Musique : John Adams
Livret et lyrics : June Jordan
Direction musicale : Alexandre Briger
Avec Carlton Ford (Dewain), Hlengiwe Mkhwanazi (Consuelo), Joel O’Cangha (David), Janinah Burnett (Leila), John Brancy (Mike), Jonathan Tan (Rick), Wallis Giunta (Tiffany)
Franck Scalisi (clarinette, clarinette basse), Clément Himbert (saxophone alto, saxophone ténor), Paul Lay (clavier 1 : double piano), Claude Collet (clavier 2 : synthétiseur), Martin Surot (clavier 3 : synthétiseur), Christelle Séry (guitare classique, guitare électrique), Valérie Picard (contrebasse, basse électrique), Philippe Maniez (batterie, batterie MIDI)
Mise en scène : Giorgio Barberio Corsetti
Scénographie : Giorgio Barberio Corsetti, Massimo Troncanetti
Costumes : Francesco Esposito
Lumière : Marco Giusti ; Conception et réalisation sonore : Mark Grey
Vidéo : Igor Renzetti ; Animation des images : Lorenzo Bruno
Notre avis :
Ouvrage atypique dans la carrière du compositeur états-unien le plus joué au monde, ni opéra ni comédie musicale, ce songplay (pièce en chansons), créé en 1995, fait figure d’ovni tant par sa structure que par l’hétérogénéité des styles auxquels il se réfère. Clairement affilié à West Side Story et à Porgy and Bess mais balayant allègrement les diverses influences contemporaines – le rock (avec des références à Supertramp, Queen et Pink Floyd), le jazz, le spiritual, la ballade lyrique, le funk, la soul, le be-bop, le blues, les rythmes latino-américains –, il consiste en une succession de 23 numéros sans transition ou dialogues parlés, un peu comme un album pop (de fait, le public applaudit après chaque chanson comme dans un concert de rock). Mais qu’on ne s’y trompe pas : même lorsqu’elle se complaît dans une « facilité de variété », la musique de John Adams reste d’essence savante et les nombreux déphasages rythmiques, diversités harmoniques et autres polyphonies complexes sont là pour rappeler sa formation classique et stimuler l’écoute jusqu’à éventuellement… dérouter une partie du public (qu’il soit lyricophile ou fan de comédie musicale). Pour cette raison, l’ouvrage n’a jamais pu trouver sa place dans le milieu du musical (Stephen Sondheim y voit d’ailleurs une déchéance du Broadway d’aujourd’hui, incapable d’accueillir des formes novatrices et des univers originaux).
Sept personnages, quatre hommes et trois femmes, représentatifs de la diversité ethnique aux États-Unis et ancrés dans un réalisme social, se croisent, comme dans un film choral, avec leurs histoires et leurs aspirations : une présentatrice télé blanche accompagne un policier blanc (gay qui s’ignore) dans ses rondes, qui arrête un black, défendu par un avocat d’origine asiatique, amoureux d’une jeune mère sans papiers originaire du Salvador, laquelle consulte une employée noire du planning familial, elle-même éprise d’un pasteur séducteur afro-américain. Le tremblement de terre (Los Angeles, 1994) dont ils sont victimes leur servira de révélateur et bouleversera leurs choix de vie. Plus que les thèmes de société, pourtant sérieux (le système judiciaire, l’oppression policière, la vente d’armes, le racisme, l’immigration, la sexualité, la religion, la place des médias) que soulève la librettiste – restée célèbre comme militante pour le droit des minorités –, il s’agit avant tout, comme voulu par le compositeur, d’une « histoire d’amour polyphonique dans le style d’une comédie de Shakespeare », humour et langage cru compris mais dont on regrette l’abondance de politiquement correct.
La production proposée par le Châtelet se tire plutôt bien de l’évidente difficulté à mettre en scène un tel patchwork qu’aucune logique narrative ne vient a priori étayer. Par des blocs figurant le béton urbain (transformables jusqu’à être pliés lors du séisme) et grâce à des projections vidéo tantôt figuratives tantôt abstraites qui vibrent au rythme de la musique et qui habillent l’espace, la dramaturgie parvient à trouver une certaine cohérence. On n’évite cependant pas un certain statisme dû à une faible direction d’acteurs et les trop nombreuses manipulations à vue des décors par les techniciens accentuent l’aspect collage de l’œuvre.
L’orchestre de huit musiciens, impeccable de bout en bout, s’en donne à cœur joie, notamment lors d’un vibrant solo de batterie, d’une envolée langoureuse de saxophone et d’une improvisation très rock de sons de tremblement de terre. À quelques réserves près, la distribution des chanteurs, qui ont tous l’air d’avoir l’âge de leurs rôles, en grande majorité de formation lyrique, n’appelle que des éloges : ductilité des voix, timbres chaleureux et excellente caractérisation des personnages — mentions spéciales à Wallis Giunta, John Brancy et Carlton Ford. Sont particulièrement appréciés et ovationnés l’ensemble liminaire qui donne son titre à l’œuvre et qui puise directement dans la veine minimaliste de John Adams, le trio féminin a cappella (« Song about The Bad Boys and the News »), la ballade jazz de Tiffany (« How Far Can I Go in a Car (Driven by a Cop) »), l’émouvant solo de Consuelo (« Consuelo’s Dream ») et, surtout, le « tube » chanté par un Dewain d’une généreuse puissance vocale (« Song of Liberation and Surprise »). Ne serait-ce que pour ces moments de grâce, en dépit d’un livret trop peu accrocheur et d’une inspiration musicale loin des sommets de Nixon in China (présenté l’an dernier) ou de El Niño (créé en 2000), il faut saisir la chance de découvrir cette rareté, surtout dans les conditions de remarquable qualité artistique une fois de plus réunies par le Châtelet, qui continue d’explorer avec brio le répertoire américain contemporain (A Flowering Tree du même John Adams est à l’affiche de la saison 2013–2014).