
Une jeunesse berlinoise
Kurt Weill nait en 1900. Fils de musicien, il acquiert une solide formation musicale, notamment avec le compositeur Ferrucio Busoni. Il attrape vite le virus de l’opéra et montre une attirance marquée pour des textes de qualité. Durant les années 20, l’opéra allemand est animé d’une forte vitalité. Les jeunes auteurs sont nombreux et possèdent une créativité débridée caractéristique de l’époque de la république de Weimar. Face à une avant-garde active, le public reste réceptif. Ce bouillonnement constitue un merveilleux vivier d’inspiration et de rencontres fructueuses. C’est ainsi que Kurt Weill fait la connaissance de l’écrivain Bertold Brecht. Ensemble, ils adaptent un vieux texte anglais L’opéra du gueux de Gay et en font le célèbre L’opéra de quat’ sous (1928 — Die Dreigroschenoper). Le succès est énorme. Alors que beaucoup de compositeurs d’opéras sont empêtrés dans l’héritage pesant du romantisme, Kurt Weill et son librettiste empruntent la voie de la musique populaire.
L’opéra de quat’sous est découpé en « songs » (chansons). Chacun de ces songs possède son propre caractère — jazz, foxtrot, cabaret, chansons populaires… Ceci confère une forte identité aux personnages qui les interprètent et une efficace opposition des uns aux autres. Si la forme musicale est surprenante, la représentation sur scène, elle, stupéfie. L’opéra montre une bande de truands, autour desquels gravitent des prostituées, des mendiants, des policiers corrompus, et des commerçants véreux. L’opéra de quat’sous surprend par son originalité et son coté canaille inédit sur une scène d’opéra. Enfin, le propos tient de la satire sociale, doublée d’une charge virulente contre la cupidité du capitalisme. Cette coloration « rouge » doit beaucoup au librettiste situé politiquement très à gauche.
La collaboration entre Kurt Weill et Bertold Brecht se poursuit (Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny et Celui qui dit oui en 1930). Ils finissent cependant par se brouiller. Weill travaille avec d’autres dramaturges brillants. Mais il est rattrapé par la politique. Hitler prend le pouvoir en Allemagne en 1933 et marque un coup d’arrêt à l’euphorie artistique, malmenée depuis quelque temps déjà par les sympathisants nazis. Le compositeur fuit vers la France, puis les Etats-Unis en 1935 où son Opéra avait été adapté deux ans plus tôt, à vrai dire sans grand succès malgré la popularité du song « Mack the Knife ». Mais sa réputation avait précédé Weil en Amérique.
Comme auparavant, Kurt Weill s’attache les services de grandes plumes du théâtre, que ce soit des auteurs de théâtre (Maxwell Anderson) ou des piliers de la comédie musicale de Broadway (Ira Gerschwin, Alan Jay Lerner). Il se coule très vite dans son nouveau moule. Il passe pour intellectuel, car il ne peut pas se défaire de son goût de la critique sociale. Certes, il alterne échecs et succès. Mais les connaisseurs reconnaissent l’immense valeur de ses contributions. Avec Une femme dans la nuit (1941) et One Touch of Venus (1943), il parvient à toucher un large public. Il valide ainsi son ambition de tirer vers le haut le théâtre musical américain. A un moment où les règles du commerce régissent ce qui est vu comme un aimable divertissement, Kurt Weill prétend qu’on peut traiter de situations politiques ou sociales en adulte. Le théâtre musical annexe ainsi de nouveaux territoires. A cet égard, le sommet américain de Weill est Street Scene (1947) qui trouve ses doubles fondations dans le musical et l’opéra. Bien plus tard, des continuateurs comme Leonard Bernstein ou Stephen Sondheim pousseront Broadway plus loin encore comme instrument d’introspection de l’âme humaine.
Kurt Weill s’éteint prématurément en 1950. Issu du monde de la musique savante européenne, Kurt Weill aura énormément apporté à la fois à l’opéra de l’ancien monde et au théâtre musical du nouveau monde. Il a été le contemporain de Richard Strauss et Alban Berg en Europe, il a fréquenté Alan Jay Lerner (le futur librettiste et parolier de My Fair Lady). Il a été le rival de Richard Rodgers sur la scène new-yorkaise. Pour son malheur, on a longtemps reproché à Kurt Weill de s’être fourvoyé dans le théâtre commercial américain. Les événements historiques ont également jeté dans l’ombre sa période berlinoise. Aujourd’hui, son oeuvre sort du purgatoire et on en mesure la haute qualité. Le jour est proche lorsqu’on constatera la position privilégiée de Kurt Weill comme pont historique entre les deux genres majeurs du théâtre musical du 20e siècle.
Principales oeuvres de Kurt Weill
1928 — L’opéra de quat’sous (Die Dreigroschenoper). Production française en 1930. Productions américaines en 1933 et 1950.
1930 — Grandeur et décadence de la ville de Mahagony
1930 — Celui qui dit oui
1936 — Johhny Johnson
1938 — Knickerbocker Holiday
1941 — Une femme dans la nuit (Lady in the Dark)
1943 — One Touch of Venus
1945 — The Firebrand of Florence
1947 — Street Scene
1948 — Love Life
1949 — Lost in the Stars