Gay Marshall — Dans le port de New Amsterdam *

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Gay Marshall dans Jacques Brel is alive and well and living in Paris © Carol Rosegg
Gay Mar­shall dans Jacques Brel is alive and well and liv­ing in Paris © Car­ol Rosegg
Hors des grandes artères touris­tiques new-yorkaises, il est un no man’s land coincé entre le four­mil­lant The­ater Dis­trict et le Chelsea branché, autour de la 35ème rue ; on y trou­ve des bou­tiques de vente en gros pour l’in­dus­trie tex­tile, ali­men­tant le Fash­ion Dis­trict voisin, au-delà de Broad­way. C’est là que se trou­ve le Zip­per, une anci­enne fab­rique de fer­me­tures éclair recon­ver­tie en théâtre.

Des spec­ta­teurs sor­tent de la représen­ta­tion qui vient de se ter­min­er et échangent leurs points de vue sur le trot­toir. Celui-là avait vu la ver­sion orig­i­nale en 1970 et cul­tive une pas­sion pour Brel depuis. Un autre, coif­fé d’un béret, racon­te qu’il s’est décou­vert une demi-soeur de 62 ans à Paris, fruit d’une union transat­lan­tique à la libéra­tion, restée secrète. Un de ces hasards du car­rousel de la vie, comme dans une chan­son de Brel. Tous sont enchan­tés et trou­blés par l’ex­péri­ence plutôt inso­lite qu’ils vien­nent de vivre.

Le bar à l’in­térieur est un autre jardin secret, comme une bou­tique d’an­tiq­ui­tés où il serait per­mis de touch­er à la marchan­dise. Brel — l’o­rig­i­nal — y résonne dis­crète­ment. Les acteurs dis­cu­tent avec quelques spec­ta­teurs ent­hou­si­astes restés pour les saluer. Gay Mar­shall a garé sa trot­tinette dans un coin et a partagé avec le bar­man les bou­quets de ros­es reçus la veille pour la pre­mière du spec­ta­cle. Elle peut enfin se pos­er et livr­er ses impressions.

D’abord, que penser de ce titre sur­prenant pour un spec­ta­cle qui ne par­le ni de Brel, ni par­ti­c­ulière­ment de Paris.  » Dès la ver­sion orig­i­nale, alors qu’il était encore à Paris, le spec­ta­cle était un hom­mage à Jacques Brel. Aujour­d’hui, dire que Brel est vivant, c’est exprimer l’u­ni­ver­sal­ité de ses chan­sons et leur car­ac­tère intem­porel.  » De fait, le show n’est pas une his­toire ancrée dans la réal­ité sur laque­lle serait plaqué le réper­toire de Brel, comme un de ces juke-box musi­caux à la mode sur Broad­way : les Four Sea­sons dans Jer­sey Boys, Abba dans Mam­ma Mia, Elvis Pres­ley dans All Shook Up. Ici, les chan­sons orig­i­nales (traduites) s’en­chaî­nent, sans dia­logue, pour for­mer une trame aux mul­ti­ples inter­pré­ta­tions pos­si­bles, comme une pein­ture abstraite. Les textes poé­tiques de Brel ont eux-mêmes une portée sym­bol­ique au-delà de la sim­ple his­toire qu’ils racon­tent ; quand ils sont mis bout à bout, l’u­nivers des pos­si­bles devient gigan­tesque.  » Sur scène, je ne sais pas exacte­ment si je suis mère ou fille, mar­iée ou amante, heureuse ou dés­espérée… prob­a­ble­ment tout cela à la fois ! Cette ambiguïté et ce refus d’une vérité absolue sont un fidèle reflet de l’e­sprit du chanteur. »

Le reflet certes, mais l’é­cho ? Brel fai­sait preuve d’une pas­sion physique légendaire sur scène, où la sueur côtoy­ait les larmes. En com­para­i­son, les voix plus posées, plus stricte­ment pro­fes­sion­nelles des acteurs de Broad­way peu­vent paraître un peu insipi­des. La par­tie de Robert Cuc­ci­oli est par­ti­c­ulière­ment déli­cate car il est celui qui ressem­ble le plus à Brel physique­ment.  » Encore une fois, il ne faut pas venir voir ce show en espérant y trou­ver une réin­car­na­tion de Brel. Mes com­pagnons de troupe et moi-même dis­posons de musiques et de textes admirables pour con­ter une his­toire. Nous ne cher­chons pas à imiter l’au­teur, mais bien plutôt à inter­préter notre rôle comme des chanteurs comé­di­ens.  » Il n’empêche, Gay Mar­shall con­naît trop bien Brel (et Piaf) pour sor­tir du reg­istre qui sonne à l’or­eille d’un Français : sa voix de cabaret un peu tour­men­tée sent bon le film en noir et blanc et la guinguette du dimanche. Elle est, puisque le titre l’an­nonce, le lien avec Paris.  » Le met­teur en scène Gor­don Green­berg et moi avons insisté pour que cer­taines chan­sons soient en français, ce qui n’é­tait pas le cas dans le spec­ta­cle orig­i­nal.  » Parce qu’elle est la seule à chanter en français (et en fla­mand) et qu’elle inter­vient aux moments charnières, Gay Mar­shall est comme un dis­cret pro­jec­tion­niste qui sort de l’om­bre de temps à autre pour met­tre en route une nou­velle bobine. Elle sem­ble racon­ter l’his­toire et, pourquoi pas, être celle dont on racon­te l’histoire.

Au fond, l’his­toire, quelle est-elle ?  » Le cycle de la vie, depuis la décou­verte de l’amour, ses bons et mau­vais moments, la jeunesse inno­cente ou sac­ri­fiée, la vieil­lesse et les sou­venirs… et puis on réalise qu’il reste l’amour et le cycle reprend !  » On doit pleur­er beau­coup dans ce théâtre, à l’évo­ca­tion de la guerre et de la mort. Mais les peines alter­nent avec les joies et les larmes changent de sens. Cette diver­sité des sen­ti­ments est bien représen­tée dans la mise en scène : qua­tre per­son­nages, femmes et hommes de dif­férents âges, tailles et couleurs — un sym­bole d’u­ni­ver­sal­ité — se passent le relais le temps de chan­sons saynètes et dis­parais­sent dans l’om­bre ou bien devi­en­nent fig­u­rants. Régulière­ment, la troupe chante en choeur, le plus sou­vent pour des moments gais, dans des choré­gra­phies impli­quant les élé­ments de décor et impec­ca­ble­ment déroulées. Durant ces mou­ve­ments de groupe (« Madeleine », « Brux­elles ») , plus facile­ment encore que durant les presta­tions en solo, on appré­cie pleine­ment l’ap­port du savoir-faire de Broad­way pour un éclairage nou­veau des chan­sons de Brel. Pour citer les parte­naires de Gay Mar­shall, on peut aus­si men­tion­ner les moments forts : « La Chan­son De Jacky » et « Le Port D’Am­s­ter­dam » par Robert Cuc­ci­oli, « La Stat­ue » par Rod­ney Hicks et « Les Vieux » par Natas­cia Diaz.

Le spec­ta­cle est franche­ment intel­lectuel, au sens où il donne con­stam­ment matière à réfléchir, ce qui n’est pas sou­vent le cas dans l’in­dus­trie de l’en­ter­taine­ment. N’est-ce pas un pari risqué à l’heure où les investisse­ments se con­cen­trent sur la forme des spec­ta­cles plutôt que sur le fond ?  » Pour le moment, les gens vien­nent sur sim­ple cau­tion du nom de Jacques Brel. J’at­tends un pub­lic nou­veau, non-ini­tié et avide de décou­verte quand les cri­tiques auront jugé notre tra­vail. J’e­spère que le spec­ta­cle sera l’oc­ca­sion d’un véri­ta­ble échange cul­turel. Les Français en vis­ite à New York devraient en prof­iter pour venir voir com­ment leurs clas­siques s’ex­por­tent et pour con­tribuer à cet échange.  » Son coeur partagé entre deux con­ti­nents, Gay Mar­shall est très sen­si­ble aux décalages cul­turels.  » J’ai appris à aimer la fran­chise par­fois cru­elle des Français, que Brel représente si bien, mais je sais aus­si appréci­er la politesse par­fois arti­fi­cielle de mes com­pa­tri­otes. Main­tenant, je me sens aus­si à l’aise à Mont­martre, où j’habite, que dans le Vil­lage qui est mon quarti­er de prédilec­tion à New York. Ma chance, c’est que ces deux villes soient si proches au fond et s’adorent. »

Pourquoi ne pas le recon­naître ? Jacques Brel is alive and well and liv­ing in Paris est une petite fierté pour tous les Français (et les Belges, donc !). Si vous passez par le Vil­lage, vous ver­rez avec un pince­ment de coeur un signe com­mé­morant le spec­ta­cle orig­i­nal de 1968 pro­mu comme un mythe du quarti­er. Le revival renou­vellera-t-il l’ex­ploit ?  » On ne par­le jamais de cela « , s’a­muse Gay Mar­shall. En tout état de cause, con­sid­érant l’in­térêt du spec­ta­cle et la grande qual­ité de cette pro­duc­tion pro­gram­mée au Zip­per The­ater, nul doute qu’il échap­pera à la fer­me­ture éclair !

Jacques Brel is alive and well and liv­ing in Paris est pro­gram­mé au Zip­per The­atre à New York

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(*) New York a été fondée au début du 17ème siè­cle par les Hol­landais, sous le nom de New Ams­ter­dam. Quand les Anglais pren­nent le con­trôle de la ville, en 1674, ils la rebap­tisent New York, en l’hon­neur du frère du roi, le Duc de York.