Au cinéma comme au théâtre, l’évocation de l’homosexualité cherche encore sa place. Occasionnellement, il y a des films capables de transcender les limites et « toucher le grand public ». Hedwig est de ceux-là, comme l’était également le délicieux (et musical) Victor/Victoria en 1982. Il y en a d’autres comme Chasing Amy (de Kevin Smith 1997-USA) ou Happy Together (de Wong Kar-Wai 1997-Hong Kong) pour ne parler que de quelques-uns (non musicaux) conçus par des auteurs-réalisateurs pour qui la partition musicale compte beaucoup. Ces films évoquent divers aspects de l’homosexualité : il y a les soucis inhérents à tout couple qui se fait ou se défait (Happy Together), le positionnement par rapport à la « norme » hétéro (Chasing Amy), l’interrogation sur sa propre sexualité (Victor/Victoria) ou tout simplement la quête de l’âme soeur (Hedwig). Fondamentalement, il n’y a pas vraiment de différence avec les thèmes des films d’amour dits « grand public ». Simplement ladite norme s’élargit dans l’évocation de la relation à l’autre, qu’il soit homme ou femme. Wong Kar-Wai illustre bien cette neutralité des sexes. En effet, Happy Together a été suivi de In the mood for Love (2000), film subjuguant sur la difficulté à vraiment rencontrer l’autre au bon moment. Après avoir traité la relation homme-homme, il a traité avec un égal bonheur la relation homme-femme. Dans ces deux films, l’acteur fétiche du réalisateur — Tony Leung — incarne cette difficulté d’aimer et être aimé sans différentiation entre homo- et hétérosexualité.
Il a fallu du temps pour aboutir à cette acceptation du fait homosexuel au niveau du grand public. Ne nous voilons pas la face cependant. Il reste toujours une hostilité latente. Les débats récents à l’Assemblée Nationale sur le PACS ont montré que les arguments les plus éculés pouvaient ressurgir à la première occasion. Et l’homophobie n’est toujours pas réprimée par la loi. Il y a encore un fossé entre le droit à exister et celui d’être représenté socialement. Un retour inopiné de l’intolérance n’est pas exclus. Cependant il faut reconnaître qu’on a assisté à une maturation des esprits, et le théâtre musical en est un des reflets.
On pourrait dire qu’il n’est jamais trop tard pour bien faire. Après une succession de personnages homosexuels secondaires (et souvent caricaturaux) dans différentes comédies musicales (voyez la couardise hystérique du lion du Magicien d’Oz…), Broadway a osé le musical La Cage aux Folles en 1983 (et 1999 en France). Le musical de Jerry Herman est bien sûr adapté de la pièce (française) de Jean Poiret. Sur le papier, c’est risqué : les deux protagonistes sont deux « folles » dont l’un a une « féminité » outrancière. Il leur faut donner le change quand le fils de l’un d’eux vient présenter la famille de sa fiancée. Durant les années 70, un tel sujet restait trop grave pour être traité sur un ton sérieux. L’auteur Jean Poiret a privilégié la farce, en aménageant des moments doux-amers lorsque l’hypocrisie de la situation devenait trop douloureuse pour les personnages. La surprise dans La Cage aux Folles, c’est ce spectacle de la vie au quotidien. Certes le couple a ses particularités mais au fond elles ne sont guère plus étranges que celles des couples classiques. Les protagonistes si singuliers en deviennent très attachants. On peut considérer que La Cage aux Folles a levé un tabou : les homosexuels peuvent devenir des personnages principaux, et non plus des apparitions anecdotiques et douloureuses. Quant à la version de Broadway, elle a été couronnée au Tony Awards (les Molières américains). En outre le musical a laissé un bel hymne d’affirmation positive : « I am what I am ».
L’opéra possède des oeuvres présentant l’homosexualité comme thème. C’est le cas de Death in Venice (1973 — Mort à Venise) de Benjamen Britten (1913–1976). Le personnage principal Gustav Aschenbach vit un amour aussi intense que platonique pour un jeune adolescent croisé à Venise. Le compositeur anglais ne s’est jamais caché de la relation qu’il entretenait avec le ténor anglais Peter Pears. Beaucoup de ses opéras, qu’il a créés pour la plupart avec son compagnon, traitent de l’individu singulier (au sens large) dans une société normative, comme par exemple Billy Budd. Il dénonce l’énorme pression sociale qui en devient insupportable. Avec son ultime opéra Mort à Venise, le compositeur retournait une fois encore aux engagements qui l’ont préoccupé toute sa vie durant, en appelant à l’acceptation de la différence.
Pendant que La Cage faisait salle comble à Broadway en ravissant un large public, les spectacles plus pointus du off-Broadway se tournaient déjà vers une vision plus réaliste de l’homosexualité. Le compositeur-parolier William Finn a démarré son cycle Falsettos avec In Trousers en 1979, suivi de March of the Falsettos (1981) et Falsettoland (1990). Ici point de caricature, mais un personnage du quotidien confronté à des problèmes comme son ex-épouse, la religion, un boyfriend et un fils difficile. La variante par rapport à une héros « classique » est son orientation sexuelle (il est bisexuel). Avec Falsettos à Broadway, un personnage gay sérieux peut devenir protagoniste d’un spectacle, et se voir épargné un simple second rôle. Rappelons que dans le grand succès public A Chorus Line (1975) à la même époque, un aspirant artiste fait état de son homosexualité durant une audition. Plutôt échantillon d’une population que véritable personnage de chair, il raconte ses déboires de travesti. Son témoignage est douloureux et symptomatique d’une existence difficile. Mais il ne doit pas enfermer la communauté gay. Celle-ci a une diversité de vécus qui ne se réduit pas aux clichés de folles et travestis trop souvent complaisamment propagés. Toutefois le personnage a la vertu d’exister et d’être alors un des rares ambassadeurs visibles de sa communauté sur scène.
En 1966, Kander et Ebb écrivent Cabaret, évoquant une faune trouble à la sexualité ambiguë dans le Berlin des années 30. S’ils ne font qu’effleurer le sujet, ils l’aborderont frontalement avec Kiss of the Spider Woman en 1992 dans lequel une folle fragile partage la cellule d’un révolutionnaire viril. Le personnage n’est pas sans cliché mais le librettiste Terrence McNally (dramaturge gay à succès, on lui doit notamment Master Class ou encore Love ! Valour ! Compassion !) lui a insufflé beaucoup de tendresse et d’humanité, faisant de ce spectacle une véritable leçon de tolérance. En 2000, Mc Nally, en écrivant le livret de The Full Monty, développera d’ailleurs l’homosexualité de deux des personnages principaux (qui n’était qu’évoquée dans le film) avec beaucoup de pudeur et de simplicité. On est loin aujourd’hui des petits cris de Zaza Napoli et de ses désirs de mascara de La Cage aux Folles.
Autre étape importante dans la représentation de l’homosexualité dans le théâtre musical : Rent en 1996, écrit par Jonathan Larson. Véritable coup de poing, cette oeuvre librement inspirée de La Bohème de Puccini se déroule dans le East Village des années 90. Il ne s’agit plus ici de tuberculose mais du SIDA qui touche le milieu des jeunes artistes marginaux. Dans les personnages principaux figurent un couple hétéro, un couple gay et un couple lesbien, tous trois traités de façon égale et sans caricature forcée. Chacun a droit à son duo d’amour et l’orientation sexuelle ne devient plus une problématique en soi.
Ne nous voilons pas la face, le théâtre musical ne se montre guère plus audacieux que les autres arts du spectacle. Mais est-ce bien là une question cruciale ? En effet, l’apport des auteurs, compositeurs et artistes au sens large de sensibilité homosexuelle est incommensurable. Jusque dans des oeuvres à l’apparence très « hétéro », comme Grease, les auteurs Jim Jacobs et Warren Casey, jouent dans leur intrigue de tous les clichés gays en circulation. Relisez cette oeuvre parodique avec ce nouveau regard et vous serez étonné ! Il en va de même pour Into the woods, qui permet à Stephen Sondheim, sous couvert des contes de fées, de parler du sida. Ne parlons pas des oeuvres de Jerry Herman qui, de Hello Dolly à Mame, distillent un véritable humour « camp ». L’évolution des moeurs fait que l’on peut se permettre beaucoup de chose aujourd’hui : certains tabous sont levés. Pour autant, la force des créateurs homosexuels est de refuser de voir leurs oeuvres enfermées dans un ghetto, afin de s’adresser au plus large public. Cela ne signifie pas qu’ils renient leur identité. Quoi qu’il en soit, il faudra encore du temps et des luttes pour voir largement représenter l’amour sous ses formes multiples. À cet égard le théâtre musical de New-York est bien plus adulte que celui de Paris, qui baigne encore dans un doux angélisme.
Listes des oeuvres citées :
Hedwig and the angry inch (1998), musical de John Cameron Mitchell (livret) et Stephen Trask (paroles, musique). Adaptation en film (USA) en 2001 de John Cameron Mitchell.
Victor/Victoria (1995), musical de Blake Edwards (livret), Leslie Bricusse (livret), Henry Mancini et Frank Wildhorn (musique). Le musical est basé sur le film homonyme (1982 USA) de Blake Edwards.
Happy Together (1997 Hong Kong), film de Wong Kar-Wai.
Chasing Amy (1997 USA), film de Kevin Smith.
La Cage aux Folles (1983), musical de Harvey Fierstein (livret) et Jerry Herman (paroles, musique).
In Trousers (1979), March of the Falsettos (1981) et Falsettoland (1990), musicals de James Lapine (livrets) et William Finn (paroles, musique).
A Chorus Line (1975), musical de James Kirkwood et Nicolas Dante (livret), Edward Kleban (paroles) et Marvin Hamlisch (musique).
Cabaret (1966), musical de John Kander (musique), Fred Ebb (paroles) et Joe Masteroff (livret).
Rent (1996), musical de Jonathan Larson (livret, paroles, musique).
Kiss of the Spider Woman (1990), musical de Terrence McNally (livret), Fred Ebb (paroles) et John Kander (musique).
The Full Monty (2000), musical de Terrence McNally (livret) et David Yazbek (paroles et musique).
Grease (1972), musical de Jim Jacobs et Warren Casey (livret, paroles, musique).
Into the woods (1987), musical de Stephen Sondheim (paroles et musique), James Lapine (livret).