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Jérome Pradon — Seigneur du West End

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Jérôme Pradon en Aragorn ©DR
Jérôme Pradon en Aragorn ©DR

Jérôme Pradon, com­ment en êtes-vous arrivé à inter­préter Aragorn dans Lord of The Rings ?
Ca remonte à très loin ! Je con­nais Kevin Wal­lace, le pro­duc­teur, depuis longtemps. En 1997, juste après Mar­tin Guerre, il voulait que je joue Judas dans Jesus Christ Super­star [NDLR : sur scène, à Lon­dres] mais j’avais refusé pour faire Nine aux Folies Bergère. Puis, en 2004, quand je jouais Pacif­ic Over­tures au Don­mar Ware­house, il m’a demandé de ren­con­tr­er Matthew Warchus [NDLR : met­teur en scène et auteur du livret et des lyrics de Lord of The Rings]. Ils voulaient que je fasse leur pre­mier work­shop mais je n’é­tais pas libre car je jouais dans Et si on chan­tait. Puis, en 2005, ils m’ont rap­pelé pour que j’au­di­tionne pour le prochain work­shop. Ils pen­saient à moi pour le rôle d’El­rond, puis en me voy­ant, ils m’ont dit qu’il fal­lait que je tra­vaille Aragorn. J’ai donc joué ce rôle durant ce nou­veau work­shop. Le spec­ta­cle a ensuite été créé à Toron­to… sans moi. Ils ont expliqué à mon agent que c’é­tait une his­toire de quo­ta. Il faut savoir qu’E­quity, le syn­di­cat des acteurs, est très puis­sant et n’avait autorisé « l’im­por­ta­tion » que de qua­tre comé­di­ens anglais. La pro­duc­tion a donc fait le choix d’im­porter qua­tre Hob­bits. De mon côté, je pen­sais qu’on m’avait oublié et que l’af­faire était réglée. Puis ils m’ont encore appelé en juin 2006 pour un nou­veau work­shop, avec le livret retra­vail­lé. Là, c’é­tait juste des­tiné à l’équipe créa­trice et je jouais à la fois Fro­do et Aragorn. Je suis ensuite ren­tré en France pour faire Le Cabaret des Hommes Per­dus et là, ils m’ont encore rap­pelé pour me deman­der d’au­di­tion­ner à nou­veau. J’avoue que j’en avais un peu marre, d’au­tant plus qu’ils me con­nais­saient par coeur. J’y suis quand-même allé, ils m’ont expliqué que ce n’é­tait qu’une « for­mal­ité ». Ils m’ont offert le rôle pen­dant que je jouais dans Le Cabaret des Hommes Per­dus au Rond-Point.

Quelle a été votre réac­tion en l’apprenant ?
Pour être hon­nête, j’ai été mit­igé. Il se pas­sait plein de choses pour moi en France, notam­ment avec L’Opéra de Sarah [NDLR : un spec­ta­cle musi­cal écrit, com­posé et mis en scène par Alain Mar­cel] qui avait reçu des réac­tions très pos­i­tives lors de sa présen­ta­tion. J’avais presque envie de rester en France, mais Lord of The Rings était tout de même un superbe pro­jet. Ce spec­ta­cle s’an­nonçait très pres­tigieux mais j’hési­tais quand même : au dernier work­shop, le rôle d’Aragorn avait été con­sid­érable­ment réduit. Mes proches me fai­saient les yeux ronds comme si j’avais trois têtes ! Ils me dis­aient « Ca ne va pas ? Tu es fou ? Tu as été trop gâté ! Tu files à Lon­dres tout de suite ! » J’é­tais donc dans un état d’e­sprit mit­igé au pre­mier jour de répéti­tion, mais j’ai eu la bonne sur­prise de décou­vrir que le rôle avait bien évolué.

Etiez-vous déjà fam­i­li­er avec l’u­nivers du Seigneur des Anneaux ?
Oui, je suis fan ! Je n’ai pas encore fini de lire les livres mais j’ai vu les films, je con­nais bien l’his­toire et j’adore !

Pou­vez-vous nous par­ler de votre personnage ?
C’est un rôle dif­fi­cile mais l’a­van­tage avec Tolkien, c’est que rien n’est tout blanc ou tout noir. Il y a une belle com­plex­ité dans la tex­ture. Aragorn est un héros qui refuse de l’être. Il préfère être un sol­dat de l’om­bre plutôt qu’un homme qui prend le pou­voir dans la lumière. C’est une belle carte de jeu pour un acteur. Le per­son­nage m’a immé­di­ate­ment par­lé dès la pre­mière fois que j’ai audi­tion­né. Je sais que je vais faire un rôle quand quelque chose vibre en moi, qu’il y a une évi­dence immé­di­ate, qu’il y a une adéqua­tion qui se crée. C’est dif­fi­cile à décrire, c’est très émo­tion­nel, mais ça s’est tou­jours passé comme ça pour tous les rôles impor­tants de ma car­rière. Dès que je sais que j’ai une con­nex­ion émo­tion­nelle avec la réal­ité du per­son­nage, ça marche.

Le spec­ta­cle a été très cri­tiqué lors de sa créa­tion à Toron­to, pou­vez-vous nous en parler ?
Les cri­tiques con­cer­naient surtout le livret. On per­dait le fil de l’his­toire, on était assail­li par un délire visuel, épous­tou­flant certes, mais qui ne nous per­me­t­tait pas de nous iden­ti­fi­er aux per­son­nages. Il y a eu beau­coup de tra­vail d’amélio­ra­tion et ça con­tin­ue encore. On est dans cette péri­ode cru­ciale où on nous jette des scènes au dernier moment, on nous retire une réplique, on en rajoute une autre, on change les lyrics… C’est un peu dur de ne pas s’emmêler les pinceaux ! Je ne sais pas com­ment c’é­tait à Toron­to, et je ne suis pas le meilleur juge. Au work­shop, je trou­vais déjà l’oeu­vre splen­dide, bien que mille fois trop longue. Mais j’adore ce qu’ils font et je trou­ve que la dernière mou­ture est vrai­ment bien, il y a une belle cohérence. Et puis, on a encore cinq semaines. En péri­ode de pre­views, tous les soirs le spec­ta­cle est différent.

Juste­ment, com­ment sont reçues les previews ?
Il y a une excel­lente récep­tion et quelques cri­tiques pos­i­tives pour le moment, ce qui n’é­tait pas le cas à Toron­to. Le bouche à oreille fonc­tionne for­mi­da­ble­ment bien et on est qua­si­ment com­plets chaque soir. Donc ça a l’air d’être bien reçu !

Quelles sont les dif­fi­cultés inhérentes à ce spectacle ?
La « phys­i­cal­ité » demandée est bien plus impor­tante que pour un autre spec­ta­cle. Le Cabaret des Hommes Per­dus était très physique et fati­gant, on courait tout le temps partout, mais tout allait bien. Ici, il y a une dimen­sion tech­nique qui doit suiv­re… et ça met un temps fou à suiv­re, car c’est d’une incroy­able com­plex­ité, c’est dif­fi­cile à maîtris­er et cela néces­site cent per­son­nes back­stage. C’est énorme, mais c’est très beau, c’est une fête visuelle et des gens que je con­nais, a pri­ori réti­cents, en sont sor­tis émer­veil­lés. Il faut aus­si savoir que c’est un spec­ta­cle qui bat beau­coup de records : le musi­cal le plus cher de l’his­toire, la plus longue péri­ode de répéti­tions, la plus longue péri­ode de pre­views mais aus­si le spec­ta­cle au taux le plus élevé de blessures lorsqu’il s’est joué à Toronto !

C’est un spec­ta­cle qui n’a l’air de ressem­bler à aucun autre, non ?
Oui, en effet. Ce n’est pas vrai­ment un musi­cal, il y a peu de chan­sons à pro­pre­ment par­ler et il y a beau­coup d’un­der­score. Il faut plus le con­sid­ér­er comme une pièce avec musique, écrite un peu dans un esprit shake­spearien, avec une grande dimen­sion épique, telle une épopée. Par exem­ple, je n’ai pas de solo avant le troisième acte. C’est très agréable, ça change ! Je n’avais encore jamais fait ça dans une grosse créa­tion en Angleterre. Pen­dant tout le spec­ta­cle, je suis surtout acteur et à la fin, comme une cerise sur le gâteau, je chante !

Com­ment décririez-vous la musique ?
C’est très dif­fi­cile. Ca fait à la fois penser au folk­lore d’Eu­rope du Nord et à la musique New Age, avec une petite dose de musique indi­enne et une pointe de sauce « British musi­cal ». C’est très intéres­sant, j’adore ce côté « atmo­sphérique » et ce mélange ori­en­tal et folk­lorique indéfinissable.

Dans quel état se trou­ve la troupe en cette péri­ode de previews ?
On forme vrai­ment une équipe soudée, com­posée de gens qui s’ap­pré­cient et se respectent, ce qui n’est pas tou­jours le cas ! Ici, l’ap­proche du tra­vail est très hum­ble. Il n’y a pas de statut de « vedette », on tra­vaille pour créer un per­son­nage. J’aime beau­coup ça en Angleterre : le méti­er de comé­di­en relève à la fois de l’ar­ti­sanat et du sac­er­doce. Ca fait du bien de trou­ver une si bonne ambiance car quand on com­mence un spec­ta­cle, on a tou­jours peur de ne pas s’en­ten­dre avec les autres ! Là, tout le monde se sou­tient et il y a une belle ému­la­tion. Il y a d’ex­cel­lents acteurs qui sont de belles pointures.

Et pas trop de stress ?
Si, bien sûr, notam­ment pour moi à cause de ce qu’il s’est passé avec mes blessures physiques [NDLR : Jérôme s’est blessé aux mol­lets durant les répéti­tions et une autre fois durant les pre­views]. Et puis, la pro­duc­tion nous presse, nous malaxe, d’ailleurs, on fait par­fois bloc… et en même temps, il faut qu’on bosse ! De plus, il y a for­cé­ment du stress lié au fait que c’est l’événe­ment théâ­tral de l’an­née à Lon­dres. Il y a énor­mé­ment de pres­sion sur le suc­cès de ce spec­ta­cle mais on fait du mieux qu’on peut ! Pour moi, c’est très étrange de pass­er du Cabaret des Hommes Per­dus à Lord of The Rings. C’est l’an­tithèse ! On a un peu peur d’être broyé par une énorme machine, et par­fois, on se sent comme trois fois rien au milieu de tous ces effets spé­ci­aux. Mais j’e­spère que cette grosse machine va servir à soutenir l’his­toire, et que tous ensem­ble, on va racon­ter cette for­mi­da­ble histoire.