« Ce jour là, quand on nous a présentés, nous nous sommes simplement serré la main mais c’était assez pour savoir que c’était une rencontre de qualité. On sent ces choses là ». C’était le 4 octobre 1994. Six ans plus tard, jour pour jour, Les dix commandements, le spectacle d’Elie Chouraqui et Pascal Obispo, fera ses débuts sur la scène du Palais des Sports. Sur son bureau, au milieu de tous les dossiers épars (il vient de terminer un film avec Andie Mac Dowell, Harrison’s Flowers, qui sortira en début d’année prochaine et produit Après la pluie, écrit par Kurosawa), Elie Chouraqui a disposé quelques pierres très zen, gravées de petites maximes : « Love », « Serenity »… Autant de petits commandements du jour pour ce metteur en scène surpris entre deux rendez-vous. « L’an dernier, quand je me suis attelé à ce projet, je me suis dit qu’il fallait un compositeur qui ait le sens du public, un grand. Pour moi, il y a avant tout Goldman et Obispo. J’ai repensé à notre rencontre et j’ai appelé Pascal ».
L’apport de la musique à une histoire connue
Pour autant, la réaction de ce dernier a été un peu inattendue : « Il a pensé que je devais être fou. Mais quand je lui ai dit que j’avais déjà réservé le Palais des Sports un an et demi à l’avance, il a réalisé qu’il fallait prendre une décision très vite ». On sent que, charmeur, Elie Chouraqui a dû déployer quelques trésors de séduction pour l’emporter : « Nous avons parlé de Moïse bien sûr, mais aussi des films que nous aimons, de football. Pascal et moi aimons beaucoup le football ». Mission accomplie en tout cas puisque trois jours plus tard, le compositeur le rappelle. Pas seulement pour lui dire qu’il va faire partie de l’aventure mais directement pour lui jouer les premières mélodies auxquelles il a pensé. « Quand il m’a fait entendre ce qui allait devenir le premier thème du spectacle, ‘Je laisse à l’abandon’, j’en ai eu la chair de poule ! ».
Elie Chouraqui rêve depuis longtemps de s’attaquer aux Dix commandements, l’un des textes fondamentaux de l’humanité. Nullement impressionné par le poids historico-religieux de l’ensemble, pas plus que par les précédentes versions cinématographiques, dont le monumental film de Cecil B. De Mille, il a au contraire été stimulé par le défi. Mais a‑t-il encore quelque chose à apporter à cette pierre de touche des trois grandes religions monothéïstes ? Que dire de nouveau qui n’a pas déjà été dit ? Il a senti venir la question. Il attend un instant, sûr de son effet : « Et la musique, alors ? C’est énorme ça, comme apport ! La musique est un vecteur inouï pour transmettre des émotions ». Mais, en riant, il concède « Bien sûr qu’il fallait être fou pour le faire ! ».
Lui qui pendant longtemps a dû dissimuler à ses financiers qu’il voulait faire des films musicaux comme Paroles et musique ou Miss Missouri (« Sinon, ils s’évanouissaient ! Alors, j’en minimisais l’importance et ils le découvraient une fois le film achevé ! ») apprécie que le goût du public ait changé. « Et c’est à mettre au crédit de Starmania et Notre Dame de Paris ». Aujourd’hui, il voit d’un oeil serein la prolifération des musicals sur les scènes parisiennes. « Nous serons en même temps qu’Ali Baba et un peu avant Roméo et Juliette. Mais c’est comme au cinéma, je pense que le succès d’un bon film ne se fait pas au détriment d’un autre : au contraire, il donne envie d’en voir d’autres. J’espère que tous ces spectacles marcheront… à commencer par le nôtre ! ».
Une mise en scène évolutive
La veille de notre rendez-vous, il a réuni tous les chanteurs. « Je leur ai dit que vocalement, j’avais beaucoup à apprendre d’eux qui sont des professionnels mais que mon travail à moi allait consister à leur apprendre que leur visage, leur corps, peuvent exprimer autant de choses que leur voix. C’est très différent de ce que je fais d’habitude ». Il revient souvent au cinéma, parfois même les mots « spectacle » et « film » s’entrechoquent dans sa bouche. Pourtant, il y a chez lui une gourmandise nouvelle. « Je suis heureux de faire un spectacle vivant. Tous les matins, je me lève heureux, rien qu’en y pensant. Je vis un happening permanent. Et puis, je me dis que mon travail ne s’arrêtera pas après la première. Je retoucherai une scène, je changerai des choses. A la limite, si le succès permet aux Dix commandements de durer, je voudrais pouvoir refaire une nouvelle mise en scène dans un an ou deux afin que les spectateurs ne revoient pas le même spectacle. Vous avez vu les décors ? ». Et, enthousiaste, il fait circuler les planches : les illustrations rappellent les aquarelles des artistes qui découvraient l’Egypte dans les bottes de Bonaparte et dessinent des colonnes lourdes, massives, un bassin ainsi que… de grands écrans ! « Nous projetterons d’autres décors, d’autres images, suivant ce que demande l’histoire ». Pour autant, il ne faut pas s’attendre à des effets de manche, à de l’étonnement facile… malgré un budget digne d’un péplum ! « Je veux mettre en scène avec la même naïveté que les mystères, ces spectacles médiévaux sur les parvis des cathédrales. Je recherche plutôt l’émotion. Le passage de la Mer rouge, qu’est-ce que c’est en fait ? Il ne faut pas lire la Bible littéralement. Elle a été écrite par des hommes qui avaient le sens de la métaphore. Ce que ce passage signifie, c’est l’hésitation du peuple hébreu au moment de quitter, certes l’esclavage, mais aussi la nourriture et le gîte, pour aller vers un inconnu plein de dangers potentiels. C’est Moïse qui leur donne le courage et c’est cela qui importe, pas la séparation des eaux ! ».
C’est pourquoi, même si la production s’est entourée de précautions respectueuses et même si un livre est prévu en septembre qui balisera le chemin d’un point de vue religieux (« Pour la première fois, trois grandes sommités juive, chrétienne et musulmane vont discuter de la signification des Dix commandements dans leur histoire et leur foi »), Elie Chouraqui revendique sa propre perception de l’histoire… et de son héros. « Je suis fou de Moïse », s’exclame-t-il, « C’est un homme remarquable. Il était prince d’Egypte, il avait tout et pourtant, il refuse de passer sa vie à adorer des pierres, des idoles. Il choisit un destin de douleur. Et notez bien que ce n’est que plus tard qu’il rencontre Dieu. C’est ça qui est beau, ça aurait été tellement plus facile qu’il entende des voix avant, comme Jeanne d’Arc, cela l’aurait tellement fortifié. Mais non, il choisit d’abord, sans savoir. C’est pour cela, en fait, que Dieu le choisit ».
Et Dieu dans tout ça ?
Dieu, Dieu : le spectacle répond-il seulement à la question de son existence ? « Comment voulez-vous répondre à une question comme celle là ? ». Et me désignant une pile de dossiers que, avec l’inclinaison du fauteuil où je suis assis, je ne parviens pas à bien distinguer : « Vous voyez ces papiers ? Ils n’ont pas d’existence propre, ils n’existent effectivement que si vous les regardez. Moïse est l’instrument du divin mais Dieu est aussi dans le regard que l’Homme porte sur lui. Si Dieu existe, c’est parce que je le crée comme Lui-même m’a créé ».
Un peu rassuré par le succès du premier single, qui a pris la tête des ventes de disques en quelques jours, il commence seulement à se détendre. « C’est un énorme pari. Pour faire des bénéfices, il faut non seulement que l’album et le spectacles marchent bien mais en plus qu’il y ait une tournée et qu’on revienne à Paris ! ». Les appels du pied des producteurs étrangers pour des pré-achats lui font donc très plaisir. Il prédit : « Il n’y a aucune raison pour que ce spectacle ne se monte pas à Broadway dans deux ans. C’est une histoire suffisamment universelle… » avant d’ajouter, en clin d’oeil, « et puis, avec toute la communauté juive de New York on a de quoi remplir la salle pendant quelques mois ! ».
Si l’aventure ne fait que commencer, Elie Chouraqui n’en continue pas moins à avoir d’autres projets. Mais il avoue que l’expérience ne peut pas s’arrêter là. « Je vais revenir au cinéma bien sûr, mais je vais continuer à explorer cette utopie de l’amour qui change l’Histoire. Les dix commandements sont impossibles à respecter intégralement. Je ne parle même pas de ceux qui s’en moquent mais, même parmi ceux qui essaient de s’y conformer, il n’est pas possible d’y arriver ». Le spectacle n’en sera pas didactique pour autant. « Non, bien sûr, on ira directement aux émotions. Pourtant, au-delà de l’ ‘entertainment’ pur, jespère qu’en sortant du Palais des Sports, les gens auront envie d’en parler, d’y réfléchir, qu’ils respireront mieux ».
Et il secoue sa crinière léonine poivre et sel en concluant par une pirouette « Bien sûr, j’espère aussi qu’ils sortiront en fredonnant les chansons ! ».