Il est bien loin le temps du théâtre musical toisant de haut le cinéma ! Né avec le 20e siècle, ce dernier a passé une longue enfance muette et à la vue déficiente. Le théâtre s’est longtemps gaussé de ce prétendu nouveau divertissement qui montre un monde animé sans bruit et en noir et blanc. De rares textes apparaissant sur des panneaux à lire en vitesse, on est loin de la littérature… Or, le théâtre musical du début du siècle bouillonne sous de multiples influences : folklore, opéra, opérette, cabaret, théâtre .… De ce creuset a émergé une culture du divertissement qui mêle le chant, la danse, la décoration, la mise en scène. Et l’évolution de ce théâtre musical américain — Broadway- a produit ce que cette culture a de plus original et de vraisemblablement de plus spécifique.
Le théâtre trouve finalement un rival qui a surmonté ses handicaps initiaux. Avec le développement de la couleur et du parlant, les studios de Hollywood ont vite deviné le parti qu’ils pouvaient tirer des stars de Broadway. En faisant des ponts d’or aux vedettes les plus charismatiques, comme Fred Astaire, le cinéma exploite à fond les meilleurs procédés et spectacles du théâtre musical. Des équipes quasi-permanentes de techniciens et d’artistes, particulièrement à la MGM, produisent pour les écrans des films musicaux somptueux (les comédies musicales des années 30 à la fin des années 50) adaptés des succès de la scène. Mais, comme en toute chose, la roue finit par tourner. Le cinéma, la télévision, ont déversé un torrent d’images qui banalisent les formules à succès du théâtre musical. Pour se renouveler, ce dernier doit trouver de nouvelles voies, de nouvelles sources d’inspiration. Après tout, pourquoi ne demanderait-il pas le remboursement de l’énorme dette artistique que le cinéma a contractée ? C’est ainsi que le théâtre musical commence à puiser ses sujets dans la cinémathèque pour les adapter sur scène. Juste retour des choses !
Du cinéma musical au théâtre musical…
Le cinéma a créé des films musicaux à succès, que le théâtre s’est approprié d’autant plus facilement que l’essentiel de la création semble accompli. Il reste toutefois un travail d’adaptation aux exigences de la scène. La magie du théâtre s’exerce dans sa restitution en direct, là où le cinéma a recours au montage et trucage. Le grand film musical adapté à la scène est d’abord un hommage avoué à l’âge d’or du théâtre, souvent situé entre les deux guerres : ainsi en va-t-il de Victor/Victoria (1982) de Blake Edwards avec sa femme Julie Andrews (pour l’anecdote, avant de devenir une star au cinéma, cette dernière l’était déjà sur la scène de Broadway où elle a créé My Fair Lady).
Le succès appelant le succès, d’autres films suivent la même route: Footloose (1984) vient d’être adapté à la scène à Broadway. Avec sa musique pop-rock qui a marqué le Top 50 de l’époque, la version scénique capitalise sur le succès public du film et espère attirer le public (jeune) de l’époque qui est aujourd’hui son coeur de cible !
Footloose décrit une jeunesse rebelle et incomprise face à des adultes conservateurs. L’affrontement se déroule à travers la danse et la musique. L’Europe de son coté connait Fame (aux Folies Bergère de Paris en 1998). Le spectacle reprend le concept principal, la formation d’aspirants-artistes, tel qu’il apparaissait dans le film homonyme (1980) de Alan Parker, puis dans le feuilleton TV. En revanche, les chansons — à l’exception de celle du titre bien sûr ! — n’ont bizarrement pas été reprises. A Londres se joue Dr Dolittle qui capitalise sur le succès de Leslie Bricusse, déjà parolier des chansons de Victor/Victoria. Cette comédie musicale reprend le film et les chansons de 1967.
… et du cinéma non musical au théâtre musical !
Pour les créateurs de théâtre, les films non musicaux constituent également un réservoir considérables d’histoires. Parmi les précurseurs, on notera le tandem John Kander/Fred Ebb, auteurs entre autres de Cabaret à la scène et de New York, New York au cinéma. Quitte à chercher l’inspiration au cinéma, autant le faire dans le haut de gamme: les films à Oscars ! Ainsi, trois de leurs spectacles sont des adaptations : Zorba (1968), Woman of the Year (1981) et enfin, Kiss of the Spider Woman (1993 — Le baiser de la femme araignée). Zorba offre une conception jouissive de l’instant, le dépaysement qu’apporte son environnement grec et sa galerie de personnages rustiques donnent au spectacle son ton truculent. Et, lors de sa reprise début 1980, les producteurs ont convaincu Anthony Quinn de reprendre sur scène son rôle à l’écran ! Woman of the Year est un film cher aux cinéphiles puisqu’il a marqué le début d’une grande — et durable — historie d’amour entre Spencer Tracy et Katharine Hepburn. Cet amour électrique qui fonctionne donc sur deux niveaux constitue un matériau fascinant et a été servi sur scène par la grande Lauren Bacall. Enfin, Kiss of the Spider Woman raconte la relation entre deux détenus dont l’un s’évade par l’esprit en pensant à ses films préférés. La musique chantée et dansée qui accompagne ces films dans le spectacle renforce la sensation d’évasion par le rêve. Avec le recul, il est frappant de voir des chansons figurant des extraits de films sur une scène … de théâtre !
Il serait vain d’expliquer rationnellement le choix des films. On peut tout au plus relever que les personnages qui les peuplent procurent sans doute des sensations suffisamment fortes aux auteurs qui ressentent alors l’envie d’y ajouter une dimension musicale. Les chansons apportent à ces personnages la faculté d’extérioriser leurs sentiments, de révéler leurs émotions profondes : en effet, le cinéma permet peu aux acteurs de parler tout seuls ou de s’adresser directement aux spectateurs. Au contraire, le théâtre l’encourage. Dans un style différent de celui qu’affectionnent Kander et Ebb, le film Sunset Boulevard baignait dans l’ambiance crépusculaire de la fin de vie d’une actrice autrefois adulée et désormais oubliée.
Le filon européen
Broadway à New York se situe à mi chemin géographiquement entre Hollywood et l’Europe. Ce qui est vrai en distance l’est également en esprit. Les créateurs de Broadway (mais aussi de Londres West-End) lorgnent aussi bien à l’ouest qu’à l’est. Les films européens tiennent une place de choix dans le répertoire récent. Successivement, 8½ de Fellini a été adapté pour devenir Nine (1982) par Maury Yeston et Passione d’amore de Ettore Scola en Passion (1994) par Stephen Sondheim. Les français Boublil et Schönberg ont fait aboutir Martin Guerre (1996) à Londres et prochainement à Broadway, d’après Le retour de Martin Guerre. Tous ces films avaient été introduits aux Etats-Unis dans les circuits ‘Art et Essais’. Sans tomber dans le stéréotype, la couleur des spectacles qui en ont été tirés est différente de ceux précédemment cités. L’introspection y semble plus profonde. Et les auteurs de talents s’attachent à un traitement des sujets plus mâture. Les personnages sont étranges, dérangés, excessifs, délirants, immoraux mêmes. Ils tranchent avec ceux du répertoire traditionnel. C’est tout à la gloire du Théâtre Musical récent que de savoir traiter des sujets aussi complexes. Ce progrès vient à la fois des créateurs mais également des avancées considérables de la machinerie du théâtre. Elle est capable de déployer rapidement des décors, de manoeuvrer les éclairages, et de créer un environnement scénique complexe. Ces équipements, qui apportent de la fluidité à la mise en scène, ne proviennent-ils pas du développement prodigieux du cinéma ?
Hollywood à l’assaut de Broadway !
S’il est un film qui a généré involontairement une brillante contribution au théâtre et au cinéma musical, c’est certainement Little Shop Of Horrors (La petite boutique des horreurs) réalisé par Roger Corman en 1960. Bénéficiant de peu de moyens (mais avec la présence d’un débutant prometteur : Jack Nicholson !), il conte l’histoire burlesque et horrible d’un fleuriste qui élève une plante carnivore aux proportions démentes. En 1982, deux jeunes auteurs, Alan Menken (musique) et Howard Ashman (paroles), en donnent une relecture en chansons pour la scène new-yorkaise tout en restant dans le ton parodique de l’original. Ce spectacle sera ensuite ré-adapté au cinéma avec un égal bonheur ! Les deux artistes se font ainsi remarquer par Walt Disney Company qui leur assigne la mission de dynamiser les prochains dessins animés avec leurs chansons. Menken et Ashman contribuent largement aux réussites de La petite sirène, La belle et la bête et Aladdin. Ils remettent Disney, jusque là assoupi, sur la voie royale du succès. En 1994, La belle et la bête est créée sur la scène de New-York avec un accueil enthousiaste du public qui appellera ensuite Le roi lion et prochainement Le bossu de Notre-Dame.
A la suite de Disney, tous les studios de Hollywood ont désormais des projets d’adaptations musicales pour Broadway qu’ils entendent bien contrôler eux-mêmes. Ainsi, annonce-t-on dans les années qui viennent Batman (Warner), Frankenstein (Universal) ou encore The Full Monty (Fox) ! La boucle sera donc bientôt bouclée !
En guise de conclusion
Aujourd’hui, le théâtre vit en majeure partie de la reprise de ses succès passés. Or, Broadway a souvent vu ses succès de scène éclipsés par les adaptations à l’écran. En reprenant la main sur l’énorme répertoire qu’il a confié au cinéma et que celui-ci a fait fructifier, il en profite pour prélever au passage quelques-uns des succès propres du cinéma: films musicaux et non musicaux. Ce n’est pas du vol mais bien plutôt de la restitution d’intérêts d’emprunts. Il est ainsi un moyen original de découvrir le Théâtre Musical : passer par les films souvent connus qui inspirent à leur tour des spectacles. Honnêtement, c’est bien un des buts recherchés par les auteurs qui se lancent dans de telles adaptations : ils comptent sur la notoriété du film à succès pour faire venir le public. Mais il n’y a pas que cette publicité facile. Au même titre que les livres ou les pièces de théâtre, le cinéma constitue un réservoir inestimable d’histoires et de personnages. Souvent, la relecture en chansons donne un résultat passionnant : théâtre et cinéma marchent quelquefois main dans la main avec talent. Et manifestement le public a l’air de s’y retrouver. Que demander de mieux ?
Oeuvres citées dans l’article
Victor/Victoria (1995): Chansons de Henry Mancini (musique) et Leslie Bricusse (paroles), adapté du film homonyme américain (1982) de Blake Edwards.
Footloose (1998): Chansons de Kenny Loggins, Dean Pitchford, Tom Snow, adapté du film homonyme américain (1984) de Herbert Ross.
Fame (1998 au Folies Bergère de Paris). Adaptation du concept du film américain Fame (1980) de Alan Parker et du feuilleton TV qui a suivi.
Dr Dolittle (1998). Chansons de Leslie Bricusse, adaptation du film homonyme américain (1967) de Richard Fleisher.
Zorba (1969). Chansons de John Kander (musique) et Fred Ebb (paroles), adaptation du film Zorba le Grec (1964) de Michael Cacoyannis et du roman de Nikos Kazantsakis.
Woman of the Year (1981). Chansons de John Kander (musique) et Fred Ebb (paroles), adaptation du film homonyme (1942) de Joseph Mankievicz.
Applause (1970). Chansons de Charles Strouse (musique) et Lee Adams (paroles), adaptation du film Eve de Joseph Mankievicz.
Kiss Of The Spider Woman (1993). Chansons de John Kander (musique) et Fred Ebb (paroles), adaptation du film Le baiser de la femme araignée (1985) de Hector Babenco.
Sunset Boulevard (1992). Chansons de Andrew Lloyd Webber (musique) et Don Black/Christopher Hampton (paroles) et contributions de Amy Powers pour les paroles. Adapation du film homonyme américain (1950) réalisé par Billy Wilder.
Nine (1982). Chansons de Maury Yeston, adaptation du film italien 8½ (1963) réalisé par Frederico Fellini. Représenté en France en 1997 à Mogador.
Passion (1994). Chansons de Stephen Sondheim, adaptation du film franco-italien Passione d’amore (1981) réalisé par Ettore Scola.
Martin Guerre (1996). Chansons de Claude-Michel Schönberg (musique) et Alain Boublil (paroles), adaptation du film français Le retour de Martin Guerre (1982) réalisé par Daniel Vigne.
La petite boutique des horreurs (1982 — Little Shop Of Horrors). Chansons de Alan Menken (musique) et Howard Ashman (paroles), adaptation du film homonyme américain (1962) de Roger Corman. Le film musical existe également sous le même nom, réalisé par Frank Oz en 1986 et une adaptation française a été proposée par Alain Marcel.
Beauty And The Beast (1994 — La belle et la bête): Chansons de Alan Menken (musique) et Howard Ashman et Tim Rice (paroles). Adaptation du dessin animé américain homonyme de Disney (1991) réalisé par Gary Trousdale et Kirk Wise, avec les chansons de Menken/Ashman.
The Lion King (1998 — Le roi lion). Chansons de Elton John (musique) et Tim Rice (paroles), chansons supplémentaires de Lebo M, Mark Mancina, Jay Rifkin, Julie Taymor et Hans Zimmer. Adaptation du dessin animé américain homonyme de Disney (1994) réalisé par Roger Allers et Rob Minkof, avec les chansons de Elton John/Tim Rice.
The Hunchback Of Notre Dame (1999–2000, Le bossu de Notre-Dame). Chansons de Alain Menken et Stephen Schwartz. Adapté du dessin animé américain du même nom et créé en juin 1999 à Berlin. Le spectacle devrait faire ses débuts à Broadway fin 1999 ou début 2000.