
Rue fermée à la circulation, sculptures de glace représentant le visuel de l’affiche, faisceaux lumineux zébrant le ciel, long tapis rouge bordé de lance-flammes, les producteurs de Don Juan avaient soigné le décorum pour cette grande soirée de première mondiale à laquelle était conviée le tout Québec artistique et médiatique. De nombreuses télés et radios réalisaient des directs du tapis rouge. Tout avait bien été orchestré pour faire de cette première un événement quasi-national. En faisant monter la pression depuis près d’un an par une efficace campagne de promotion, d’aucuns diront de battage médiatique intensif, et une habile opération de séduction auprès des médias, les producteurs semblent avoir gagné leur pari. L’album s’est déjà vendu à plus de 200 000 exemplaires, l’intégrale devrait bientôt sortir, et 100 000 billets ont déjà trouvé preneur. Pour les Québécois, l’événement tient aussi au fait que c’est la première fois qu’un spectacle musical francophone de cette envergure est créé à Montréal avant Paris et ça, ils en sont très fiers.
Don Juan marque le retour sur le devant de la scène de son auteur-compositeur Félix Gray, à qui on doit entre autres « La gitane » (‘ma tête tourne, ma tête claque…’) son tube de 1988 et quelques inoubliables duos avec son complice Didier Barbelivien (« A toutes les filles »). Depuis plusieurs années, il travaillait sur cette adaptation gypsy et flamenco de Don Juan. Sa persévérance est aujourd’hui récompensée au-delà de ses espérances. Lorsqu’il s’est adressé au public après la représentation, ne cachant pas son émotion, il a exprimé toute sa gratitude à l’égard de la troupe, des producteurs, du metteur en scène et de toute l’équipe artistique et technique.
Dans la lignée des Notre Dame de Paris, Roméo et Juliette et autres Dix Commandements, Don Juan est avant tout un spectacle de chansons et de danse sans aucune scène de comédie, ce qui nuit à la construction dramaturgique et parfois à la compréhension de l’histoire. D’autre part, il y a beaucoup trop de chansons (37 titres !) dont certaines sont redondantes, trop longues (avec un refrain qu’on répète sans fin) ou n’apportent rien à l’histoire, ce qui a pour effet de ralentir le rythme au risque de créer une certaine lassitude chez le spectateur. Si on n’échappe pas non plus à la vacuité de certains textes et aux clichés puérils des grands sentiments, il faut reconnaître que, comparativement aux spectacles musicaux du genre, la plupart des textes sont plutôt bien écrits. Don Juan se distingue également de ses prédécesseurs par une parfaite et très appréciable cohérence entre l’histoire, le style musical, les chorégraphies, les décors et les costumes. Malgré quelques concessions à la pop variété et aux ballades sirupeuses, les compositions de Félix Gray oscillent plutôt entre flamenco et gypsy. On goûte avec plaisir aux mélodies accrocheuses à l’orchestration acoustique (cordes,guitares,piano) dont certaines sont jouées en direct par Chico et trois autres musiciens. Quel dommage que, pour le reste, on ait droit à la sempiternelle bande orchestre alors qu’il suffisait de quelques musiciens supplémentaires. Les chorégraphies sensuelles et envoûtantes, exécutées avec maestria par les excellents danseurs espagnols de « flamenco-fusion » avec éventails, castagnettes, talons qui claquent (olé !) constituent le point fort du spectacle, d’autant qu’elles sont parfaitement intégrées à l’action et à la mise en scène de Gilles Maheu. Gilles Maheu, à qui nous devons déjà la mise en scène de Notre Dame de Paris, signe là un travail beaucoup plus classique qui, s’il manque parfois de clarté, fonctionne bien et réserve quelques images fortes. La scène tournante est particulièrement bien exploitée. La scénographie raffinée, les lumières chaudes et surtout les costumes chatoyants de toute beauté renforcent davantage la réussite visuelle et esthétique de Don Juan. Côté interprétation, un grand coup de chapeau à toute la troupe. Les chanteurs réalisent une bonne performance tant vocalement que dans le jeu, ils se mêlent de temps en temps avec une relative aisance aux danseurs. Même si un Don Juan plus mature et expérimenté aurait paru bien plus crédible, Jean-François Breau s’en sort honorablement et même avec un certain panache. Mario Pelchat campe un Don Carlos magistral et interprète avec une rare émotion la plus belle chanson du spectacle « L’homme qui a tout ». Quant à Cassiopée, qui joue Isabel, ex-conquête de Don Juan, elle remporte tous les suffrages tant elle en impose par sa voix, son interprétation et sa présence scénique.
On ne sait pas encore si cette troupe talentueuse fera le voyage de Paris mais Charles Talar, l’un des producteurs, nous a confié qu’on devrait en retrouver au moins une bonne partie sur la scène du Palais des Congrès à partir du 24 février 2005 (a priori pour deux mois de représentations) puis en tournée. La France succombera-t-elle à son tour à Don Juan ? Rendez-vous dans un an.