Broadway, onze ans après — 11 ans après mon documentaire, récit d’une semaine à Broadway

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Times Square by night ©DR
Times Square by night ©DR
La pre­mière chose qui m’ap­pa­raît en arrivant à New York, ce sont tous ces travaux, tous ces échafaudages. Comme si la ville se recon­stru­i­sait. Times Square n’échappe pas à ce boule­verse­ment. Le fameux « Tick­et Booth », qui pro­pose les bil­lets à moitié prix, a quit­té pro­vi­soire­ment la place célèbre pour trou­ver refuge sous un hôtel. La stat­ue de George M. Cohan, auteur de la chan­son « Give My Regards To Broad­way » et sym­bole de l’héritage du lieu, qui n’in­téresse plus grand monde, sem­ble atten­dre avec flegme que Times Square soit recon­stru­it. On par­le d’une sorte d’am­phithéâtre, avec des gradins trans­par­ents. Le quarti­er lui-même a pas mal changé. Voilà 11 ans, Dis­ney s’im­plan­tait avec force. Le résul­tat est là : tout est ripoliné, pré­paré pour que les touristes se sen­tent dans une sécu­rité totale… Ce qui aurait plutôt ten­dance à m’an­goiss­er. Un poste fixe de police a d’ailleurs été con­stru­it. Juste en face, sous une tente, on peut s’in­scrire pour l’armée.

Pre­mier tour au Tick­et Booth nou­velle for­mule. En cinq min­utes, j’ai ma place pour Gyp­sy. Mer­cre­di en mat­inée, est-ce Pat­ti LuPone qui sera sur scène ou sa dou­blure ? Dès 13 h 45 le théâtre est plein. Lorsque l’ou­ver­ture de ce clas­sique moult fois repris, résonne, je suis ému comme au pre­mier jour, comme si une bouf­fée d’air frais per­me­t­tait de respir­er de nou­veau. Et lorsque « Sing out Louise ! », pre­mière réplique de la ter­ri­ble Mama Rose, claque, c’est toute la salle qui accueille la LuPone par des applaud­isse­ments. Spec­ta­cle impec­ca­ble, cast­ing for­mi­da­ble dans une mise en scène de Arthur Lau­rents, 90 ans… Repren­dre con­tact avec un spec­ta­cle qui fait écho à la longue tra­di­tion de Broad­way pro­cure une énergie incroy­able. J’avais oublié à quel point cela fait du bien !

Gypsy au St James theatre ©DR
Gyp­sy au St James the­atre ©DR
Le soir même, une créa­tion : A Catered Affair écrit et inter­prété par Har­vey Fier­stein. Je vous con­seille de lire le blog de cet artiste hors norme. Per­son­nelle­ment je suis fan. Ici, il s’ag­it d’une pièce tirée d’un film, les chan­sons inter­vi­en­nent sub­tile­ment et cassent l’im­age de la comédie musi­cale toni­tru­ante. Situé dans les années 50, on y par­le d’un mariage dans un milieu mod­este et de tous les soucis qu’il va sus­citer. Faith Prince est superbe, tout comme Tom Wopat et Leslie Kritzer. Har­vey Fier­stein, dans le rôle du « con­firmed bach­e­lor », s’im­pose avec douceur. Ken Bloom, auteur du remar­quable livre Broad­way Musi­cals (édi­tions Black Dog & Lev­en­thal) qui vient de sor­tir dans une ver­sion com­plétée, reproche au spec­ta­cle d’être « beige, beige, beige »… Il l’est, mais c’est juste­ment ce qui fait son charme.

Ken Bloom se mon­tre assez pes­simiste sur la sit­u­a­tion à Broad­way. « Aujour­d’hui on a ten­dance à infan­tilis­er le pub­lic. Rares sont les spec­ta­cles « adultes ». c’est une con­séquence de la prise de pou­voir de Dis­ney sur le théâtre musi­cal. Je recon­nais aus­si que Dis­ney a insuf­flé une nou­velle énergie, par exem­ple rebâtir le mythique théâtre New Ams­ter­dam fut un événe­ment qui nous a ravis. Pour les véri­ta­bles amoureux de la comédie musi­cale, je pense que l’âge d’or est der­rière nous. Le nom­bre de théâtres n’est pas exten­si­ble. Quand vous avez des shows qui restent à l’af­fiche des années, ils ne per­me­t­tent pas à de nou­velles créa­tions de trou­ver leur place. Par ailleurs, le rythme de pro­duc­tion a changé. On exploite à fond un spec­ta­cle, ce qui est nor­mal, mais nous n’avons plus d’au­teurs pro­lifiques comme par le passé, des auteurs qui stim­u­laient la curiosité du pub­lic. De plus, dif­fi­cile aujour­d’hui de trou­ver des pro­duc­teurs ambitieux, qui ne pensent pas unique­ment à l’ar­gent ! Et puis je note une chose : désor­mais il devient naturel que le pub­lic fasse une stand­ing ova­tion à l’is­sue de chaque représen­ta­tion. Voilà quelques années, se lever avait une sig­ni­fi­ca­tion très forte, c’é­tait excep­tion­nel. Le théâtre musi­cal est un peu à cette image : tout devient vite galvaudé. »

En par­lant de spec­ta­cles pour « adules­cents », j’ai vu Xanadu. Basé sur le nanar des années 80 avec Olivia New­ton-John et Gene Kel­ly, cet opus divise le pub­lic. D’une part, les spec­ta­teurs venus pass­er un bon moment et qui s’a­musent de cette pochade sur patins à roulettes et de son humour au trente-cinquième degré. De l’autre, le pub­lic qui con­sid­ère que ce spec­ta­cle aurait davan­tage sa place « off-Broad­way ». Just take some laughs and run…

Jen Arnold, cos­tu­mière, tra­vaille pour dif­férentes pro­duc­tions dont celle du Fan­tôme de l’Opéra. « Vingt ans que le show est à l’af­fiche… Il offre du tra­vail à pas mal de monde et nous lui en sommes recon­nais­sants ! A mes yeux Broad­way a véri­ta­ble­ment changé depuis le 11 sep­tem­bre 2001. Les théâtres étaient déserts, le trau­ma­tisme intense. Les pro­duc­teurs ne vont plus chercher aus­si loin dans leurs poches pour pro­duire des shows… C’est un peu comme s’il fal­lait vivre dans l’in­stant. Les réper­cus­sions de ces atten­tats atro­ces se font encore sen­tir aujour­d’hui. Le Fan­tôme tient aujour­d’hui le record de longévité, il est aus­si le dernier spec­ta­cle à l’af­fiche représen­tant l’ère anglaise des années 80. C’est devenu un show his­torique ! Je dois avouer que je ne m’en lasse pas, la magie qu’il dégage agit tou­jours en pro­fondeur sur les spec­ta­teurs. D’ailleurs il suf­fit de voir les fans qui atten­dent à la sor­tie des artistes. »

Spring awakening au Eugene O'Neill theatre ©DR
Spring awak­en­ing au Eugene O’Neill the­atre ©DR
Il faut dire en effet qu’à New York, les artistes en général sor­tent rapi­de­ment du théâtre et sig­nent auto­graphes, posent pour les pho­tos avec une bonne volon­té évi­dente. Je me suis amusé à suive ce manège sur plusieurs spec­ta­cles. Ces brèves ren­con­tres font par­tie du céré­mo­ni­al. C’é­tait le cas à la fin de Spring Awak­en­ing que j’ai vu en mat­inée same­di. Le spec­ta­cle rem­porte tou­jours les faveurs d’un pub­lic jeune. Situé à la fin du 19e siè­cle, le spec­ta­cle fait la part belle à l’én­ergie de sa jeune troupe et aux chan­sons pop-rock. Le mélange pour­rait sem­bler bizarre, c’est très réus­si. Le thème, uni­versel et éter­nel, de l’éveil à la sen­su­al­ité, traité ici sans pudi­bon­derie, fait réa­gir le pub­lic… La mise en scène dépouil­lée joue avec astuce sur des ambiances qui reflè­tent la pas­sion qui ani­me les pro­tag­o­nistes. Le théâtre musi­cal vit avec son époque. Ce spec­ta­cle a donc large­ment de quoi rassurer !
Tout comme In The Heights, dont les chan­sons ont été écrites par Lin-Manuel Miran­da, égale­ment acteur charis­ma­tique. Les rythmes lati­nos don­nent toute la vital­ité à ce spec­ta­cle, mal­gré un livret sans surprise.

Cur­tains, dernière oeu­vre du duo Kan­der et Ebb, va bien­tôt quit­ter l’af­fiche. Le spec­ta­cle est sou­vent moqué pour être un con­cen­tré de tous les clichés d’un bon gros Broad­way show. Rien ne manque en effet dans la panoplie. Une his­toire sim­ple, des choré­gra­phies « old fash­ioned », un pre­mier degré qui lorgne vers le sec­ond mais peine à le trou­ver… Un cri­tique déclare : « le show idéal pour votre grand-mère ». Il n’a pas totale­ment tort ! BT McNi­choll, le met­teur en scène asso­cié de Cabaret à Paris, con­tin­ue de tra­vailler comme un fou. Actuelle­ment, il tra­vaille sur Spamelot et ne manque pas de pro­jets. « J’ai adoré tra­vailler en France, toute l’équipe me manque ! S’il vous plaît, trans­met­tez-leur mes ami­tiés ! ». Con­traire­ment à Ken Bloom, BT se mon­tre opti­miste : « Broad­way est promis à un bel avenir. Il suf­fit de voir com­ment les théâtres se rem­plis­sent, la qual­ité des spec­ta­cles… Je reçois des propo­si­tions de shows, je peux vous dire que la créa­tion n’est pas en berne. En revanche, il est dif­fi­cile de trou­ver un « bon » spec­ta­cle pour Broad­way. De nom­breux paramètres doivent être remplis. »

Sunday in the park with George au Studio 54 ©DR
Sun­day in the park with George au Stu­dio 54 ©DR
J’at­tendais avec impa­tience la représen­ta­tion au Stu­dio 54 de Sun­day In The Park With George dans la mise en scène de Sam Bun­trock. Bril­lant, excel­lent, for­mi­da­ble… La tech­nolo­gie de pointe se marie par­faite­ment bien à l’in­trigue et donne un poids incroy­able à cette réflex­ion sur la créa­tiv­ité, sur l’art. Si le terme n’é­tait pas aus­si gal­vaudé, je qual­i­fierais ce spec­ta­cle de « sub­lime » ! And what the hell, je le qualifie.

Dans un New Ams­ter­dam rénové voilà dix ans par les bons soins de Dis­ney et envahi par le mer­chan­dis­ing (impos­si­ble de remon­ter une allée sans être inter­pel­lé par un vendeur qui pro­pose le para­pluie de Mary, sa valise, son CD, what­ev­er…), Mary Pop­pins séduit tran­quille­ment un pub­lic famil­ial. En se bas­ant davan­tage sur le livre pour enfant de P.L. Tra­vers, le musi­cal est moins mielleux que le film, good news. La mise en scène fait la part belle à la magie, c’est une bonne chose. Quant aux choré­gra­phies de Matthew Bourne, elles ne man­quent pas de tonus et égale­ment… de magie puisque Gavin Lee, le ramoneur, à l’in­star de Fred Astaire dans Mariage roy­al, danse sur les murs et le plafond…

Chris Boneau, pili­er d’une grande agence de presse, ne manque pas de tra­vail, « surtout en cette péri­ode pré-Tony Award… C’est l’ef­fer­ves­cence dans le petit monde du musi­cal. En dix ans, la sit­u­a­tion a beau­coup changé. Le 11 sep­tem­bre a mod­i­fié la donne. Ce qui me plait aujour­d’hui, c’est qu’on peut de nou­veau rire au théâtre. Ces dernières années, les spec­ta­cles avaient des tonal­ités graves, plom­bantes. De plus, le pub­lic qui va sou­vent au théâtre vieil­lit. Il faut séduire les nou­velles généra­tions, celles qui gran­dis­sent avec Inter­net, les porta­bles, la dématéri­al­i­sa­tion de tous les sup­ports. Il est très impor­tant que les jeunes aient le goût du spec­ta­cle vivant, qu’ils aient envie de décou­vrir des oeu­vres qui leur par­lent. Les auteurs doivent, à tra­vers leurs oeu­vres, par­ler à ce nou­veau pub­lic. C’est un défi intéres­sant que je suis de près. » Lorsque j’évoque la grève, qui a paralysé le monde bien rôdé de Broad­way pen­dant plusieurs semaines en ce début d’an­née, la réponse reste vague : « Nous avons tous été sur­pris par ce mou­ve­ment. Tout évolu­ait au jour le jour, nous n’avons pas l’habi­tude ! De plus, au vu de leur com­plex­ité, il était très dif­fi­cile de faire com­pren­dre au pub­lic les enjeux de cette grève. Ce que les gens ont vu c’est que les théâtres étaient fer­més. Nous vivons beau­coup grâce aux touristes, cer­tains avaient réservé leur voy­age longtemps à l’a­vance… Une péri­ode com­pliquée, qui heureuse­ment n’a pas trop frag­ilisé notre équilibre. »

Depuis cinq ans le pub­lic se gon­do­le en voy­ant Avenue Q, spec­ta­cle décalé et tor­dant de bout en bout. Mélanger acteurs et mar­i­on­nettes à main tient de la gageure, pari inté­grale­ment réus­si. Au bout de quelques min­utes, la tech­nique impec­ca­ble des mar­i­on­net­tistes passe der­rière l’in­trigue. Il faut dire qu’il s’en passe de belles dans ce quarti­er. Livret au cordeau, per­son­nages dessalés, un rythme infer­nal, la salle est con­quise. C’é­tait lun­di soir, mon dernier jour à New York. Belle façon de ter­min­er ce séjour… Le théâtre musi­cal change, évolue comme le reflet de son époque qu’il se doit d’être. Une vague en rem­place une autre. L’im­por­tant reste que l’ex­i­gence soit tou­jours de mise et que les spec­ta­cles ne devi­en­nent pas des usines à fric. Nous en sommes encore loin et le pro­fes­sion­nal­isme améri­cain vaut le déplace­ment. Une chose est sûre : je n’at­tendrai pas 11 ans avant de revenir !