Le début du 20e siècle voit la création de grandes oeuvres de compositeurs comme Debussy (Pelléas et Mélisande en 1902), Puccini (Tosca en 1900, Madame Butterfly en 1904) ou Richard Strauss (Salomé en 1905, Le Chevalier à la Rose en 1911) qui rassurent le public du siècle nouveau : l’opéra a encore de beaux jours devant lui. Mais le cataclysme de la Première guerre mondiale secoue l’Europe entre 1914 et 1918 et met fin à un certain monde teinté de nostalgie aristocratique. Le public traditionnel d’avant-guerre est décimé. Dans les pays vaincus (Allemagne, Autriche…), les maisons d’opéra passent sous la tutelle de l’administration publique. Et les difficultés économiques de l’époque n’arrangent rien.
Le blues de l’après-guerre
Les grands noms sont morts ou se sont tus : Debussy disparaît en 1918 sans avoir achevé un deuxième opéra, l’inspiration de Puccini semble tarie. Heureusement, il la retrouve pour son ultime oeuvre Turandot (1926) que la mort ne lui laisse pas achever. Enfin Richard Strauss se coupe du monde et compose des opéras de plus en plus déconnectés du réel. De jeunes musiciens doués prennent la relève. Parmi ces jeunes turcs, on relève les noms de Hindemith, Zemlinsky, Schreker, Weill (L’opéra de quat’sous), Korngold, Krenek, Arnold Schönberg, Busoni.
La vie musicale en Europe est frénétique, et le public progressiste demeure réceptif aux dernières trouvailles de ces artistes enragés et engagés. C’est la fuite en avant. Un nom se distingue pour l’extrême maîtrise de son langage musical et la synthèse qu’il réalise entre la tradition et l’avant-garde: Alban Berg, le compositeur de Wozzek (1925). Alors que la musique savante cherche une voie pour dépasser les règles de l’harmonie en vigueur depuis Bach, Berg va ouvrir l’opéra à l’atonalité avec une clarté stupéfiante. Pour cette raison et ses qualités propres, Wozzek est l’opéra d’initiation obligé pour qui veut comprendre la suite du 20e siècle opératique et musical. La création bouillonnante des années 20 va se trouver étouffée dans les années 30. En janvier 1933, Hitler prend le pouvoir et instaure son régime nazi. L’heure de l’exil sonne pour les nombreux artistes persécutés, notamment les juifs. Ils sont désignés à la vindicte populaire comme exerçant un art dégénéré (Entartete Kunst). Beaucoup trouvent refuge en France ou en Amérique.
A Paris dans les années 20, il n’y a pas de culpabilité vis à vis du passé. L’heure est au néo-classique, c’est à dire à la relecture des maîtres du passé pour écrire des oeuvres nouvelles. Avec le russe Stravinsky comme grande figure de la vie musicale parisienne, Darius Milhaud, Arthur Honneger, Maurice Ravel, Albert Roussel donnent à la scène Christophe Colomb (1930), Le Roi David (1924), L’enfant et les sortilèges , Padmavati. De nombreuses créations voient le jour entre opéra et opérette, que la postérité n’a pas forcément retenu. Contrairement à l’Allemagne où les règles de l’harmonie sont malmenées, les musiciens français restent fidèles aux tables de la loi. Ici c’est l’élégance qui prime. Paris est accueillant pour les artistes qui fuient l’Allemagne, même si sporadiquement certains s’émeuvent de cette concurrence venue d’outre-Rhin. Kurt Weill a droit à un « Vive Hitler ! » pendant la représentation d’une de ses oeuvres. L’insouciance parisienne finit par se crisper à l’écoute des bruits des bottes nazies. Stravinsky, Weill prennent une nouvelle fois le chemin de l’exil, vers l’Amérique cette fois. Celle-ci est malheureusement une terre peu propice à l’art dans lequel ils excellent. Kurt Weill s’adapte toutefois très bien du théâtre musical de New-York, souvent dénommé « Broadway ». D’autres musiciens comme Erich Wolfgang Korngold signent des engagements pour écrire des partitions de grands films de Hollywood. Leur influence s’exerce jusqu’à nos jours, de Cabaret à la Guerre des Etoiles !
L’Europe de l’Est aime aussi l’opéra, et a produit des artiste de qualité. Le tchèque Janacek a une fin de vie très productive avec plusieurs opéras remarquables: Jenufa en 1904, Katia Kabanova en 1921. En Russie devenue URSS en 1917 avec la révolution bolchevique, les musiciens connaissent une vie dure à partir des années 30. Staline impose de sévères restrictions sur la liberté de création: Un Prokoviev très spontané dans sa jeunesse en devient laborieux, Chostakovitch est sanctionné pour son peu de soucis du réalisme populaire. Bref, en refusant de sacrifier à la propagande, l’un voit ses créations contrariées, l’autre s’autocensure à la scène. Au bilan, l’opéra en Europe de l’entre deux-guerres est en constante effervescence. De ce moment pourtant, on peut dater le début du divorce entre les créateurs d’opéra et les spectateurs lassés d’assister à des joutes esthétiques qui leur échappent. Et si le passé a donné des oeuvres que le grand public aime ressasser pour son plus grand plaisir, à quoi bon le progrès s’il aboutit à des spectacles inécoutables ? Les années 30 voient aussi les tentatives de reprise en main de l’opéra par des régimes autoritaires. Hitler exploite sans vergogne Bayreuth le temple du culte wagnérien. Staline oriente la création vers sa propre célébration. L’Italie de Mussolini ne trouve pas de véritable successeur à Puccini, même si des Wolf-Ferrari ou Zandonaï rencontrent un succès mérité. L’asservissement à la politique et les goûts étroits des dictateurs font perdre à l’opéra sa vitalité et son intérêt.
La reconstruction confidentielle de l’opéra
La seconde guerre mondiale de 1939 à 1945 ruine l’Europe. Les maisons d’opéra d’Allemagne et d’Autriche sont bombardées et réduites en ruine. Il faut tout reconstruire. Mais les artistes et le public aussi ont été littéralement décimés. De jeunes compositeurs s’avancent pour prôner une attitude qui fait table rase du passé. Ils ne gardent pour modèle que les grands maîtres de la musique atonale et sérielle Schönberg, Berg et surtout Webern, qui sont parvenus à un langage musical nouveau, cohérent et sans concession. Ce n’est pas une musique aisée d’accès, loin de là La musique sérielle se construit à partir d’une série ordonnées de notes choisies parmi les douze existantes (de do à si en passant par les dièses). Cette série est déclinée selon les desiderata du compositeur, avec des variantes bien codifiées. Avec la musique sérielle, le divorce entre artiste et public est consommé. Les chefs de file sont Stockhausen, Henze, Boulez, Nono, Berio. Ils sont brillants orateurs, bourrés d’idées et suffisamment teigneux pour accaparer la scène et les médias. A vrai dire, l’opéra ne sera pas leur préoccupation majeure dans l’immédiat. L’institution reste encore trop compromise avec les malheurs récents de l’Histoire. Seul Hans Werner Henze (1926- ) s’y risque avec bonheur en adoucissant son langage musical (Boulevard Solitude en 1952, Les Bassarides en 1966) puis y contribuera régulièrement. Ceci l’amène à rompre avec ses collègues de la musique sérielle.
Aux cotés de Henze, l’autre grand créateur de l’après guerre est anglais, un pays qui a produit peu de compositeurs d’envergure internationale. Il s’agit de Benjamen Britten (Peter Grimes en 1945, The Turn of the screw en 1954). Ce sujet de sa gracieuse majesté anime une troupe d’interprètes avec son partenaire artistique et à la vie, Peter Pears. Sans céder à l’avant-gardisme en vigueur il compose une musique d’une grande force dramatique sur des livrets de tous styles On y retrouve toutefois souvent des personnages originaux en butte avec la société.
Bayreuth se rachète une réputation sous l’impulsion des petits fils de Wagner qui en ont repris la direction. La mise en scène devient stylisée. Toute marque politique est gommée, les opéras de Wagner délivrent un message humaniste et aspirent à rejoindre de patrimoine de l’humanité. Cette direction artistique positionne Bayreuth comme un lieu d’innovation. Ailleurs l’opéra en pleine convalescence restaure les grandes affiches du répertoire Verdi, Puccini, Mozart, Beethoven et les autres … mais l’entreprise a un fort relent de naphtaline. Les maisons d’opéra deviennent des musées de conservation des oeuvres du passé. Au point qu’un Pierre Boulez ira proclamer qu’il souhaite la destruction des maisons d’opéra, inutiles. Etonnante déclaration de la part d’un futur grand serviteur du théâtre lyrique. Mais à l’époque, les chanteurs replets et statiques sur les planches du théâtre lyrique sont la règle. Il faudra de fortes personnalités comme la Callas ou le metteur en scène Luchino Visconti pour réintégrer du dynamisme et du sens dramatique dans les mises en scènes.
L’opéra est bien vivant : il reste à convaincre le public qu’il y a une vie après Mozart, Verdi ou Wagner…
Une fois leurs forces restaurées, les maisons d’opéra s’intéressent de nouveau à l’opéra contemporain, même si le public ne suit pas toujours. Néanmoins Wozzek et Lulu de Alban Berg accomplissent leur travail d’éducation et l’opéra contemporain finit par accrocher. Paris adopte Lulu en 1979, sous la direction musicale de Boulez et la mise en scène de Patrice Chéreau. L’opéra contemporain médiatisé comme il l’a rarement été récemment redevient brusquement accessible. Certes, ça ne passe pas sur les radios FM ou à la télévision. Mais les oreilles curieuses qui considèrent que l’opéra existe encore après R.Strauss et Puccini, s’intéressent à une actualité qui, à défaut d’être dense, n’en est pas moins riche Les grandes maisons d’opéra passent régulièrement des commandes à des compositeurs en vue: Ligeti (Le grand macabre en 1978), Messiaen (Saint François d’Assise en 1983). Les avant-gardistes comme Nono ou Berio s’y sont mis également. Le projet le plus époustouflant est celui de Karlheinz Stockhausen, qui travaille sur un cycle de 7 opéras Licht (Lumière). Cinq d’entre eux sont déjà créés et le sixième est attendu pour l’année 2000. Les représentations sur scène ne se bousculent pas, mais des enregistrements en CD sont édités et permettent de constater qu’une création certes difficile mais passionnante, persiste confidentiellement.
De l’autre coté de l’Atlantique, les compositeurs ne restent pas les doigts croisés même s’ils ont du mal à se faire reconnaître. Pour un Porgy and Bess de Gershwin, combien d’autres opéras restent confinés à leur pays d’origine ? La reconnaissance d’une certaine originalité vient à partir des années 70 avec les grands maîtres de la musique répétitive, dont le chef de file à l’opéra est Philip Glass (Einstein on the Beach en 1976). A l’opposé du complexe sérialisme européens, les musiciens répétitifs s’attachent à des motifs simples, en règle avec les règles l’harmonie et repris sur des longs moments. Cette simplicité déroutante de la construction génère des oeuvres qui fonctionnent. Il se déclenche vraisemblablement un effet d’hypnose renforcé par une fascination pour les timbres très élaborés obtenus avec des instruments électroacoustiques. Sur la même voie, John Adams accède au premier plan avec Nixon in China en 1987.
A l’orée du 21 siècle quel bilan peut-on dresser ? Le répertoire fait aujourd’hui d’énormes efforts pour redécouvrir la première moitié du 20e siècle (Janacek, Prokoviev, les « musiciens dégénéres », la musique française, Wolf-Ferrari et bien d’autres). Les maisons d’opéra longtemps tentées par le repli sur le passé, jettent aujourd’hui des passerelles vers la création contemporaine. Bastille créé Salammbô (1998) de Philippe Fénelon, Le Châtelet a donné 60e parallèle (1997) de Philippe Hersant. Pascal Dusapin trouvent des théâtres pour ses propres créations (Roméo et Juliette en 1988, To be sung en 1994). Ces jeunes compositeurs français ont été en connexion avec l’IRCAM, l’Institut de Recherche en Composition et Acoustique Musicale, l’institution voulue par Pierre Boulez. Jamais les jeunes créateurs n’ont en France été mieux formés et ont disposé de tant de moyens pour travailler. Et c’est ainsi dans beaucoup d’autres pays. De plus, l’ambiance générale semble à la décrispation en matière d’esthétique de l’opéra contemporain. La stricte obédience au sérialisme dominateur de 1950 à 1980 a mené la musique au dessèchement. On lui concède quelques chefs d’oeuvres, mais au bilan on a du mal à distinguer les partitions des unes des autres. Après un demi siècle de positions jusqu’au-boutistes, un consensus mou s’est établi pour libérer les artistes des contraintes de langage. Ils ont désormais accès à toutes les palettes d’expression, même celles qualifiées hier de rétrograde, pour mettre un texte en musique. Il reste à le faire savoir au public et à restaurer une connivence. Et il faut convaincre qu’on ne peut pas refaire du Mozart, Verdi, Wagner, Puccini ou R.Strauss aujourd’hui. L’opéra n’est pas mort. Des propagateurs zélés agissent, et des enregistrements audio et vidéo en témoignent. Vive l’opéra, d’hier, d’aujourd’hui et de demain !
Liste d’opéras du 20e siècle selon l’ordre chronologique de création.
Pelléas et Mélisande (1902), opéra de Claude Debussy, livret de Maurice Maeterlinck.
Tosca (1900), opéra de Giacomo Puccini, livet de Giuseppe Giacosa et Luigi Illica.
Jenufa (1904), opéra de Leos Janacek, livret du compositeur d’après une pièce de Gabriela Preissova.
Madame Butterfly (1904), opéra de Giacomo Puccini, livret de Giuseppe Giacosa et Luigi Illica.
Salomé (1905), opéra de Richard Strauss, livret de Hedwig Lachman d’après Oscar Wilde.
Le Chevalier à la Rose (1911) , opéra de Richard Strauss, livret de Hugo von Hofmnansthal.
Katia Kabanova (1921), opéra de Leos Janacek, livret de Vincene Cervinska.
Wozzek (1925), opéra de Alban Berg, livret du compositeur d’après Georg Büchner.
L’Enfant et les Sortilèges (1925), opéra de Maurice Ravel, livret de Colette.
Turandot (1926), opéra de Giacomo Puccini, livret de Giuseppe Adami et Renato Simoni. L’opéra a été achevé par Franco Alfano, après la mort de Puccini survenue en 1924.
Der Dreigroschenoper (L’opéra de quat’sous ‑1928), opéra de Kurt Weill, livret de Bertold Brecht.
Porgy and Bess (1935), opéra de George Gershwin, livret de DuBose Heyward et Ira Gershwin.
Lulu (1937), opéra de Alban Berg, livret du compositeur d’après F.Wedekind. Création de la version intégrale complétée par F.Cerha en 1979.
Peter Grimes (1945), opéra de Benjamin Britten, livret de Montagu Slater.
Guerre et Paix (1946, version complète en 1959). Opéra de Sergueï Prokoviev, livret du compositeur et Mira Mendelson.
The rake’s progress (1951), opéra de Igor Stravinsky, livret de Wystan Hugh Auden et Chester Kallmann
Boulevard Solitude (1952), opéra de Hans Werner Henze, livret de Grete Weil.
The Turn of the Screw (1954 — Le Tour d’écrou), opéra de Benjamin Britten, livret de Myfanwy Piper, d’après Henry James.
L’ange de feu (composé en 1922–1925, créé sur scène en 1955), opéra de Serge Prokoviev, livret du compositeur d’après un roman de Valery Briussov.
Intolleranza 1960 (1961), opéra de Luigi Nono, livret du compositeur.
The Bassarids (1966), opéra de livret de Wystan Hugh Auden et Chester Kallmann.
Einstein on the beach (1976), opéra de Philip Glass, livret de Christopher Knowles, Lucinda Childs et Samuel M. Johnson.
Le Grand Macabre (1978), opéra de Giorgy Ligeti, livret de Mickael Meschke et du compositeur.
Licht: Montag, Dienstag, Mittwoch, Donnerstag, Freitag, Samstag, Sonntag (1981–2002?), cycle de 7 opéras de Karlheinz Stockhausen, livret du compositeur.
Saint François d’Assises (1983), opéra de Olivier Messiaen, livret du compositeur.
Un re in ascolto (1984), opéra de Luciano Berio, livret du compositeur.
Nixon in China (1987), opéra de John Adams, livret de Alice Goodman.
Roméo & Juliette (1988), opéra de Pascal Dusapin, livret de Olivier Cadiot.
To Be Sung (1994), opéra de Pascal Dusapin, livret du compositeur d’après Gertrude Stein ‘A Lyrical Opera Made by Two’.
60e Parallèle (1997), opéra de Philippe Manoury, livret de Michel Deutsch.
Salammbô (1998). Opéra de Philippe Fénelon, livret de Jean-Yves Masson.