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L’Asie dans le théâtre musical occidental — Un Orient d’opérette !

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Flower Drum Song ©DR
Flower Drum Song ©DR
Depuis bien longtemps, l’Asie sus­cite des sen­ti­ments mélangés de curiosité et d’ap­préhen­sion. Avec les réc­its de voy­age de Mar­co Polo, puis des explo­rateurs et colonisa­teurs, ces mon­des loin­tains devi­en­nent de mieux en mieux con­nus. Suc­com­bant à la curiosité, le théâtre musi­cal s’y met égale­ment. Pour­tant jusqu’à très récem­ment, ni le pub­lic ni les artistes n’avaient mis le pied en Asie. Au début, il s’ag­it donc surtout de faire du neuf avec du vieux, en emprun­tant. Puis petit a petit, la péné­tra­tion de l’Ori­ent en Occi­dent va porter ses fruits pour aboutir à des présen­ta­tions plus authen­tiques. Ceci explique que l’Asie sur scène mêle depuis tou­jours, dans des pro­por­tions var­iées, réal­ité, imag­i­naire et fan­tasme d’un monde loin­tain et sensationnel.

Un papil­lon d’Ex­trême Orient …
Le com­pos­i­teur d’opéra Gia­co­mo Puc­ci­ni (1858–1924) répond à sa manière à l’at­ti­rance du pub­lic pour l’Ex­trême Ori­ent lorsqu’il crée Madame But­ter­fly en 1904. L’héroïne japon­aise Cio-Cio-San est une jeune japon­aise séduite par un offici­er améri­cain. Elle est jeune, idéal­iste et entière­ment habitée par sa pas­sion, au point de sac­ri­fi­er sa posi­tion sociale dans sa famille et de s’en voir rejeter. Lui voit dans son « mariage » un jeu folk­lorique sans lende­main. L’après-mariage est une longue et vaine attente pour Cio-Cio San. Ce ter­ri­ble malen­ten­du illus­tre la dif­férence de cul­tures entre l’Ori­ent et l’Oc­ci­dent. Cette his­toire tend un miroir sur un cynisme destruc­teur. Ceci à l’époque où l’Asie, Chine, Japon, Indo­chine, et même l’Inde ont un genou à terre, sous la tutelle des puis­sances occidentales..

Pour écrire sa musique, Puc­ci­ni reste fidèle à lui-même tout en emprun­tant quelques mélodies japon­aise. Il inflé­chit par toutes petites touch­es de couleur son écri­t­ure vers l’Ori­ent, mais l’opéra reste ancré dans le réper­toire ital­ien. Le com­pos­i­teur n’en reste pas à Madame But­ter­fly. Son dernier opéra (posthume) installe le pub­lic dans les rues et la Cour Impéri­ale de Pékin, Turan­dot (1926). La cru­elle princesse soumet ses pré­ten­dants à trois ques­tions. En cas d’échec à l’une d’elles, c’est la con­damna­tion à la peine cap­i­tale. Turan­dot illus­tre la force de l’amour, apte à vain­cre les plus grands obsta­cles dont la bar­barie. Par un étrange con­cours de cir­con­stances, et pour illus­tr­er la fas­ci­na­tion pour l’Asie, il existe dans le réper­toire de l’opéra un autre Turan­dot, com­posée par Fer­ruc­cio Busoni (1866–1924). Il est antérieur à celui de Puc­ci­ni, mais n’a jamais pu s’im­pos­er avec succès.

Une oeu­vre orig­i­nale, Pad­mâ­vatî, émerge en 1923 sur la scène de l’Opéra de Paris. L’opéra a été com­posé par le français Albert Rous­sel (1869–1937). Celui-ci, ancien de la Marine avant de se con­sacr­er à la musique, est égale­ment un grand voyageur: Après un long périple qui l’a mené à l’Inde, Cey­lan (ancien nom du Sri Lan­ka), Saï­gon et Angkor, il revient avec un légende indi­enne sur la princesse Pad­mâvitî. Son immense beauté est à l’o­rig­ine d’une guerre entre son mari, le prince du Tchi­tor, et un sul­tan voisin. L’ar­mée de son mari est défaite, et elle choisit d’ac­com­pa­g­n­er celui dans la mort plutôt que de tomber dans les mains enne­mies. Comme But­ter­fly, elle reste fidèle à ses devoirs d’amour. Le pub­lic de l’époque voit sans doute en la femme asi­a­tique un mod­èle de con­stance amoureuse !

L’Amérique à la con­quête du Pacifique 
Aux con­flu­ents du théâtre musi­cal des Etats-Unis (Broad­way) et des événe­ments poli­tiques du moment, l’Asie occupe l’ac­tu­al­ité au milieu du 20e siè­cle. La guerre du Paci­fique a mené des mil­lions de jeunes sol­dats con­scrits dans les pays du Paci­fique, ce qui a dévelop­pé à la fois leur con­nais­sance et leur curiosité. Les réc­its d’oc­ci­den­taux en Asie sont des sujets vendeurs, comme c’é­tait le cas en Europe au siè­cle dernier. Ceci n’échappe pas aux grands auteurs que sont Rodgers et Ham­mer­stein qui vont puis­er dans le fond com­mun asi­a­tique trois des sujets de leurs plus célèbres comédies musi­cales. A tra­vers ces spec­ta­cles, ce sont de nou­veaux aspects de la rela­tion Orient/Occident qui sont explorés. La com­mu­ni­ca­tion entre ces deux mon­des est sou­vent accom­pa­g­née d’incompréhension.

South Pacif­ic (1949, prix Pulitzer) laisse entrevoir une his­toire d’amour entre un offici­er améri­cain et une jeune asi­a­tique sur fond de guerre du Paci­fique. C’est un sujet pra­tique­ment tabou à l’époque et une chan­son évoque en par­ti­c­uli­er les préjugés racistes des Améri­cains (« You’Ve Got To Be Taught »). Le Roi et moi (1951) traite sur un ton de ten­dre grav­ité l’op­po­si­tion entre le roi du Siam et une enseignante anglaise choqué par ses manières du pre­mier. Mais le plus bar­bare n’est pas for­cé­ment celui qu’on croit et là encore, on chante les ver­tus de la tolérance (« Appren­dre à se con­naître »). Flower Drum Song (1958), enfin, se déroule dans le Chi­na­town (quarti­er chi­nois) de San Fran­cis­co et mon­tre une com­mu­nauté partagée entre inté­gra­tion et tra­di­tion. En faisant mon­ter sur scène des Asi­a­tiques, les auteurs con­tribuent grande­ment à faire con­naître des civil­i­sa­tions et com­mu­nautés encore énig­ma­tiques. Ils ajoutent une touche human­iste à ce qui aurait pu rester sim­ple­ment des anec­dotes exo­tiques. Et ils ont con­tribué à faire appréci­er à leur pub­lic la « différence ».

Choc des civil­i­sa­tions ver­sion fin de siècle 
Au milieu des années 80, un grand événe­ment médi­a­tique installe une nou­velle image de l’Asie. Le film de Bernar­do Bertu­loc­ci, Le dernier empereur mon­tre la « vraie » Chine du 20e siè­cle. Le pub­lic ébahi décou­vre la Cité inter­dite et suit une pas­sion­nante leçon d’his­toire. Par­mi les musi­ciens de la bande son, il y a le japon­ais Ryuichi Sakamo­to qui donne la couleur ori­en­tale — écri­t­ure, instru­men­ta­tion, inter­pré­ta­tion — à la musique. Avec ce film, la per­cep­tion de l’Asie change com­plète­ment. Il faut désor­mais au pub­lic des images, et his­toires authen­tiques. La pacotille et la car­i­ca­ture cessent d’avoir cours.

Ses fans inscrivent Le Dernier Empereur dans un grand mou­ve­ment relec­ture artis­tique du choc Orient/Occident dans ses dimen­sions poli­tiques et his­toriques. Et les créa­tions du théâtre musi­cal suiv­ent de peu l’ou­ver­ture de l’Asie sur l’Oc­ci­dent. Quelques années avant ce film, l’aven­tureux auteur/compositeur améri­cain de Broad­way Stephen Sond­heim a créé un musi­cal Pacif­ic Over­tures (1976). Il y évoque les événe­ments qui ont mené à l’ou­ver­ture for­cée du Japon au com­merce avec l’Oc­ci­dent en 1853. L’am­bitieux musi­cal adopte le point de vue des Japon­ais, une orig­i­nal­ité à cette époque. A un moment où ceux-ci se débar­ras­saient à peine de leur image de pays enne­mi héritée de la sec­onde guerre mon­di­ale, Pacif­ic Over­tures s’érige en man­i­feste rad­i­cal pour la décou­verte de l’his­toire et la cul­ture japonaise.

Dans le domaine de l’opéra, le jeune com­pos­i­teur John Adams adopte aus­si un point de vue extrême­ment orig­i­nal: La ren­con­tre his­torique de Nixon et de Mao en 1973, événe­ment qui a scel­lé le retour de la Chine sur la scène inter­na­tionale. Armés d’une solide doc­u­men­ta­tion — et d’un grand culot — les auteurs de Nixon in Chi­na (1987) con­fron­tent les points de vue de deux per­son­nages his­toriques, dont un, Richard Nixon, est encore vivant lors de la créa­tion de l’oeu­vre. L’im­mense choc entre l’Ex­trême-Ori­ent et l’Asie a lieu à tra­vers deux per­son­nages qui por­tent toute la respon­s­abil­ité des mon­des dont ils sont issus. Pacif­ic Over­tures et Nixon in Chi­na, out­re leur intérêt intrin­sèque en tant que spec­ta­cles, sont égale­ment pas­sion­nants pour leur intro­spec­tion dans des aspects mécon­nus de l’His­toire récente.

La guerre du Viêt Nam (1965–1975) a égale­ment trou­vé un écho sur la scène. Elle sert de toile de fond au musi­cal Miss Saï­gon des français Bou­blil et Schön­berg. Ici il n’y a pas de mes­sage poli­tique, mais un mélo qui assume sa source d’in­spi­ra­tion : Madame But­ter­fly. Le ter­ri­ble con­flit entre les améri­cains et les forces pro-com­mu­nistes viet­nami­ennes entraîne ses pau­vres vic­times dans l’en­fer de la pré­car­ité. En ces temps trou­blés, une his­toire d’amour entre un sol­dat améri­cain et une jeune viet­nami­enne s’avère impos­si­ble à vivre. Miss Saï­gon s’ap­puie avec la plus grande force sur les nom­breuses images que cette guerre a imprimé dans l’e­sprit du grand pub­lic, et qui par­ticipent à ren­dre la tragédie humaine encore plus poignante.

Aujour­d’hui, l’Asie a cessé d’être une ter­ra incog­ni­ta. La Corée, Le Japon, La Chine, le Viêt Nam se sont large­ment ouverts au tourisme et aux affaires. A sa façon, le théâtre musi­cal a aus­si par­ticipé à installer l’Asie dans le quo­ti­di­en du grand pub­lic. Des artistes asi­a­tiques devi­en­nent pop­u­laires en Occi­dent, comme la créa­trice du rôle de Miss Saigon, Lea Salon­ga. On pour­rait citer d’autres noms dans l’opéra, la musique ou le ciné­ma. Récem­ment, le Turan­dot de Puc­ci­ni a été représen­té sur les lieux mêmes de l’ac­tion : la Cité inter­dite à Bei­jing, en Chine. C’est extra­or­di­naire, mais ce n’est pas encore suff­isant. Inverse­ment, l »heure sem­ble aujour­d’hui venue pour d’au­then­tiques spec­ta­cles « made in Chi­na » ou « made in Japan ». L’opéra chi­nois par exem­ple reste un genre peu acces­si­ble et pour­tant con­voité, pour les curieux du théâtre musi­cal. L’Asie a inspiré des oeu­vres et chef d’oeu­vres en Occi­dent, il serait temps de lui laiss­er dévoil­er ses pro­pres tré­sors, du théâtre musi­cal entre autres. Mais c’est là le sujet d’un autre article !

Les oeu­vres citées dans l’article
Madame But­ter­fly (1904). Opéra de Gia­co­mo Puc­ci­ni, livret de Giuseppe Gia­cosa et Lui­gi Illica.
Turan­dot (1917). Opéra de Fer­ruc­cio Busoni, livret du compositeur.
Turan­dot (1926, inachevé). Opéra de Gia­co­mo Puc­ci­ni, livret de Giuseppe Ada­mi et Rena­to Simoni. L’opéra a été achevé par Fran­co Alfano, après la mort de Puc­ci­ni sur­v­enue en 1924.
Pad­mâ­vatî (1923). Opéra de Albert Rous­sel, livret de Louis Laloy.
South Pacif­ic (1949). Musi­cal de Richard Rodgers (musique) et Oscar Ham­mer­stein 2 (livret et paroles).
Le roi et moi (1951 — The King and I). Musi­cal de Richard Rodgers (musique) et Oscar Ham­mer­stein 2(livret et paroles).
Au son des tam­bours fleuris (1958 — Flower Drum Song). Musi­cal de Richard Rodgers (musique) et Oscar Ham­mer­stein 2 (livret et paroles).
Pacif­ic Over­tures (1976). Musi­cal de Stephen Sondheim .
Nixon in Chi­na (1987). Opéra de John Adams, livret de Alice Goodman.
Miss Saigon (1989). Musi­cal de Claude-Michel Schön­berg Alain Bou­blil (livret et paroles).