Profitant de quelques jours de relâche, Jérôme Pradon nous reçoit très détendu dans son petit pied à terre parisien. Lui qui s’est fait un nom dans la comédie musicale à Londres confie pourtant être tombé dedans par hasard. «La comédie musicale, ça me semblait ringard, réaction très française». Mais depuis toujours, il aime chanter. Alors, tout en se formant au métier d’acteur au Cours Florent, il chante dans les bars un répertoire de chansons françaises (Trénet, Aznavour, Brel) mais aussi des trucs américains plus récents, de la soul music. Un jour une copine lui parle de l’audition pour Les misérables, la comédie musicale de Boublil et Schönberg, à Paris. Sans savoir de quoi il s’agit, il y va.
Des Misérables à Martin Guerre en passant par Miss Saïgon : la Boublil & Schönberg Connection
Pour Jérôme, qui ne connaissait pas du tout,c’est une révélation. «Quand j’ai écouté, je suis tombé par terre, j’étais dans un état hallucinant, je voulais absolument faire ça». Après trois auditions, il décroche le rôle de Marius. «J’étais aux anges !». La belle aventure commence.
«J’ai adoré faire Les misérables, j’ai découvert un monde passionnant, c’était un vrai travail d’acteur et de chanteur». Encore aujourd’hui, il garde un souvenir ému de cette période : «Marius, c’est le rôle pour lequel j’ai le plus de tendresse et de nostalgie. C’est le premier grand rôle que j’ai fait, une expérience formidable». Malheureusement, après sept mois et demi au Théâtre Mogador, le spectacle ferme prématurément. «On n’avait toujours que des moitiés de salle, pour les producteurs ce n’était pas suffisant, ils perdaient trop d’argent». Il demande alors à auditionner pour la compagnie anglaise. Ils m’ont regardé avec un vague sourire en se disant ‘il est gentil, mais il doit avoir un accent à couper au couteau’ !». Alors il travaille d’arrache pied la version anglaise de la chanson de Marius avec une professeure américaine, surtout l’accent. Finalement, le résultat a l’air de convaincre puisqu’un mois plus tard on lui propose de reprendre pas moins que le rôle principal de Miss Saïgon, l’autre comédie musicale de Boublil et Schönberg qui triomphe alors à Londres.
«Commencer à Londres dans un premier rôle, c’était une opportunité formidable !». Pendant un an, il sera Chris, «le rôle le plus stressant que j’ai fait, il fallait constamment travailler sur l’accent américain et la voix, mais je suis content de l’avoir joué et chanté, j’aime beaucoup la musique de Miss Saïgon».
Toujours plus loin, Jérôme part ensuite à Toronto pour créer le rôle-titre de Napoléon, comédie musicale de Williams et Sabiston dont il ne garde pas un très bon souvenir. «Ca n’a pas bien marché et le spectacle n’a pas été transféré à Londres comme prévu». Il rentre en France et rejoint la troupe de Roger Louret avec laquelle il joue La Java des mémoires à Paris.
Quelques temps après il retourne à Londres pour créer le rôle de Guillaume dans Martin Guerre, la nouvelle comédie musicale de Boublil et Schönberg. «C’est le rôle dont je suis le plus fier sur le plan du travail et qui m’a vraiment éclaté. C’était bien de faire un salaud pour une fois ! Et puis Martin Guerre a été très positif pour moi. Comme c’était une création, et non un «second cast», les professionnels sont venus et ont apprécié mon travail».
Nine, le rendez-vous manqué avec le public parisien
Après être resté un an sur Martin Guerre, Jérôme est appelé pour jouer le seul rôle masculin dans la version française de Nine, comédie musicale de Maury Yeston, aux Folies Bergère de Paris. «J’avais vu la production anglaise de Nine quelques mois plus tôt, j’avais vraiment aimé ce texte, cette musique. Je me disais que c’était un rôle pour moi mais dans dix ans seulement !». Et pourtant, c’est bien lui qui est choisi pour la production parisienne. Il en garde «un souvenir formidable parce que c’était une grande joie mais aussi un souvenir amer du fait que le spectacle ait été un tel flop et qu’il ait été largement boudé par le milieu professionnel». Mais Jérôme en veut aussi à l’équipe de production. «C’était un peu le foutoir au niveau de la préparation, de l’infrastructure et des répétitions. Ca manquait un peu de sérieux. Par rapport à l’école de la comédie musicale anglo-saxonne, j’ai trouvé que c’était une façon de travailler très artisanale». Il n’oublie cependant pas les bons moments avec la troupe. «On était tous ensemble, on se tenait les coudes, on formait vraiment une équipe». Il avoue avoir été très atteint par l’échec de Nine. «Contrairement à ce que j’espérais, ce rôle ne m’a pas apporté grand chose pour ma carrière en France alors que je pensais que ça pourrait être un tremplin».
Après Nine, il se consacre momentanément au cinéma. Il tourne dans Simon Sez, «un sublime navet» américain, The Dancer, produit par Luc Besson et Vatel, film de Roland Joffé avec Gérard Depardieu. Mais il n’hésite pas non plus à s’investir dans une production plus modeste, le court métrage musical de Stéphane Ly-Cuong, La jeune fille et la tortue. «J’ai trouvé ça très frais, une jolie fable simple et émouvante. On s’est bien amusé, c’était tendre et très sympa à faire». Mais déjà Londres le rappelle.
Jesus Christ Superstar, l’histoire d’une vidéo
Juste après Martin Guerre, on avait déjà proposé à Jérôme Pradon le rôle de Judas dans la deuxième distribution Jesus Christ Superstar, nouvelle production du célèbre musical des années 70 et le premier grand succès d’Andrew Lloyd Webber. Mais comme le rôle ne lui plaît pas au départ, il auditionne plusieurs fois pour obtenir le rôle de Jésus qu’il trouvait plus intéressant. «J’ai tendance à choisir les rôles que je veux faire, à préférer quelque chose qui va vraiment apporter à ma carrière plutôt que l’argent et la sécurité». Mais la production insiste pour qu’il fasse Judas. On l’emmène même auditionner devant Webber lui-même (fait rarissime) dans son château ! Rien n’y fait, on ne lui propose que Judas. «Je leur ai dit non, en plus je venais d’avoir la réponse positive pour Nine». Même avec le recul et l’échec de Nine, il ne regrette pas son choix. «J’ai toujours considéré, et je considère encore, que Judas est un rôle impossible à chanter sur scène, particulièrement pour moi, je ne suis absolument pas un ténor., je me serais complètement cassé la voix !».
Pas rancunière, Really Useful, la maison de production d’Andrew Lloyd Webber, le rappelle quelques temps plus tard pour qu’il fasse des essais filmés pour la version vidéo qui est en préparation. «J’ai ouvert les yeux ronds, j’y suis allé et j’ai obtenu le rôle… de Judas ! Ca a été un long processus, surtout pour moi qui passais mon temps à leur dire que je n’avais pas la voix pour chanter Judas ! J’ai beaucoup travaillé vocalement avec le directeur musical tous les jours pendant un mois jusqu’à ce qu’on entre en studio pour enregistrer le master voix. Ensuite on a répété cinq semaines comme une pièce de théâtre et on a tourné quatre semaines aux Studios de Pinewood près de Londres ».
Il ne tarit pas d’éloge sur la metteuse en scène «Gale Edwards a du génie, travailler avec quelqu’un comme ça, c’est un cadeau. On fait une introspection, un travail sur le personnage qui vaut tous les cours de théâtre. En plus, elle a plein d’idées de mise en scène, de scénographie que je trouve très bien vues. Comme par exemple, la dernière scène, la descente de la croix, que je trouve sublime. La chanson «Superstar» est complètement hystérique, il y a un vrai malaise, c’est vraiment la médiatisation de Jésus, on dirait un de ces shows écoeurants de prédicateurs américains». Quant au tournage, il en garde un excellent souvenir. «Tournage génial avec évidemment plein de tension mais aussi plein de bonheur». Mais Andrew Lloyd Webber n’est jamais venu sur le tournage, ce qui ne l’empêchait pas de visionner les rushes tous les jours. Comme dit Jérôme en riant, «c’est le fantôme de l’opéra, on ne le voit pas mais c’est lui qui tire les ficelles !».
Jérôme est très content de cette expérience et «très impressionné par le résultat, c’est une vraie oeuvre théâtrale filmée, ça raconte une vraie histoire avec des moments très émouvants». Il regrette toutefois un peu l’aspect commercial de certains passages «à l’esthétique de vidéo-clip» tout en reconnaissant que «c’était sans doute nécessaire pour alléger le côté sombre des choses».
La vidéo est sortie il y a un peu plus d’un mois en Angleterre. «Ca n’a pas été une sortie fracassante avec beaucoup de médiatisation, mais jusqu’à présent les réactions des professionnels sont excellentes à mon endroit, c’est très positif» se félicite Jérôme, «ça fait son chemin tranquillement ».
En tout cas, sa côte est au plus haut dans l’entourage de Lloyd Webber.
«Après le tournage de Jesus Christ Superstar, ils m’ont proposé de reprendre le rôle principal (The Man) dans Whistle down the wind, l’avant-dernière comédie musicale d’Andrew Lloyd Webber. Bien entendu, j’aurais préféré le faire à la création mais je n’avais pas obtenu le rôle à l’époque alors que nous n’étions plus que deux en lice». Il avait vu le spectacle avec le cast original mais il l’avait détesté ! Mais depuis le livret a quelque peu évolué «le spectacle se rapproche plus de ce qu’il devrait être, il prend une force dramatique nécessaire pour que cette histoire existe et soit vraiment émouvante». D’autre part, Jérôme trouve le rôle très intéressant. Et puis «ça coïncidait avec la sortie de la vidéo de Jesus Christ Superstar, j’avoue que c’était aussi un calcul intéressé !» reconnaît-il avec franchise.
Les musicals anglo-saxons et les comédies musicales à la française
Entre Boublil/Schönberg et Andrew Lloyd Webber, il n’a pas de réelle préférence. Il les apprécie tous autant même s’il trouve que leurs oeuvres ont en commun un côté un peu «commercial». Mais il précise aussitôt : «ce n’est pas péjoratif dans mon esprit, ce que je veux dire c’est quelquefois on voit bien que c’est délibérément mélodramatique avec la volonté d’émouvoir». Mais après tout «c’est tellement bien fait que ça fonctionne, on y va, on pleure, on se laisse avoir et tant mieux».
Cet aspect «commercial», on ne le trouve pas dans l’oeuvre de Stephen Sondheim, un autre grand de la comédie musicale que Jérôme considère comme «l’intellectuel, le Proust de la comédie musicale, celui qui fait du spectacle d’avant-garde sans concession, qui a toujours une approche très ingénieuse et intelligente». Et de poursuivre «il connaît malheureusement moins le succès public mais il a quelque chose que les autres n’ont pas: la reconnaissance du milieu intellectuel». Devant tant d’admiration, on comprend que Jérôme regrette de n’avoir joué qu’une seule fois du Sondheim, c’était dans Assassins à Derby en Angleterre pendant deux mois. «Musicalement c’est compliqué à apprendre mais c’est jouissif à chanter».
Ses goûts en matière de comédie musicale sont donc très éclectiques comme le confirme d’ailleurs son «Top 5» qu’il nous donne «mais pas dans l’ordre » : Into the woods, Sweeney Todd, Les Misérables, Evita et Rent. De manière générale, à l’exception «de trucs un peu légers, un peu paillettes», c’est un inconditionnel de la comédie musicale anglo-saxonne. «Là-bas, le genre a évolué comme une forme artistique à part entière qui prend au théâtre, les interprètes chantent mais ce sont avant tout des acteurs. Et puis la plupart des metteurs en scène sont des top pointures du théâtre». Il s’enthousiasme jouer et chanter un vrai drame, une vraie comédie, c’est comme si on avait deux plaisirs en même temps, deux orgasmes !». Ce qui, selon lui, ne risque pas d’arriver avec les «musicals» made in France actuels !
Il se sent en effet complètement étranger à ce genre de production «pour moi, c’est comme un autre monde, c’est la planète Mars». Il ne pense pas que ces spectacles, qu’il juge éphémères, vont ouvrir la voie à des comédies musicales telles qu’il les aime. «Ici le public vient d’abord assister à un concert plus qu’à du théâtre chanté». Malgré tout, il conserve l’espoir de voir de la «vraie» comédie musicale dans son pays. Et de suggérer «qu’un grand metteur en scène de théâtre, comme Chéreau par exemple, monte une grande comédie musicale avec de vrais acteurs dans un grand théâtre subventionné. En cas de succès, ça pourrait ensuite être transféré dans un théâtre privé comme ça se fait en Angleterre».
Une autre façon, selon lui, d’amener le public du théâtre vers une forme plus musicale, c’est de lui proposer d’abord des petits spectacles plus intimistes avec peu d’acteurs et un piano, comme par exemple la pièce de théâtre musicale très confidentielle Killing Rasputin qu’il a jouée avec bonheur à Londres pendant deux mois.
Ce goût pour des sujets plus sombres et plus intimistes, on le retrouve dans Road Movie la pièce de théâtre qu’il a adaptée et dans laquelle un seul acteur interprète cinq personnages (deux hommes et trois femmes). «Je l’ai déjà présentée un soir à Paris mais je veux prendre mon temps et attendre le bon moment pour la jouer».
Pour le moment, il reconnaît avoir un peu de vague à l’âme : «ça m’attriste beaucoup de faire carrière en Angleterre et de ne pas être connu ici». Aussi il a décidé de revenir quelques temps en France faire l’acteur. «Histoire de me faire désirer à Londres» conclut-il en riant !