
Claude-Michel Schönberg, combien de temps cette version cinématographique des Misérables vous a‑t-elle pris ? Et concrètement, comment s’est passé votre travail ?
Les premiers contacts avec Tom [Hooper, le réalisateur] et Bill [William Nicholson, le scénariste, N.D.L.R.] ont eu lieu tout début 2011. On a commencé à discuter du scénario et, à partir de là, on s’est vus de plus en plus souvent. Les réunions se faisaient chez moi parce que j’ai tout le matériel, les enregistrements, etc. On a élaboré une partition à partir de laquelle on a fait deux maquettes au piano avec quatre chanteurs du spectacle pour avoir une idée de ce à quoi ressemblerait le film sur le plan de la musique. Ça a duré de janvier à novembre 2011. En même temps, on organisait les auditions, puis les répétitions ont commencé en janvier 2012. Cela m’a donc pris en tout un an et demi, ce qui est assez rapide pour un film, mais cela m’a monopolisé l’esprit beaucoup plus que je ne le pensais. Je suis beaucoup intervenu avec Alain [Boublil] et Cameron [Mackintosh]. Les producteurs ne pensaient pas qu’on allait s’impliquer autant. Mais Tom avait compris que la partition était le scénario en soi, et que, s’il voulait faire des adaptations de l’histoire avec Bill, il fallait qu’on intervienne dans la musique et dans les paroles. Quand on change une chanson de place, comme pour « I Dreamed a Dream », dans une partition, c’est un peu comme un tremblement de terre. Il faut rétablir un équilibre et consolider les choses.
Vous interveniez donc dans le scénario ?
Oui, constamment. Il y avait des choses qui fonctionnaient et d’autres pas. Tout le monde était très ouvert aux suggestions, c’étaient des réunions où chacun disait ce qu’il avait à dire. Alors évidemment, on intervenait plus en termes de musique, d’histoire et de paroles. On n’a jamais discuté photographie par exemple, ce n’est pas notre boulot. Quand on nous a annoncé que toutes les parties chantées allaient être enregistrées en direct, on a dit : « Ça semble formidable, mais est-ce possible ? » On a donc eu une réunion chez Working Title [la société de production du film] avec Simon Hayes, le génie du département son, qui nous a dit « Ce sera très difficile, mais je sais comment faire ça. »
Alors, comment ?
On a commencé les répétitions en janvier 2012 avec le processus suivant : les acteurs avaient tous des écouteurs comme pour les malentendants. Ils avaient un micro qui était fait en collaboration avec Paco [Del Gado, le créateur de costumes], inséré dans le vêtement, avec des revêtements spéciaux pour qu’on n’entende pas les frottements. Si les micros étaient encore visibles, notamment dans les gros plans, ils étaient effacés électroniquement par la suite. Sur le plateau, il y avait un pianiste — un de nos pianistes qui connaît très bien la partition — qui jouait sur un piano électrique. Mais comme on avait besoin d’un silence total et que même le bruit des touches s’entendait parfois, on l’a enfermé dans une boîte insonore. Les acteurs entendaient le piano dans leurs écouteurs. Le pianiste les voyait sur son moniteur vidéo et avait leurs voix dans ses écouteurs. Ce n’est donc pas le pianiste qui conduisait les chanteurs, mais plutôt eux qui lui donnaient leurs indications, leurs respirations. Quant à nous, nous entendions le mixage piano-voix dans nos casques et suivions l’action sur les moniteurs.
Comme c’est très particulier, on a tourné constamment avec trois ou quatre caméras mais, même avec ce nombre, pour les chansons, on ne pouvait pas jouer avec les distances. Pour des moments intimes comme « Empty Chairs » ou « I Dreamed a Dream », on ne peut pas avoir une caméra à l’autre bout de la pièce et la voix qui vient de quatre mètres au lieu de dix centimètres. La distance entre la bouche de l’acteur et l’objectif des trois caméras était donc la même. C’était assez compliqué à mettre au point. Pour les scène de foule, ce n’était pas la même chose. On accepte que ce soit « immense ».

La musique s’est donc greffée en post-production ?
Oui, et dans le mixage, il a fallu d’abord mettre la musique avec les voix, puis faire des effets de son autour de ça, et non l’inverse. Quant aux orchestrations, par exemple, j’ai interdit qu’on ait recours à ces percussions mi-électroniques, mi-naturelles. Les timbales sont de vraies timbales. Je ne voulais pas qu’il y ait ce son qu’on entend dans tous les films de science-fiction ou d’action ; de même que Tom ne voulait pas que le film ait le même look que tous les films actuels, avec les mêmes ralentis et polarisations de lumière. C’est un film qui aurait pu être tourné à l’époque de Ben Hur.
Pour un certain côté classique ?
Très classique. Et c’est un film qui veut être réel… parce qu’il est chanté. Et je pense qu’on a réussi à faire oublier que c’est chanté : au bout d’un moment, on n’y pense plus, ça semble naturel. J’avoue que c’est un gros problème qu’on s’est posé au départ : est-ce que les gens vont avaler deux heures trente de chant ?
Aviez-vous envisagé une version avec plus de dialogues ?
Oui, au départ, il y avait plus de dialogues, mais en y réfléchissant, Tom et Bill — qui est un très grand amateur de comédie musicale et d’opéra — se sont dit : « Mais pourquoi on va s’ennuyer avec ça ? C’est une œuvre chantée, il faut que ça chante, c’est tout. » Je pense que plus on chante dans le film, plus la convention est acceptée.

Le fait de tourner pour le cinéma vous a‑t-il permis de voir plus grand en termes d’orchestrations, notamment par rapport au nombre de musiciens ?
Pour les grandes scènes, il y a eu beaucoup de musiciens mais très souvent, pendant l’enregistrement, on a demandé à la moitié des musiciens de ne pas jouer. Tout d’abord, on a reconsidéré les orchestrations, car la caméra est très près des acteurs. Quand Éponine meurt, sur scène, elle est obligée de chanter parce qu’il y a un deuxième balcon. Là, elle susurre. Les orchestrations ne peuvent donc pas être les mêmes que sur scène. Là, il n’y a pratiquement qu’un piano et quelques cordes.
Vous étiez très présent sur le tournage ?
J’y étais très souvent puisqu’ils ont enregistré tout en direct. On n’avait pas le « pouvoir », mais on était consultés sur la musicalité du film. Il fallait que je donne mon aval.
Les comédiens vous ont-ils demandé des conseils ?
Non, pas vraiment, car ce sont de grands comédiens et la première chose à faire pour eux, c’était de travailler leur rôle, d’être des acteurs… mais en chantant. Évidemment, on a répété, mais ce sont des gens qui sont très familiers avec la comédie musicale. Hugh Jackman a commencé dans le West End. La mère d’Anne Hathaway était doublure Fantine dans la deuxième tournée des Misérables. Anne avait sept ans, elle suivait la troupe. Amanda Seyfried m’a dit qu’à onze ans, elle est allée voir le spectacle avec sa mère et que ça l’avait marquée pour le reste de sa vie. Ce sont des gens qui connaissent tous le spectacle et, de plus, ils ont beaucoup discuté de leur rôle avec Tom Hooper. Certains avaient leurs questions. Par exemple, Russell m’a dit que, sur scène, il ne comprenait pas le suicide de Javert. C’est pour ça qu’il a conçu un Javert un peu bipolaire, dépressif, qui se sent tellement mal dans sa peau qu’il se protège en jouant l’autoritaire. Quand on le regarde de près, on sent qu’il y a une grande fracture en lui. Son but était que, dès la première image, on prépare le suicide de la fin. Russell était un peu gêné de ne pas être un chanteur de Broadway. Un jour, je lui ai donné le premier enregistrement des Misérables [le concept-album original de 1980, N.D.L.R.]. Le premier Javert était un chanteur de rock [Jacques Mercier]. À l’époque, à Paris, on ne connaissait que des chanteurs de pop et de variété ! Et c’était beaucoup plus rock’n’ roll que ce qu’on fait actuellement.

Comment est venue l’idée de la nouvelle chanson, « Suddenly » ?
C’est une idée que Tom a eue en lisant un chapitre du livre. C’est le premier moment d’intimité qu’a Valjean avec cette petite fille qui s’endort et il se met à ressentir quelque chose qu’il n’avait jamais ressenti auparavant : une vague d’amour pour cette enfant qu’il ne connaît pas et qui lui fait totalement confiance. Au théâtre, on a essayé de développer les rapports entre Valjean et Cosette enfant, et ça n’a jamais très bien marché, mais au cinéma, on peut avoir des gros plans sur des yeux, sur une main qui caresse une tête. Pour ce passage, j’ai au départ essayé de réutiliser des thèmes existants, mais ça ne fonctionnait pas. Alors avec Alain, on s’est dit : « Pourquoi ne pas écrire une nouvelle chanson ? » C’est presque une berceuse, ce n’est pas une chanson à voix, c’est une chanson intime, faite dans le contexte d’une scène et pour la servir, elle n’a pas été écrite pour prouver quoi que ce soit.
Les changements cinématographiques vont-ils être répercutés sur la version scénique ?
On doit en parler avec Cameron. Est-ce qu’on va ajouter la nouvelle chanson, déplacer « I Dreamed a Dream » ? Je ne sais pas encore. C’est un jeu de construction : si on essaie de retirer une brique, peut-être que tout s’effondre, on doit donc y penser sérieusement.

Quel est votre moment favori du film ?
La première rencontre entre Marius et Cosette. J’ai beaucoup insisté pour qu’on laisse la musique très basse. On avait décidé avec Tom de faire le silence complet autour d’eux et de laisser juste quelques notes comme si elles venaient de très loin, du ciel. Je trouve que ce moment est merveilleusement bien réussi.
Le moment qui me plaît le moins, c’est le finale parce que j’étais habillé en costume de l’époque et que j’ai couru à la barricade comme un crétin… et que ça a été coupé au montage (rires). J’étais avec Cameron, on a fait quinze prises, il faisait froid, il pleuvait, on montait sur la barricade, on agitait chapeaux et drapeaux. Ça m’a valu deux jours de courbatures et de rhume.
Qu’est-ce qui vous a le plus plu et le moins plu dans le processus cinématographique ?
Ce qui m’a le plus plu, ce sont toutes ces rencontres. J’ai compris pourquoi Russell Crowe, Hugh Jackman ou Anne Hathaway sont ce qu’ils sont. Ce sont des personnalités formidables. Quand Russell est sur un plateau et qu’il le quitte, il est toujours un peu là. Il a une présence incroyable… Hugh Jackman et Helena Bonham-Carter sont délicieux… Eddie est un ami. Amanda Seyfried a fourni un travail considérable. N’oubliez pas que tous les gens autour d’eux — à l’usine, sur les barricades — avaient joué dans le spectacle. Ils connaissent la partition, ils peuvent la chanter aussi bien qu’eux, sinon mieux… ils peuvent même la chanter en dormant ! Les comédiens ont travaillé complètement en dehors de leur zone de confort. Ils étaient très stressés d’être sur le plateau.
Ce qui m’a le moins plu, c’est le côté fragmentaire. Chacun, dans sa spécialité, travaille en parallèle pour un résultat commun. Au théâtre, il y a un endroit commun qui est la scène où tout le monde se retrouve. Et quand tu fais une répétition générale, tu vois le spectacle dans son intégralité. Là, ce n’est pas possible. C’est d’ailleurs admirable de voir la continuité que les comédiens arrivent à imposer à leur personnage quand on tourne de façon si fragmentée.

Quel est votre sentiment global par rapport à cette aventure ?
Je trouve le résultat formidable, il y a des choses qui me surprennent encore à chaque fois que je le regarde. Mais c’est comme pour tout, je sais aussi qu’il y a des imperfections et qu’il y aurait eu des choses à améliorer.
Comment envisagez-vous la sortie française ?
Honnêtement, je ne sais pas. Mes amis français qui ont vu le film ont adoré… mais ce sont mes amis. Pour le grand public français et les critiques, je ne sais pas. Certains journalistes qui m’ont interviewé m’ont dit avoir aimé, mais je ne sais pas s’ils me disent la vérité ou s’ils sont juste polis ! Je me vois très bien être descendu par Télérama !
Vous avez eu toutes les récompenses possibles au niveau du théâtre et du disque (Tony Awards, Grammy Awards, etc.). Que ressentez-vous à vous retrouver aujourd’hui aux Golden Globes et aux Oscars ? Cela vous amuse ?
Ah oui, bien sûr. Tout d’un coup, tu te retrouves dans un milieu qui n’est pas le tien avec les gens les plus connus du monde. Tu peux être à tu et à toi avec Dustin Hoffman, tu fais le « red carpet » avec les fans, c’est rigolo. Il y a aussi une chose très excitante, c’est que tu te rends compte de l’impact du spectacle. Pendant les auditions, tous les gens qui étaient dans la fourchette d’âge des rôles nous ont envoyé une vidéo d’eux en train de chanter une chanson, souvent filmée de chez eux.
Vous devez avoir des pépites…
(Rires) Plein ! On a tout reçu des gens les plus connus du milieu du cinéma et de la chanson. Mais je pense que ça a été effacé…
L’autre chose qui est très excitante, c’est que, quand tu écris un spectacle, tu sais que tu vas le créer à Londres ou à Minneapolis : le début est très local, artisanal. Mais quand tu travailles pour une production cinématographique, tu sais en permanence que tu travailles pour la terre entière. Cette sensation est incroyable.

Comment vous sentez-vous par rapport aux Oscars où vous êtes nommé notamment pour la meilleure chanson originale ?
Personnellement, si je devais voter, je voterais pour Adèle [nommée dans la même catégorie pour « Skyfall », N.D.L.R.]. Elle a une voix extraordinaire et la chanson est vraiment très bien. Notre chanson n’est pas une « chanson de compétition », c’est une chanson qui sert le scénario. En tout cas, c’était incroyable d’aller aux Golden Globes, d’être dans ce tourbillon d’interviews, d’être avec l’équipe sur scène et de partager la joie d’Anne, d’Amanda… Il faut se rendre compte de ce que ça représente pour eux, dans leur carrière. Même pour Hugh, qui a l’habitude de faire des films d’action, c’est un rôle formidable pour lui. Quarante-huit heures avant de tourner la scène des forçats, il n’a pas bu une goutte de liquide pour être déshydraté… Quant à Anne Hathaway, elle est plus connue pour ses rôles légers comme dans Le Diable s’habille en Prada. Ici, elle a su trouver sa propre interprétation de « I Dreamed a Dream ». Sur le plateau, il y avait un silence religieux. Elle n’a fait que trois prises et je pense qu’on a gardé la première. Elle a eu le Golden Globe et je prie pour qu’elle ait l’Oscar.
L’obsession — formidable — de Tom Hooper est de ne pas préempter ce qui va se passer. Il ne veut pas que le public ait l’impression que les acteurs ont appris leur rôle par cœur, il veut qu’il ait l’impression que ça a été créé au moment même. Par exemple, dans la scène des barricades, quand les meubles sont jetés par les fenêtres, il n’a pas prévenu les comédiens de faire attention, il a laissé faire, au risque qu’ils se prennent une chaise sur la tête ! Sur la barricade, certains « étudiants » m’ont dit qu’ils avaient vraiment les jetons, ça tombait de partout, ça tapait, et avec trois quatre caméras, Tom captait des visages, des réactions, il voulait capturer l’instant.
Il n’y a pas eu trop de libertés prises par rapport à votre partition, vous qui faites très attention à ça ?
Il y a eu des libertés mais autorisées. Il y a un ou deux moments sur lesquels on n’était pas du tout d’accord et qui ne sont naturellement pas dans le montage final, car ça ne fonctionnait pas. Mais tout le monde a fait du chemin : nous, on venait de la comédie musicale, les autres venaient du cinéma, il a bien fallu qu’on se rencontre au milieu, chacun a pris de l’autre ce qu’il avait amené. Chacun a parcouru le chemin qu’il devait parcourir.
Lire notre interview de Cameron Mackintosh.
Voir les photos de l’avant-première parisienne.
