a fait de « Ziggy » un pilier de son répertoire. Elle l’avait découvert en enregistrant Tycoon (1992), l’adaptation en anglais de Starmania (1979). Elle le chante également magnifiquement en français. Tiré du même spectacle, « Le blues du businessman (J’aurais voulu être un artiste) » est célèbre et souvent repris comme morceau de bravoure. Plus récemment, 1998 a fait des tubes de Notre Dame de Paris le phénomène de l’année et ce, avant même que le spectacle ne soit monté sur scène. Ce succès a consacré des vedettes montantes comme Hélène Ségara, Garou ou Patrick Fiori qui lui resteront à jamais associés comme auparavant Daniel Balavoine, France Gall ou Fabienne Thibeault avec Starmania.
Les voies du succès sont impénétrables.…
Mais les chansons de théâtre peuvent aussi connaître une mise en valeur accidentelle qui doit tout au hasard. Une chaine de télévision française fait parrainer sa soirée cinéma dominicale par une marque de café et voilà que, par le biais d’un jingle, le langoureux « Try To Remember » connaît une nouvelle jeunesse. Pour l’anecdote, cette chanson est tirée de The Fantasticks, un des spectacles les plus populaires aux Etats-Unis mais totalement inconnu en France. Merci au publicitaire inspiré qui l’a choisi !
« Ah si j’étais riche ». Loin des circuits traditionnels du showbiz, Bruno Lucas Lapassatet redonne à cette chanson le sens originel qu’elle avait dans Un Violon Sur Le Toit : une chanson pour les exclus.
Dans une toute autre veine, « Ah si j’étais riche » doit son retour à une forme d’humour décalé alors même que la chanson a déjà été adaptée plus de 200 fois depuis sa création dans Un Violon Sur Le Toit en 1964. Après une version déjà passablement déjantée interprétée par les Rita Mitsouko et Doc Gynéco, Bruno Lucas Lapassatet vient de la reprendre au profit de trois associations qui s’occupent des sans-logis. Une initiative généreuse et délicieusement ironique.
Alors que l’on croit souvent la chanson de théâtre morte et enterrée, elle survit donc bien : variétés, bande-son de cinéma, version dance music (« Losing My Mind » repris par les Pet Shop Boys) ou en rap (« It’s The Hard-Knock Life » tiré de Annie). Il se trouve toujours de nouveaux interprètes pour en saisir la richesse et la faire (re)découvrir au grand public, que ce soit Gloria Gaynor avec « I Am What I Am » (La Cage aux Folles) ou Sheila avec « Singin’ in the Rain ». Or, Broadway et London West End vivent depuis une dizaine d’années un nouvel âge d’or et le théâtre musical semble enfin décoller en France. La chanson de théâtre semble à nouveau prête à s’imposer. Les marches des droits civiques aux Etats-Unis n’auraient pas été les mêmes sans le rassembleur « You’ll Never Walk Alone » tiré de Carousel. Aujourd’hui, « This Is The Moment », extrait de Jekyll & Hyde, acquiert aussi un statut d’hymne d’accompagnement des grandes compétitions, des Jeux Olympiques au SuperBowl en passant par l’élection de Miss América !