Dans les coulisses où je cherche sa loge, il n’est guère difficile de repérer Bruno Pelletier à l’oreille : à quelques minutes du début de Notre Dame de Paris, habillé et maquillé, il chante en effet un tonitruant « Temps des cathédrales ». Histoire de chauffer sa voix et de conjurer le trac.
Des différents interprètes du spectacle, il est le seul à posséder l’expérience de rôles dramatiques précédents. Quand ses amis chanteurs s’affirment de manière plus ou moins convaincante comédiens, lui se garde de rappeler qu’il était déjà dans La légende de Jimmy (il jouait le rôle du Teenager) au Québec et dans Starmania (Johnny Rockfort), deux opéras-rock de son ami Plamondon. « Je faisais très gaffe à ne pas arriver en faisant le mec qui sait tout. La scène, c’est un éternel recommencement. Donc, je n’ai donné de conseils à personne ». Mais, comme on le prenait pour un vrai « vétéran » du genre, il avoue avoir eu un peu de mal à trouver son rôle. « Luc et Gilles (Maheu, le metteur en scène) me faisaient énormément confiance, alors ils me laissaient un peu à moi-même… Mais bon, c’est venu et maintenant, j’essaie de ‘dévoiler’ Gringoire tous les soirs un peu plus ».
Des thèmes éternels
Faire évoluer son personnage par petites touches est aussi sans doute le seul moyen d’échapper à la routine d’un spectacle qui aligne tous les soirs une marée humaine de plusieurs milliers de spectateurs. Quand sa voix claire s’élève dans la nuit et lance les premières notes, la salle hurle et applaudit. Mais il reprend immédiatement le contrôle et un silence quasi religieux succède aux clameurs. « Il y a eu tellement de choses fades ces dernières années que les gens ne demandent qu’à être touchés par de belles mélodies et de belles voix ». Et puis, il y a les thèmes abordés… « C’est vraiment très spécial de voir qu’on peut puiser dans un roman vieux de plus de 150 ans des thèmes aussi actuels que la jalousie, l’envie ou l’intolérance. Aujourd’hui, Frollo nous fait penser à un homme politique et Quasimodo et les autres aux SDF… ».
A force de fréquenter quotidiennement Daniel Lavoie et les créateurs du spectacle, Luc Plamondon et Richard Cocciante, il ne semble guère surprenant qu’il ait fait appel à eux, entre autres, pour les musiques et les paroles de son nouvel album, D’autres rives. La raison en est pourtant toute autre. « Je ne me serais pas vu faire un disque sans demander à Luc et Richard d’y participer : c’est un peu comme un retour d’ascenseur. J’ai beaucoup donné à Notre Dame, j’avais besoin qu’ils m’aident aussi de cette façon. Avec Daniel, c’est autre chose, c’est une amitié qui est née au long de cette aventure ».
Un optimiste désenchanté
Et surtout, lui, l’habituel auteur-compositeur de ses chansons, voulait cette fois aborder des thèmes très personnels, trop autobiographiques pour ne pas chercher à prendre un peu de distance en utilisant les mots des autres. « Ce sont des amis, des gens qui me connaissent bien et qui savaient que je traversais une période de vie un peu trouble… » Il n’en dira pas plus car aujourd’hui, « tout va bien, merci », mais « c’est sûr que ma vie se reflète dans mon travail. Ce disque, c’est mon état d’âme du moment : nostalgie et même tristesse. Les chansons parlent de l’homme dans toute sa folie comme dans l’espoir. C’est un album qui est important pour moi, comme homme autant que comme artiste ».
Il n’a donc signé lui-même qu’une chanson (« Des nuits passées à me trahir / A me demander comment revenir / D’un voyage où j’me suis torturé/ Y’a le bon gars pis y’a le salaud / Lequel prendras-tu pour héros ? »). Mais que le public français, peu familier avec ses albums précédents, n’aille pas croire pour autant qu’il est toujours aussi élégiaque ! « Ils vont se dire : mon dieu, c’est un gars triste, ce Bruno Pelletier ! Mais non, pas du tout, je suis au contraire très optimiste ». Et d’éclater de rire pour le prouver.
Un poète peut en cacher un autre
Maintenant qu’il joue en alternance avec Sylvain Cossette et Michel Cerroni, Bruno Pelletier va-t-il pouvoir s’extraire du manteau bleu du poète Gringoire, aussi beau que lourd à porter ? « Est-ce que le public français veut de moi, Bruno Pelletier, ou est-il obnubilé uniquement par le Gringoire de Notre Dame ? Je ne sais pas, je pense que je ne serai capable de répondre que dans deux ou trois ans. Mais je sens déjà une vraie curiosité autour de moi, sur ma carrière au Québec, bref, mon ‘bagage’. Je crois qu’ils veulent connaître un peu plus le bonhomme ! ».
En attendant, il est encore un peu tôt pour parler de la suite. « Chaque fois que je fais un album, c’est trop difficile, je me dis que c’est peut-être le dernier. Parce que je me sens comme épuisé. Pour me ressourcer, je vais faire de la scène, je vais aller au devant des gens et parler avec eux. Et là, doucement, l’envie de faire un nouvel album va revenir ».
Le régisseur passe la tête par la porte. Il faut quitter la loge, le spectacle va commencer. Bruno m’adresse un petit salut et se concentre, il gagne le plateau devenu terriblement silencieux. On entend les notes de l’ouverture. C’est à lui. Sa respiration s’est faite plus lente. Il est passé sur une autre rive.