
Des spectateurs sortent de la représentation qui vient de se terminer et échangent leurs points de vue sur le trottoir. Celui-là avait vu la version originale en 1970 et cultive une passion pour Brel depuis. Un autre, coiffé d’un béret, raconte qu’il s’est découvert une demi-soeur de 62 ans à Paris, fruit d’une union transatlantique à la libération, restée secrète. Un de ces hasards du carrousel de la vie, comme dans une chanson de Brel. Tous sont enchantés et troublés par l’expérience plutôt insolite qu’ils viennent de vivre.
Le bar à l’intérieur est un autre jardin secret, comme une boutique d’antiquités où il serait permis de toucher à la marchandise. Brel — l’original — y résonne discrètement. Les acteurs discutent avec quelques spectateurs enthousiastes restés pour les saluer. Gay Marshall a garé sa trottinette dans un coin et a partagé avec le barman les bouquets de roses reçus la veille pour la première du spectacle. Elle peut enfin se poser et livrer ses impressions.
D’abord, que penser de ce titre surprenant pour un spectacle qui ne parle ni de Brel, ni particulièrement de Paris. » Dès la version originale, alors qu’il était encore à Paris, le spectacle était un hommage à Jacques Brel. Aujourd’hui, dire que Brel est vivant, c’est exprimer l’universalité de ses chansons et leur caractère intemporel. » De fait, le show n’est pas une histoire ancrée dans la réalité sur laquelle serait plaqué le répertoire de Brel, comme un de ces juke-box musicaux à la mode sur Broadway : les Four Seasons dans Jersey Boys, Abba dans Mamma Mia, Elvis Presley dans All Shook Up. Ici, les chansons originales (traduites) s’enchaînent, sans dialogue, pour former une trame aux multiples interprétations possibles, comme une peinture abstraite. Les textes poétiques de Brel ont eux-mêmes une portée symbolique au-delà de la simple histoire qu’ils racontent ; quand ils sont mis bout à bout, l’univers des possibles devient gigantesque. » Sur scène, je ne sais pas exactement si je suis mère ou fille, mariée ou amante, heureuse ou désespérée… probablement tout cela à la fois ! Cette ambiguïté et ce refus d’une vérité absolue sont un fidèle reflet de l’esprit du chanteur. »
Le reflet certes, mais l’écho ? Brel faisait preuve d’une passion physique légendaire sur scène, où la sueur côtoyait les larmes. En comparaison, les voix plus posées, plus strictement professionnelles des acteurs de Broadway peuvent paraître un peu insipides. La partie de Robert Cuccioli est particulièrement délicate car il est celui qui ressemble le plus à Brel physiquement. » Encore une fois, il ne faut pas venir voir ce show en espérant y trouver une réincarnation de Brel. Mes compagnons de troupe et moi-même disposons de musiques et de textes admirables pour conter une histoire. Nous ne cherchons pas à imiter l’auteur, mais bien plutôt à interpréter notre rôle comme des chanteurs comédiens. » Il n’empêche, Gay Marshall connaît trop bien Brel (et Piaf) pour sortir du registre qui sonne à l’oreille d’un Français : sa voix de cabaret un peu tourmentée sent bon le film en noir et blanc et la guinguette du dimanche. Elle est, puisque le titre l’annonce, le lien avec Paris. » Le metteur en scène Gordon Greenberg et moi avons insisté pour que certaines chansons soient en français, ce qui n’était pas le cas dans le spectacle original. » Parce qu’elle est la seule à chanter en français (et en flamand) et qu’elle intervient aux moments charnières, Gay Marshall est comme un discret projectionniste qui sort de l’ombre de temps à autre pour mettre en route une nouvelle bobine. Elle semble raconter l’histoire et, pourquoi pas, être celle dont on raconte l’histoire.
Au fond, l’histoire, quelle est-elle ? » Le cycle de la vie, depuis la découverte de l’amour, ses bons et mauvais moments, la jeunesse innocente ou sacrifiée, la vieillesse et les souvenirs… et puis on réalise qu’il reste l’amour et le cycle reprend ! » On doit pleurer beaucoup dans ce théâtre, à l’évocation de la guerre et de la mort. Mais les peines alternent avec les joies et les larmes changent de sens. Cette diversité des sentiments est bien représentée dans la mise en scène : quatre personnages, femmes et hommes de différents âges, tailles et couleurs — un symbole d’universalité — se passent le relais le temps de chansons saynètes et disparaissent dans l’ombre ou bien deviennent figurants. Régulièrement, la troupe chante en choeur, le plus souvent pour des moments gais, dans des chorégraphies impliquant les éléments de décor et impeccablement déroulées. Durant ces mouvements de groupe (« Madeleine », « Bruxelles ») , plus facilement encore que durant les prestations en solo, on apprécie pleinement l’apport du savoir-faire de Broadway pour un éclairage nouveau des chansons de Brel. Pour citer les partenaires de Gay Marshall, on peut aussi mentionner les moments forts : « La Chanson De Jacky » et « Le Port D’Amsterdam » par Robert Cuccioli, « La Statue » par Rodney Hicks et « Les Vieux » par Natascia Diaz.
Le spectacle est franchement intellectuel, au sens où il donne constamment matière à réfléchir, ce qui n’est pas souvent le cas dans l’industrie de l’entertainement. N’est-ce pas un pari risqué à l’heure où les investissements se concentrent sur la forme des spectacles plutôt que sur le fond ? » Pour le moment, les gens viennent sur simple caution du nom de Jacques Brel. J’attends un public nouveau, non-initié et avide de découverte quand les critiques auront jugé notre travail. J’espère que le spectacle sera l’occasion d’un véritable échange culturel. Les Français en visite à New York devraient en profiter pour venir voir comment leurs classiques s’exportent et pour contribuer à cet échange. » Son coeur partagé entre deux continents, Gay Marshall est très sensible aux décalages culturels. » J’ai appris à aimer la franchise parfois cruelle des Français, que Brel représente si bien, mais je sais aussi apprécier la politesse parfois artificielle de mes compatriotes. Maintenant, je me sens aussi à l’aise à Montmartre, où j’habite, que dans le Village qui est mon quartier de prédilection à New York. Ma chance, c’est que ces deux villes soient si proches au fond et s’adorent. »
Pourquoi ne pas le reconnaître ? Jacques Brel is alive and well and living in Paris est une petite fierté pour tous les Français (et les Belges, donc !). Si vous passez par le Village, vous verrez avec un pincement de coeur un signe commémorant le spectacle original de 1968 promu comme un mythe du quartier. Le revival renouvellera-t-il l’exploit ? » On ne parle jamais de cela « , s’amuse Gay Marshall. En tout état de cause, considérant l’intérêt du spectacle et la grande qualité de cette production programmée au Zipper Theater, nul doute qu’il échappera à la fermeture éclair !
Jacques Brel is alive and well and living in Paris est programmé au Zipper Theatre à New York
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(*) New York a été fondée au début du 17ème siècle par les Hollandais, sous le nom de New Amsterdam. Quand les Anglais prennent le contrôle de la ville, en 1674, ils la rebaptisent New York, en l’honneur du frère du roi, le Duc de York.