
Les parapluies de Cherbourg, à la télévision. Je devais avoir une dizaine d’années. Ce film m’a profondément marquée. C’est étrange, je me souviens encore des conditions dans lesquelles je l’ai découvert — c’était un mercredi soir, toute la famille le regardait sans mot dire — ainsi que du fauteuil sur lequel j’étais assise ! J’étais transportée par l’histoire et ce mariage entre le texte et la musique. Un conte de fée qui se noircit, qui met en scène un contexte terrible, celui de la guerre d’Algérie et des amours contrariées, c’était inattendu et cela m’a marquée durablement. Jamais je n’aurais pu imaginer que, quelques années après, je serais sur scène pour jouer dans cette oeuvre musicale ! Les autres films de ce cinéaste poète m’ont également captivée. Impossible pour moi de passer sur la grande place d’une ville de province sans imaginer que l’une des jumelles des Demoiselles de Rochefort va surgir d’une rue. Pire : je vais même jusqu’à m’incarner en l’une des deux jumelles ! Il est certain que ses films ont déclenché en moi un véritable désir.
Et votre rencontre avec Jacques Demy ?
C’était au théâtre Montparnasse pour les auditions de la version scénique des Parapluies. Je suis venue par curiosité, sur les conseils de Mireille, ma professeur au Petit Conservatoire et d’autres amies. En fait, mon souhait était de devenir actrice, pas de chanter. Du coup je n’avais aucune pression, j’ai chanté facilement, sans trac, un air de Cri-cri, c’était une chanson un peu interprétée. Michel Legrand, Raymond Jérôme et Jacques Demy m’ont auditionnée à quatre reprises. En fait je n’avais pas du tout l’âge du rôle de Madeleine, je pense qu’ils ont dû hésiter un petit moment. Pour tout vous dire, je me souviens que j’avais compris que j’allais enregistrer le disque, mais je n’avais pas saisi que j’aurais également à interpréter Madeleine sur scène. C’est chez Carita, lorsque l’on m’a coiffée et que Jacques Demy a dit : « il faut lui faire prendre quinze ans » que j’ai réalisé ! Autant Michel Legrand pouvait se montrer exubérant, autant Jacques Demy était discret et d’une grande douceur, toujours très attentionné. Il parlait beaucoup à travers son regard. Je me souviens qu’il venait souvent en coulisses assister aux représentations, là encore je sentais son regard, j’adorais ça. Cette force dans ses yeux, on le ressent très bien dans le Jacquot de Nantes qu’a réalisé Agnès Varda. Il faisait tout pour donner confiance et savait être très présent avec tact et discrétion. Une personne en « demy » teinte si je puis dire. Malheureusement le spectacle n’a pas remporté le succès escompté, cela l’a affecté comme nous tous.
Et pour Une chambre en ville, que l’on retrouve dans le coffret, comment les choses se sont-elles passées ?
C’est lui qui m’a contactée. Une fois encore, je pensais que je ne ferais que l’enregistrement, et cela suffisait à mon bonheur. Il a fallu qu’il me répète que j’allais jouer Violette dans le film pour que je finisse par le croire ! En effet, je n’avais jamais fait de cinéma, je me souviens lui avoir dit que je n’avais pas fait de test, je ne savais pas si je serais capable… Et lui de me répondre, toujours avec ce regard enveloppant : « moi, je sais… ». Enregistrer le disque, avec un orchestre imposant, m’avait transportée. Participer ensuite à une réunion avec tout le casting où chacun a récupéré ses playbacks fut un autre grand moment. Je me souviens parfaitement bien de l’énorme impression que m’avait faite Michel Piccoli, d’une précision extrême dans le chant, à la respiration près.
Quant au tournage, pour ma première scène, je chantais avec Danielle Darrieux. Elle m’a tout de suite accueillie et accompagnée. Je me suis sentie en confiance. Je n’avais qu’une quinzaine de jours de tournage, mais j’étais tellement enthousiasmée par cette aventure que j’avais demandé au réalisateur la permission de rester pour les voir travailler. Blottie dans un coin, j’observais les techniciens, les acteurs, Jacques Demy. J’ai énormément appris, ce fut un régal. D’autant que tout s’est passé dans la bonne humeur, je n’ai pas souvenir de tensions. Par ailleurs, je me souviens que, à chaque nouvelle écoute, j’aimais de plus en plus la musique de Michel Colombier, dont j’appréciais toute les nuances et la richesse. J’avais le sentiment de participer à un film d’importance, intégralement chanté à l’instar des Parapluies et je me revoyais, enfant, regarder ce film dans le salon familial… Presque sans oser croire que ce que je vivais était réel.
Quel souvenir marquant gardez-vous lorsque vous avez découvert Une chambre en ville terminé ?
Je me souviens surtout d’une soirée à Nantes. Nous avons fait le voyage en voiture Jacques Demy, Michel Colombier et moi. J’étais tellement fière d’avoir participé à cette oeuvre, ce fut un voyage très gai. La projection fut chargée d’émotion, encore un beau moment. Peut-être que ma mémoire embellit tous ces souvenirs, mais je ne pense pas… J’étais jeune, j’ai eu beaucoup de chance de croiser le chemin de tous ces gens. Le cinéma de Jacques Demy continue à me faire rêver, de me donner des frissons et de jouer à chaque fois un rôle de déclencheur : c’est un cinéma qui crée des envies, c’est rare. Son cinéma n’est pas que magique ; il est le fruit de l’univers très riche de son créateur. Tout en subtilité, généreux à tout point de vue. Ses films méritent d’être vus et revus : à chaque nouvelle vision, une perspective nouvelle s’offre à nous. C’est pour cela que ce coffret est une chance formidable. Bravo à la famille Varda-Demy ! Je me souviens de Mathieu lors de ses visites sur le plateau d’Une chambre en ville, je suis heureuse qu’il continue à faire vivre l’oeuvre de son père tout en créant la sienne.