
Miss Saigon triomphe actuellement à Londres. Lors de l’ouverture des locations, le spectacle a battu le record des meilleures ventes pour un premier jour. Aviez-vous conscience que ce spectacle était si attendu ?
On savait qu’il y avait une attente mais on ne savait pas dans quelle mesure ça allait se répercuter financièrement. Quand les locations ont été ouvertes et qu’on a fait 4,4 millions de livres dès le premier jour, c’était inespéré, d’autant que le spectacle en a coûté 4,5. Évidemment, on est tous très contents. On se demandait si on n’était pas les derniers dinosaures, et on voit qu’il y a un renouvellement formidable du public, comme pour la nouvelle production des Misérables qu’on a montée à New York en mars. Le film des Misérables a certainement aidé.
Pour Saigon, on a repensé cette production en fonction de l’évolution du goût du public qui change, avec le cinéma, la télévision, la technologie. On peut se permettre des choses qu’on ne se permettait pas avant. Le spectacle est un peu plus cru qu’il ne l’était. Dans la scène de Bangkok, par exemple, le go-go dancer a mis vingt-cinq ans à descendre du fond de la scène jusqu’au devant. Il y a une évolution des pensées, mais il y a également une attente pour une technologie de lumières, de décors. Il faut s’adapter mais l’important, c’est de toujours faire attention que l’esprit de l’œuvre soit respecté. Et ça, ça été mon travail pendant les deux mois et demi de préparation. Un spectacle trop parfait, c’est comme une personne trop parfaite : ça peut manquer de charme. Il faut qu’il y ait du charme et de la vulnérabilité.
On dit que cette vision est plus réaliste…
On pouvait penser que ce problème de la guerre, des réfugiés et des Américains qui interviennent à l’étranger était révolu. Pourtant, l’histoire de cette mère et de son enfant, de ces jeunes gens qui s’aiment et qui sont séparés par la guerre, pourrait se passer aujourd’hui en Syrie ou en Ukraine. On ne pensait pas que l’actualité n’allait faire qu’amplifier le problème.
Il y a un certain nombre de changements dans cette nouvelle production.
Technologiquement, c’est surtout en ce qui concerne les projections, les lumières et le son que les progrès sont énormes chaque année. Par exemple, tout le fond de la scène est un mur de LED, chaque LED pouvant donner plusieurs couleurs. La très haute définition qu’on a aujourd’hui n’était pas possible il y a cinq ou six ans. On ne pouvait pas projeter des images très nettes sur une scène très éclairée, par exemple. Aujourd’hui, la puissance fait que les deux peuvent cohabiter très facilement. Et comme maintenant, très souvent, les spectacles utilisent projections et éclairages, les créateurs de lumières et les réalisateurs de projections apprennent à travailler ensemble. Auparavant, il y avait parfois un peu d’antagonisme.
Vous avez aussi retravaillé les orchestrations.
C’est un long processus qu’on entame à chaque production. Il faut s’adapter au nombre de musiciens. Dans la production originale, on en avait une trentaine, mais les finances sont telles qu’aujourd’hui, on en a 17, ce qui est beaucoup de nos jours. Les progrès technologiques sur les synthés nous permettent de doubler les cordes, même si moi, ce que j’aime, c’est le son live. On a un orchestre très jeune. Ils sont très enthousiastes, il y a un très bon esprit. Il y a 18 nationalités différentes sur scène : ils viennent de partout dans le monde : Etats-Unis, Amérique du Sud, Corée, Philippines, Norvège… Juste avant la première, on s’est mis en cercle comme les Américains. Pour clôturer le tout, je leur ai dit : « Quand on vous regarde, on pense que la guerre n’est pas possible ». C’est très motivant, ça donne de l’espoir, on a l’impression que l’humanité est meilleure. Tout le monde a travaillé dans la même direction, main dans la main.
Aujourd’hui, il y a beaucoup plus de talents d’origine asiatique qu’à l’époque de la création, non ?
Absolument. En Asie, Miss Saigon est un énorme succès. Il y a eu — et il y a toujours — beaucoup de productions de Miss Saigon. Ca a développé toute une génération de jeunes gens qui ont vu qu’ils pouvaient faire quelque chose, dans leur pays, mais aussi à l’ouest et aux Etats-Unis. Jon-Jon Briones, qui est un merveilleux Engineer actuellement à Londres, était dans la troupe originale en 1989. A partir de là, sa vie a complètement changé. Il est parti ensuite faire le spectacle aux Etats-Unis, il est devenu Américain, il a eu une famille. Sa vie n’aurait pas été ce qu’elle est sans Miss Saigon.

La question d’un Engineer joué par un Caucasien ne se poserait plus aujourd’hui ?
A l’époque, ce qu’on a fait, qui était très probablement maladroit mais qui était courant, était de transformer Jonathan Pryce en Eurasien [NDLR : dans la production de Londres, Jonathan Pryce, acteur blanc, jouait un rôle asiatique, ou supposé eurasien, avec des faux yeux bridés]. A ce moment-là, en Europe, on n’était pas aussi conscients du politiquement correct qu’il y avait aux Etats-Unis. C’est toujours quelque chose que je ne comprends pas très bien. Comment peut-on encore exiger de classifier des gens en Afro-Américains, Asiatiques-Américains… ? Ils ne sont pas « Afro » Américains, ils sont Américains, c’est tout. Il n’y a aucune différence à faire. Pour moi, l’intégration, ce n’est pas de mettre une vignette sur quelqu’un. Je n’ai aucune idée que ma fille adoptée est Asiatique. C’est juste ma fille.
Il était question à un moment d’une tournée européenne de Miss Saigon qui passerait par la France…
J’aimerais bien que ce spectacle soit vu en France une fois. Malheureusement, en français, je ne suis pas sûr, en anglais, ce serait déjà pas mal. Mais actuellement, je n’entends pas parler de tournée qui passerait par la France.
Vous travaillez actuellement sur une nouvelle version de Martin Guerre.
Quelques personnes dont Cameron Mackintosh [NDLR : producteur] ont insisté pour reprendre Martin Guerre. On sait que dans le livret, beaucoup de choses n’ont pas fonctionné. On a repris le problème à bras le corps en essayant de le réinventer par rapport à ce qui existait. Est-ce une tâche possible ? Je ne peux pas vous le dire, mais on s’y est attelé, en reprenant tout du départ, avec quelques chansons nouvelles, et un angle, une vision, une lumière qui sont différents. J’espère qu’il y aura une production en 2015 ou en 2016. On commencera peut-être par un festival : Chichester ou le festival de plein air à Londres, on ne sait pas encore.
C’est ce qui vous occupe le plus en ce moment ?
Au milieu de tout le reste ! En janvier, on est allés donner deux concerts de charité aux Philippines pour venir en aide aux victimes du typhon Yolanda. On a pu reconstruire 250 maisons grâce aux bénéfices. Ensuite, il y a eu Les Misérables à New York, puis Miss Saigon à Londres. Là, je pars en Australie pour une nouvelle production des Misérables. Mon ballet Wuthering Heights reprend l’année prochaine et j’en ai également un autre en projet. Je vais avoir 70 ans bientôt. Il faut continuer ! (rires) Mais ce qui est important, ce n’est pas ce que je vais faire, c’est ce que les jeunes vont faire. J’attends une nouvelle génération de conteurs à travers la comédie musicale.