
Jeff Whitty, revenons sur les origines d’Avenue Q. Comment cette aventure a‑t-elle débuté ?
Robert [Lopez] et Jeff [Marx, auteurs et compositeurs des chansons] ont d’abord eu l’idée de faire un pilote télé. Ils ont donc écrit une présentation de trente minutes, qui s’est jouée en direct devant un public. Les spectateurs ont adoré les marionnettes, même si elles étaient très simples au départ. Certaines chansons du spectacle faisaient déjà partie de la présentation, cependant il n’y avait pas d’histoire. C’était structuré comme 1 Rue Sésame, qui passe d’un clip à un autre. Des producteurs se sont dit que cela devrait être développé en un musical. C’est là que je suis arrivé. On a travaillé ensemble pendant deux ans et demi pour créer le spectacle complet. J’ai appris que faire un musical prenait beaucoup de temps !
Qu’est-ce qui a été le plus difficile ?
Je crois que la difficulté pour chacun d’entre nous, c’est que c’était notre premier musical. J’étais avant tout un auteur de théâtre. J’ai donc appris ce qu’était un musical, son processus de fabrication, et en même temps, c’était un avantage de ne pas en avoir fait avant, car on pouvait aborder ce genre d’une manière plus fraîche.
Est-ce que c’était difficile de créer quelque chose de totalement inédit, alors que la plupart des comédies musicales sont basées sur du matériel pré-existant ?
Aujourd’hui, j’ai écrit deux livrets originaux et une adaptation d’un livre, et je trouve que les deux sont tout aussi difficiles… Pour Avenue Q, c’était une chance car on pouvait aller où on voulait. L’histoire est assez « basique » mais il y a toutes ces choses en plus. C’est un peu comme un sapin de Noël auquel on ajoute toutes les décorations que sont ces numéros musicaux délirants !
Imaginiez-vous un tel succès international ?
Même quand nos faisions des workshops devant des publics restreints, ceux-ci adoraient. Nous savions qu’il y avait quelque chose, un charme… Mais je n’aurais jamais imaginé pour autant que je viendrais à Paris pour le voir en français ! Je l’ai vu en portugais à Rio de Janeiro. Je l’ai vu en Suède, en Finlande… Ca se joue toujours à New York, après toutes ces années. Si on m’avait dit ça, je ne l’aurais pas cru. On se trouvait très chanceux quand on a démarré dans un petit théâtre de 120 places. On aurait déjà considéré ça comme un succès si on n’avait joué que deux ou trois mois… Et ça n’a cessé de se développer. A l’époque, je travaillais à New York depuis dix ans, essayant de faire en sorte que quelque chose se produise. Ca a été incroyable que Avenue Q décolle ainsi !
Et puis, il y a eu les Tony Awards…
Une soirée absolument incroyable ! On a tous été surpris de gagner [NDLR : Avenue Q a remporté trois Tony Awards en 2004 : meilleur musical, meilleure partition, meilleur livret]. J’y suis allé en disant à mes parents que je ne gagnerais pas. Personne dans la presse n’y croyait. C’était un grand choc pour moi, et pour Robert et Jeff aussi, quand on a gagné. Après, je ne me souviens plus de rien !
Vous pensez que les votants ont voulu récompenser quelque chose de plus novateur par rapport à un spectacle plus traditionnel comme Wicked, qui était le favori ?
Je ne sais pas. J’étais tellement persuadé que Wicked gagnerait. Et j’aime Wicked, c’est un spectacle que j’admire et qui a beaucoup de charme. Peut-être que cette année-là, l’état d’esprit était de soutenir quelque chose qui a démarré de façon très humble.
Avec le recul des années, de quoi êtes-vous le plus fier ?
Pour tout auteur, le rêve est que votre spectacle ait une vie, qu’il vous surpasse. Avenue Q a été joué dans des petites villes aux Etats-Unis aussi bien qu’aux Philippines, et là, je suis à Paris. C’est comme élever un enfant, lui faire faire des études puis le voir prendre son envol et réussir sa vie. Pour moi, c’est ce qu’il y a de plus gratifiant.
Passons à Tales of The City (Chroniques de San Francisco) que vous avez adapté en musical. Comment est né ce projet ?
J’ai lu Tales of The City en 1993 quand j’ai emménagé à New York. En 2006, j’étais dans un avion pour Londres et j’ai regardé la série qui en était tirée. Je me suis dit que cette oeuvre ferait un superbe projet. C’est comme ça que ça a commencé. J’ai rencontré Armistead Maupin, l’auteur, et on s’est tout de suite bien entendus. Je connaissais Jake Shears des Scissor Sisters et je lui ai lancé l’idée. Il était très excité et a commencé à travailler à l’écriture des chansons avec John Garden. Le processus a duré cinq ans, jusqu’à la première, à San Francisco, au printemps dernier.
C’est difficile d’adapter quelque chose d’aussi culte et d’aussi dense ?
C’est un casse-tête. Avenue Q, c’est comme des mots-croisés « medium ». Tales of The City, ce sont des mots-croisés géants et très compliqués ! Nous sommes très fiers de notre spectacle mais il n’est pas encore fini. C’est très complexe de présenter toutes ces histoires entremêlées. Nous sommes donc en train de retravailler sur la nouvelle version. Je suis très excité de m’y remettre !
Vous avez également écrit le livret de Bring It On: The Musical dont l’équipe créative est particulièrement prestigieuse puisqu’il y a Lin-Manuel Miranda (In The Heights), Tom Kitt (Next To Normal) et Amanda Green (High Fidelity). Racontez-nous la genèse.
Depuis des années, je voulais écrire un musical qui se passerait dans l’univers des cheerleaders qui se prête particulièrement aux numéros musicaux. Un jour, mon agent m’a appelé parce que des producteurs montaient un projet correspondant. Je pensais que ce serait une adaptation du film Bring It On, mais à la première réunion, les producteurs ont dit qu’ils étaient ouverts à l’idée de partir sur une histoire originale. J’ai donc pu travailler sur quelque chose de nouveau plutôt que de raconter une histoire dont tout le monde connaît la fin, et de devoir utiliser des répliques du film. Le processus a été plus rapide pour ce musical puisque tout s’est étalé sur environ deux ans, mais avec énormément de réunions. On l’a créé à Atlanta il y a un an, puis un peu plus tard à Los Angeles dans sa deuxième version. Nous attaquons aujourd’hui la réécriture pour la troisième version qui se jouera peut-être à New York cet été. Je croise les doigts.
Comment se passe la dynamique de groupe avec Miranda, Kitt et Green ?
Très bien. Les trois musicals sur lesquels j’ai travaillé sont trois expériences très différentes. Là, on a tous désormais un certain bagage, et on sait à quoi s’attendre. Et l’ambiance est très bonne. Au départ, Lin-Manuel Miranda écrivait les chansons plus urbaines et métissées tandis que Tom Kitt et Amanda Green s’occupaient de celles qui concernaient les personnages plus riches. Au fur et à mesure, leurs écritures ont commencé à s’entremêler, pour donner les meilleurs numéros du spectacle ! Il n’y a jamais eu de problème d’ego dans l’équipe créative. On n’est pas toujours d’accord, mais on ne se dispute pas !
Avez-vous d’autres projets ?
Dès mon retour de Paris, j’attaque les répétitions d’une pièce que j’ai écrite il y a quelques années. C’est la suite d’Hedda Gabler, ce qui se passe après qu’elle s’est tirée une balle dans la tête. On le joue à New York… Et je serai Hedda ! J’ai déjà vu Hedda jouée par de grandes actrices mais notre approche sera plus fun, expérimentale et bohème. Après avoir travaillé dans le théâtre commercial pendant si longtemps, c’est un bonheur de retourner à quelque chose qui n’est que du fun, pour le seul plaisir de jouer pour un public. D’ailleurs, on inclut le public d’une façon qui n’est pas possible dans le théâtre commercial : on leur sert même le repas à l’entracte ! On va bien s’éclater !
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