Un papillon d’Extrême Orient …
Le compositeur d’opéra Giacomo Puccini (1858–1924) répond à sa manière à l’attirance du public pour l’Extrême Orient lorsqu’il crée Madame Butterfly en 1904. L’héroïne japonaise Cio-Cio-San est une jeune japonaise séduite par un officier américain. Elle est jeune, idéaliste et entièrement habitée par sa passion, au point de sacrifier sa position sociale dans sa famille et de s’en voir rejeter. Lui voit dans son « mariage » un jeu folklorique sans lendemain. L’après-mariage est une longue et vaine attente pour Cio-Cio San. Ce terrible malentendu illustre la différence de cultures entre l’Orient et l’Occident. Cette histoire tend un miroir sur un cynisme destructeur. Ceci à l’époque où l’Asie, Chine, Japon, Indochine, et même l’Inde ont un genou à terre, sous la tutelle des puissances occidentales..
Pour écrire sa musique, Puccini reste fidèle à lui-même tout en empruntant quelques mélodies japonaise. Il infléchit par toutes petites touches de couleur son écriture vers l’Orient, mais l’opéra reste ancré dans le répertoire italien. Le compositeur n’en reste pas à Madame Butterfly. Son dernier opéra (posthume) installe le public dans les rues et la Cour Impériale de Pékin, Turandot (1926). La cruelle princesse soumet ses prétendants à trois questions. En cas d’échec à l’une d’elles, c’est la condamnation à la peine capitale. Turandot illustre la force de l’amour, apte à vaincre les plus grands obstacles dont la barbarie. Par un étrange concours de circonstances, et pour illustrer la fascination pour l’Asie, il existe dans le répertoire de l’opéra un autre Turandot, composée par Ferruccio Busoni (1866–1924). Il est antérieur à celui de Puccini, mais n’a jamais pu s’imposer avec succès.
Une oeuvre originale, Padmâvatî, émerge en 1923 sur la scène de l’Opéra de Paris. L’opéra a été composé par le français Albert Roussel (1869–1937). Celui-ci, ancien de la Marine avant de se consacrer à la musique, est également un grand voyageur: Après un long périple qui l’a mené à l’Inde, Ceylan (ancien nom du Sri Lanka), Saïgon et Angkor, il revient avec un légende indienne sur la princesse Padmâvitî. Son immense beauté est à l’origine d’une guerre entre son mari, le prince du Tchitor, et un sultan voisin. L’armée de son mari est défaite, et elle choisit d’accompagner celui dans la mort plutôt que de tomber dans les mains ennemies. Comme Butterfly, elle reste fidèle à ses devoirs d’amour. Le public de l’époque voit sans doute en la femme asiatique un modèle de constance amoureuse !
L’Amérique à la conquête du Pacifique
Aux confluents du théâtre musical des Etats-Unis (Broadway) et des événements politiques du moment, l’Asie occupe l’actualité au milieu du 20e siècle. La guerre du Pacifique a mené des millions de jeunes soldats conscrits dans les pays du Pacifique, ce qui a développé à la fois leur connaissance et leur curiosité. Les récits d’occidentaux en Asie sont des sujets vendeurs, comme c’était le cas en Europe au siècle dernier. Ceci n’échappe pas aux grands auteurs que sont Rodgers et Hammerstein qui vont puiser dans le fond commun asiatique trois des sujets de leurs plus célèbres comédies musicales. A travers ces spectacles, ce sont de nouveaux aspects de la relation Orient/Occident qui sont explorés. La communication entre ces deux mondes est souvent accompagnée d’incompréhension.
South Pacific (1949, prix Pulitzer) laisse entrevoir une histoire d’amour entre un officier américain et une jeune asiatique sur fond de guerre du Pacifique. C’est un sujet pratiquement tabou à l’époque et une chanson évoque en particulier les préjugés racistes des Américains (« You’Ve Got To Be Taught »). Le Roi et moi (1951) traite sur un ton de tendre gravité l’opposition entre le roi du Siam et une enseignante anglaise choqué par ses manières du premier. Mais le plus barbare n’est pas forcément celui qu’on croit et là encore, on chante les vertus de la tolérance (« Apprendre à se connaître »). Flower Drum Song (1958), enfin, se déroule dans le Chinatown (quartier chinois) de San Francisco et montre une communauté partagée entre intégration et tradition. En faisant monter sur scène des Asiatiques, les auteurs contribuent grandement à faire connaître des civilisations et communautés encore énigmatiques. Ils ajoutent une touche humaniste à ce qui aurait pu rester simplement des anecdotes exotiques. Et ils ont contribué à faire apprécier à leur public la « différence ».
Choc des civilisations version fin de siècle
Au milieu des années 80, un grand événement médiatique installe une nouvelle image de l’Asie. Le film de Bernardo Bertulocci, Le dernier empereur montre la « vraie » Chine du 20e siècle. Le public ébahi découvre la Cité interdite et suit une passionnante leçon d’histoire. Parmi les musiciens de la bande son, il y a le japonais Ryuichi Sakamoto qui donne la couleur orientale — écriture, instrumentation, interprétation — à la musique. Avec ce film, la perception de l’Asie change complètement. Il faut désormais au public des images, et histoires authentiques. La pacotille et la caricature cessent d’avoir cours.
Ses fans inscrivent Le Dernier Empereur dans un grand mouvement relecture artistique du choc Orient/Occident dans ses dimensions politiques et historiques. Et les créations du théâtre musical suivent de peu l’ouverture de l’Asie sur l’Occident. Quelques années avant ce film, l’aventureux auteur/compositeur américain de Broadway Stephen Sondheim a créé un musical Pacific Overtures (1976). Il y évoque les événements qui ont mené à l’ouverture forcée du Japon au commerce avec l’Occident en 1853. L’ambitieux musical adopte le point de vue des Japonais, une originalité à cette époque. A un moment où ceux-ci se débarrassaient à peine de leur image de pays ennemi héritée de la seconde guerre mondiale, Pacific Overtures s’érige en manifeste radical pour la découverte de l’histoire et la culture japonaise.
Dans le domaine de l’opéra, le jeune compositeur John Adams adopte aussi un point de vue extrêmement original: La rencontre historique de Nixon et de Mao en 1973, événement qui a scellé le retour de la Chine sur la scène internationale. Armés d’une solide documentation — et d’un grand culot — les auteurs de Nixon in China (1987) confrontent les points de vue de deux personnages historiques, dont un, Richard Nixon, est encore vivant lors de la création de l’oeuvre. L’immense choc entre l’Extrême-Orient et l’Asie a lieu à travers deux personnages qui portent toute la responsabilité des mondes dont ils sont issus. Pacific Overtures et Nixon in China, outre leur intérêt intrinsèque en tant que spectacles, sont également passionnants pour leur introspection dans des aspects méconnus de l’Histoire récente.
La guerre du Viêt Nam (1965–1975) a également trouvé un écho sur la scène. Elle sert de toile de fond au musical Miss Saïgon des français Boublil et Schönberg. Ici il n’y a pas de message politique, mais un mélo qui assume sa source d’inspiration : Madame Butterfly. Le terrible conflit entre les américains et les forces pro-communistes vietnamiennes entraîne ses pauvres victimes dans l’enfer de la précarité. En ces temps troublés, une histoire d’amour entre un soldat américain et une jeune vietnamienne s’avère impossible à vivre. Miss Saïgon s’appuie avec la plus grande force sur les nombreuses images que cette guerre a imprimé dans l’esprit du grand public, et qui participent à rendre la tragédie humaine encore plus poignante.
Aujourd’hui, l’Asie a cessé d’être une terra incognita. La Corée, Le Japon, La Chine, le Viêt Nam se sont largement ouverts au tourisme et aux affaires. A sa façon, le théâtre musical a aussi participé à installer l’Asie dans le quotidien du grand public. Des artistes asiatiques deviennent populaires en Occident, comme la créatrice du rôle de Miss Saigon, Lea Salonga. On pourrait citer d’autres noms dans l’opéra, la musique ou le cinéma. Récemment, le Turandot de Puccini a été représenté sur les lieux mêmes de l’action : la Cité interdite à Beijing, en Chine. C’est extraordinaire, mais ce n’est pas encore suffisant. Inversement, l »heure semble aujourd’hui venue pour d’authentiques spectacles « made in China » ou « made in Japan ». L’opéra chinois par exemple reste un genre peu accessible et pourtant convoité, pour les curieux du théâtre musical. L’Asie a inspiré des oeuvres et chef d’oeuvres en Occident, il serait temps de lui laisser dévoiler ses propres trésors, du théâtre musical entre autres. Mais c’est là le sujet d’un autre article !
Les oeuvres citées dans l’article
Madame Butterfly (1904). Opéra de Giacomo Puccini, livret de Giuseppe Giacosa et Luigi Illica.
Turandot (1917). Opéra de Ferruccio Busoni, livret du compositeur.
Turandot (1926, inachevé). Opéra de Giacomo Puccini, livret de Giuseppe Adami et Renato Simoni. L’opéra a été achevé par Franco Alfano, après la mort de Puccini survenue en 1924.
Padmâvatî (1923). Opéra de Albert Roussel, livret de Louis Laloy.
South Pacific (1949). Musical de Richard Rodgers (musique) et Oscar Hammerstein 2 (livret et paroles).
Le roi et moi (1951 — The King and I). Musical de Richard Rodgers (musique) et Oscar Hammerstein 2(livret et paroles).
Au son des tambours fleuris (1958 — Flower Drum Song). Musical de Richard Rodgers (musique) et Oscar Hammerstein 2 (livret et paroles).
Pacific Overtures (1976). Musical de Stephen Sondheim .
Nixon in China (1987). Opéra de John Adams, livret de Alice Goodman.
Miss Saigon (1989). Musical de Claude-Michel Schönberg Alain Boublil (livret et paroles).