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Claude-Michel Schönberg — A l’abordage !

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Claude-Michel Schönberg ©DR
Claude-Michel Schön­berg ©DR

Claude-Michel Schön­berg, pou­vez-vous nous par­ler de la genèse de The Pirate Queen ?
En 2002, Alain Bou­blil et moi avons reçu une let­tre de John McCol­gan et Moya Doher­ty, les pro­duc­teurs de River­dance, nous dis­ant qu’ils avaient fêté les dix ans de leur spec­ta­cle et qu’ils souhaitaient pass­er à autre chose. Ils voulaient pro­duire une comédie musi­cale sur Grace O’Malley.
C’est assez bizarre de leur part car ils auraient dû s’adress­er à des auteurs et com­pos­i­teurs irlandais, mais dans la let­tre, ils nous dis­aient que si on ne voulait pas le faire, ils ne le feraient jamais. J’ai dit à Alain « Qu’est-ce qu’on va se faire chi­er à racon­ter l’his­toire d’une Irlandaise ? ». On n’a jamais tra­vail­lé sur une propo­si­tion de sujet, on a tou­jours choisi nous-mêmes.
Dans le paquet, avec la let­tre, il y avait deux bouquins his­toriques sur ce per­son­nage. On les a lus et j’hési­tais encore. Un jour, j’ai dit à Alain : « Comme on a fait Saigon avec le Viet­nam, on pour­rait essay­er de faire une comédie musi­cale avec un orchestre irlandais. » Puis, un jour, je lui ai dit que j’avais une idée d’ou­ver­ture. Je la lui ai jouée et il était telle­ment ent­hou­si­aste qu’il m’a encour­agé à con­tin­uer. J’ai con­tin­ué à tra­vailler en lisant le bouquin. On a fait un petit sché­ma en découpant des séquences, et au bout de deux mois, j’avais déjà 25 min­utes de musique… alors qu’on hési­tait tou­jours ! Et puis, un jour, on a con­tac­té John et Doya. Ils sont venus à Lon­dres en avril 2003. Ils pen­saient qu’on voulait les ren­con­tr­er pour refuser le pro­jet mais en fait, je leur ai fait écouter un CD des trente pre­mières min­utes. Tout est par­ti de là.

Pou­vez-vous nous par­ler de Grace O’Malley ?
C’est un per­son­nage très con­nu en Irlande. C’est une petite Jeanne d’Arc là-bas. Cette femme, née en 1530, est dev­enue cap­i­taine d’un bateau, à l’époque où c’é­tait inter­dit. Elle est dev­enue « chief­tain » d’un clan en Irlande alors que c’é­tait impos­si­ble pour une femme. Elle a com­bat­tu les Anglais et la Reine d’An­gleterre, elle a été jetée en prison et à la fin, elle est allée voir la Reine. Elles ont passé deux heures ensem­ble. Elles se sont par­lées en latin car l’une ne par­lait pas anglais, et l’autre ne par­lait pas le gaélique. Il paraît qu’elles n’ont dis­cuté que des hommes, des enfants et de la vie. Au bout de deux heures, la Reine lui a ren­du tous ses biens. Tous les faits his­toriques que vous voyez dans The Pirate Queen sont vrais, même si on a com­biné par­fois quelques personnages.

Vous êtes-vous sen­ti à l’aise avec l’at­mo­sphère musi­cale irlandaise ?
Mal­gré mes orig­ines hon­grois­es, j’ai gran­di en Bre­tagne. Il n’y a pas un musi­cien de musique cel­tique qui ne soit pas allé à Lori­ent pour le fes­ti­val de musique cel­tique. Moi, j’ai gran­di là-bas et même si la musique irlandaise est très dif­férente de la musique bre­tonne, il y a tout de même des bases générales, un for­mat, une tra­di­tion cul­turelle ; je sais com­ment ça fonc­tionne. En même temps, c’é­tait un chal­lenge. Ce qui m’in­téres­sait, c’est que ça sem­blait très dif­férent de ce qu’on avait fait. Après, ce n’est que du travail !

Qu’est-ce qui a été le plus dur dans cette aven­ture ? Apparem­ment, il y a eu beau­coup de change­ments con­cer­nant le livret entre la ver­sion présen­tée à Chica­go l’au­tomne dernier et celle de Broad­way, non ?
Pour Les Mis­érables et Miss Saigon, on s’est basés sur des oeu­vres exis­tantes. Là, il a fal­lu qu’on invente tout, en s’in­spi­rant de per­son­nages réels et de plus, il y a plusieurs his­toires qui se mélan­gent. Il y a une phrase que j’ai bien aimée de Frank Galati, le met­teur en scène, qui dit : « Tant qu’on n’a pas quelqu’un pour racon­ter l’his­toire, on ne sait pas com­ment la racon­ter ». Trois semaines avant les pre­views à Chica­go, on avait déjà fait qua­torze pages de notes de mod­i­fi­ca­tions qu’on souhaitait apporter, mais à cause du sys­tème améri­cain et de la façon dont on tra­vaille ici, il était impos­si­ble d’ap­porter tous les change­ments sans avoir une nou­velle péri­ode de répéti­tions. On a donc atten­du avec beau­coup de frus­tra­tion que Chica­go ouvre.

Hadley Fraser dans The Pirate Queen © Joan Marcus
Hadley Fras­er dans The Pirate Queen © Joan Marcus

Vous n’avez donc pas fait de change­ments du tout à Chicago ?
On a fait tout ce qu’on a pu mais c’é­tait insuff­isant. Les cri­tiques ont été entre mit­igées et pas bonnes, mais dans l’ensem­ble avec rai­son, et ça ne nous a pas trop sur­pris car on savait que ça allait être comme ça. On savait aus­si qu’il fal­lait qu’on se remette au tra­vail tout de suite et on avait besoin de l’aide de deux per­son­nes. Richard Malt­by, avec qui on fait Saigon [NDLR : co-auteur des lyrics de Miss Saigon], était venu à la pre­mière à Chica­go, et le lende­main, il nous a envoyé une let­tre pour nous dire tout ce qu’il pen­sait, et c’é­tait exacte­ment en cor­réla­tion avec nos idées à nous. On a aus­si eu besoin d’aide sur ce qu’on appelle le « musi­cal stag­ing » qui n’a pas bien fonc­tion­né à Chica­go. On a demandé à Gra­ciela Daniele, qui est ici un per­son­nage très con­nu ici, de venir [NDLR : d’abord inter­prète Gra­ciela Daniele est ensuite passée à la choré­gra­phie, la mise en scène ain­si qu’au « musi­cal stag­ing » qui se situe entre la choré­gra­phie et les mou­ve­ments de scène]. Elle n’avait jamais fait du « doc­tor­ing » de show. Elle est allée à Chica­go pour voir le spec­ta­cle, et quand elle est rev­enue, elle a dit : « Si je m’en­tends avec les auteurs, je le fais ». Elle ne tra­vaille que comme ça ! On s’est mis au tra­vail tout de suite. Un matin, on est arrivés chez elle, on n’a pas fait de sala­malecs, on ne s’est pas assis pour dire « chère madame, cher mon­sieur » : je me suis mis au piano, on a com­mencé à voir ce qu’on pou­vait faire. Ces deux per­son­nes nous ont beau­coup apporté depuis Chicago.

Quel regard avez-vous sur votre tra­vail aujourd’hui ?
Je ne vois pas très bien ce qu’on peut faire d’autre. On est assez con­tents mais on ne peut pas préjuger de ce qui va se pass­er. Mais ça a été des mois et des mois de tra­vail con­stant et de stress !

Arrivez-vous quand même à prof­iter des émo­tions que peut pro­cur­er un spectacle ?
Je prof­ite de tous nos spec­ta­cles, mais autrement. J’en prof­ite comme per­son­ne, d’abord au moment où je les écris. Au moment où on écrit quelque chose, on éprou­ve des joies qui sont irra­con­ta­bles et impartage­ables. Je me sou­viens du jour où j’ai trou­vé cette scène où les deux femmes chantent, j’ai plané pen­dant l’après-midi ! [NDLR : une des moments phares de Pirate Queen, un duo entre la Reine et Grace] C’est le genre de journée où je suis encore en robe de cham­bre à sept heures du soir ! Et puis, il y a les joies du moment : quand on est en répéti­tions, que la scène se monte et qu’on s’aperçoit que ça va bien fonc­tion­ner… C’est de cette façon-là que je prof­ite des spec­ta­cles, plus que une fois qu’ils sont ter­minés. Après, quand je vois le spec­ta­cle, je con­nais les ficelles, je sais ce qu’il se passe en couliss­es, les coups de canon, je les con­nais à l’a­vance. Je ne peux pas recevoir le spec­ta­cle, à moins que je ne le voie pas pen­dant dix ans. Mais ce qui m’im­pres­sionne tou­jours, ce sont les gens qui sont sur scène et qui défend­ent leur bifteck. Il faut voir com­ment Stéphanie [NDLR : Stéphanie J. Block qui incar­ne le rôle titre de Pirate Queen] se dépense tous les soirs par exemple.

A ce pro­pos, vous avez une troupe assez impressionnante…
A Broad­way, une troupe de chanteurs comme ça, il n’y en a pas beau­coup. Et n’ou­bliez pas qu’on a huit danseurs, qui sont pure­ment des spé­cial­istes de danse irlandaise, dont sept chantent. Les autres sont tous des gens de Broad­way, chanteurs et danseurs, qui se sont mis à la danse irlandaise alors que ce n’est ni leur base, ni leur tradition.

Hadley Fraser et Stéphanie J. Block dans The Pirate Queen ©DR
Hadley Fras­er et Stéphanie J. Block dans The Pirate Queen ©DR

Com­ment s’est passée votre ren­con­tre avec Stéphanie J. Block et Hadley Fras­er, les deux héros du spectacle ?
Hadley, on le con­naît depuis longtemps. Il a joué Mar­ius à Lon­dres. Il a aus­si tra­vail­lé avec John et Moya avant Pirate Queen pour une pièce irlandaise. Il a égale­ment chan­té dans une série de con­certs qu’on a don­née à Birm­ing­ham, The Music of Bou­blil and Schön­berg. C’est quelqu’un qu’on aime bien, il a un physique for­mi­da­ble et il a des poumons d’acier !
Quant à Stéphanie, on l’a décou­verte en audi­tions. Je savais sim­ple­ment qu’elle était dans Wicked, mais je ne con­nais­sais pas sa cote, ni sa voix. Elle a audi­tion­né comme tout le monde et on l’a trou­vée formidable.

Votre dernière créa­tion à Broad­way remonte à Miss Saigon en 1991. Com­ment appréhen­dez-vous ce retour ?
On est sat­is­faits du résul­tat et de la réac­tion du pub­lic. En même temps, de nos jours, tout le monde fait des stand­ing ova­tions, donc je en sais plus très bien ce que ça veut dire ! Mais on a con­fi­ance. Et puis, c’est impor­tant de voir si ce style de comédie musi­cale tient encore. On nous a annon­cé la fin de ce genre. Mais la réou­ver­ture des Mis­érables en novem­bre nous fait penser que ça manque. Après trois ans de fer­me­ture, c’est qua­si­ment suite à la demande pop­u­laire qu’on a rou­vert. Le théâtre est plein tous les soirs. On se demande donc si ce genre-là ne manque pas. Broad­way aujour­d’hui, c’est beau­coup de com­pi­la­tions comme Jer­sey Boys ou ce sont des musi­cals basés sur des films. Il y a quand même des ten­ta­tives intéres­santes comme Spring Awak­en­ing [NDLR : un musi­cal rock basé sur la pièce L’éveil du print­emps]. Mais cette année, dans le genre « grosse pro­duc­tion » à la Mis­érables ou Miss Saigon, il n’y a rien d’autre. On ver­ra si ça tient la route. Depuis Saigon, il n’y a pas eu de créa­tion de ce genre, qu’ils appel­lent ici les « epics ». On va bien voir !

Juste­ment, pou­vez-vous nous par­ler du retour des Mis­érables ? Com­ment est venue cette idée ?
Apparem­ment, il y avait une grosse demande. Il y a eu une baisse, ici comme à Lon­dres, en 2003–2004. On a même pen­sé à fer­mer à Lon­dres [NDLR : A Lon­dres, le spec­ta­cle est passé du Palace au Queen, théâtre plus petit]. Mais depuis un an et demi, c’est repar­ti, je ne sais pas pourquoi. Et ici, il y a eu une grosse demande, on a donc rou­vert en novem­bre. On devait jouer pour qua­tre mois, puis six mois, puis main­tenant c’est prévu jusqu’en octo­bre, et peut-être plus car ça ne désem­plit pas. Ce qui est éton­nant c’est que les gens applaud­is­sent quand ça com­mence. Ce ne sont pas des gens qui vien­nent voir le spec­ta­cle : ils vien­nent le revoir. Et c’est comme ça que se font les gros suc­cès. Main­tenant, il faut savoir si on a envie de revoir Pirate Queen pour que ça fasse un succès.

Vous êtes du genre à vous angoiss­er à quelque temps de la première ?
On se demande tou­jours à quelle sauce on va être bouf­fés ! Je suis assez con­fi­ant dans le tra­vail qu’on a fait. Main­tenant, com­ment la presse va-t-elle réa­gir ? Les Mis­érables a été descen­du, Miss Saigon a été encen­sé, je ne sais pas trop pourquoi… Mais c’est vrai qu’une toute petite mau­vaise cri­tique fait plus de mal que le plaisir que peut pro­cur­er une très bonne critique.