
Attribuer le Tony du meilleur spectacle musical à Fosse, un hommage aux grandes chorégraphies de Bob Fosse, est certainement représentatif d’une saison pauvre en livrets et forte en nostalgie. Les concurrents de Fosse dans la catégorie « Best Musical » ne font pas forcément mieux au niveau du livret puisque It Ain’t Nothing But The Blues est une revue. Quant à The Civil War, même les critiques n’ont par réussi à le définir. Seul Parade bénéficiait d’un vrai livret mais le spectacle ayant déjà fermé, il était difficile pour le comité des Tonys de lui décerner la récompense suprême du meilleur musical.
Chaque saison a son lot d’injustices. Parade en est une. Malgré une magnifique mise en scène du célèbre Harold Prince, une distribution parfaite de bout en bout (dominée par Carolee Carmello et Brent Carver), un livret intelligent et une partition sophistiquée, ce spectacle de n’a pas su trouver son public. Le procès d’un juif accusé du meurtre d’une de ses petites ouvrières et finalement lynché par la population a dû sembler bien trop sombre aux yeux du grand public. Trop hermétique, trop déprimant, pas de grande star… voilà sans doute quelques autres raisons qui ont fait que le spectacle a dû fermer après seulement 39 « previews » et 84 représentations. Avec ses récompenses gagnées récemment, ainsi qu’avec la sortie du CD, Parade est en train de se forger une réputation de spectacle culte au sein des fans de théâtre musical.
Plus grand public, You’re a Good Man, Charlie Brown — où l’univers de Snoopy et des Peanuts se décline en chansons — a fermé juste après les Tony Awards même si Kristin Chenoweth et Roger Bart ont remporté le Tony des meilleurs seconds rôles féminin et masculin. Problème de communication ?
Charlie Brown n’a sans doute pas su se positionner entre le spectacle pour enfants et la comédie musicale pour adultes… Pourtant, il était tout cela à la fois et l’intelligence du livret permettait plusieurs niveaux de lecture susceptibles de séduire un très large public. Frais, charmant et bien plus sophistiqué qu’on ne pourrait le croire, Charlie Brown n’a pas su (ou pu) atteindre la bonne cible de spectateurs.
Parlons donc d’injustice quand on voit que Footloose — adapté du film du même nom — tient encore l’affiche alors que tous prédisaient un échec cinglant.
D’autres n’ont pas eu cette chance. The Gershwin’s Fascinating Rythm, revue de chansons des frères Gershwin, a sans doute espéré un succès à la Smokey Joe’s Cafe mais en vain. Autre revue nostalgique qui n’a duré qu’un été, An Evening With Jerry Herman aurait peut-être été plus à sa place dans un cabaret intimiste. La reprise du classique On The Town (de Bernstein, Comden et Green) n’a pas su non plus trouver son public malgré la performance de la comique lesbienne Lea DeLaria qui a su rallier tous les critiques. Plus surprenant, The Civil War de Frank Wildhorn a déjà fermé, alors que ses deux autres spectacles (Jekyll And Hyde, The Scarlet Pimpernel) tiennent encore vaille que vaille.
Nostalgie, quand tu nous tiens…
De Fosse à Blues en passant par Fascinating Rythm et An Evening With Jerry Herman, les producteurs n’auront pas pris énormément de risques avec des nouvelles oeuvres. Utiliser un thème porteur du patrimoine culturel n’est pas forcément un gage de succès. La revue est une solution de facilité qui ne marche pas à tous les coups. Seul Fosse, avec son côté hot et sexy, a su tirer son épingle du jeu.
Les nouveaux « musicals » (ou du moins qualifiés de tels) comme Marlene et Swan Lake (Le lac des cygnes) ne sont pas forcément allés chercher très loin au niveau du sujet. La pièce de Pam Gems sur Dietrich ne repose que sur la performance d’une actrice, Siân Philipps. Quant au célèbre ballet, revisité par Matthew Bourne, certains se demandent encore ce qu’il est venu faire dans cette catégorie.
Band In Berlin, relatant les aventures d’un groupe de musiciens juifs dans l’Allemagne nazie, prenait plus de risques dramaturgiques mais a puisé son répertoire dans les chansons et les morceaux de l’époque. Et les fautes d’orthographe sur les projections n’ont pas été pardonnées… Encore une fois, au milieu de tout ça, Parade fait vraiment figure d’OVNI.
Parmi les reprises, You’re a Good Man, Charlie Brown et Little Me sont sans aucun doute plus novateurs qu’Annie Get Your Gun ou Peter Pan mais cela n’a pas payé pour autant. Encore une fois, Annie Get Your Gun est un classique qui cultive à la fois la nostalgie du Far West et celle d’un certain âge d’or de Broadway (Irving Berlin et son célèbre « There’s no business like show business »). Quant à Peter Pan, il vise bien évidemment un public familial, parents, enfants et adultes qui ne veulent pas grandir.
A côté de ça, l’immoral Little Me de Cy Coleman, se moque outrageusement des biographies de stars et se permet de se moquer de Chicago, West Side Story et même Titanic (le film) avec un humour féroce. Une reprise de toute évidence moins consensuelle que Annie Get Your Gun, qui n’est finalement qu’un prétexte à retrouver ‑enfin- Bernadette Peters dans un grand rôle.
Le come-back des divas
Récompensée par le Tony de la meilleure actrice dans une comédie musicale, la flamboyante Bernadette Peters fait un retour attendu sur une scène de Broadway. Dans le classique d’Irving Berlin, Bernadette est Annie Oakley, surdouée de la gâchette dans un Far-West haut en couleurs. Plus pétillante que jamais, Peters est de toute évidence adulée par un public qui serait prêt à la voir réciter les pages de l’annuaire ou les fiches-cuisine de Elle. On n’en arrive pas encore à ces extrémités mais il faut reconnaître que Bernadette et son partenaire Tom Wopat sont les seuls atouts d’une production plutôt inégale.
Broadway a également retrouvé Lea Salonga, de retour dans Miss Saigon dans le rôle qui lui a valu tous les honneurs il y a dix ans. Plus mûre dans son approche du rôle, plus femme et moins ronde, Salonga a prouvé qu’elle n’avait pas volé sa réputation de « best Kim ever ». On espère maintenant la voir dans un nouveau rôle — autre que les sempiternels Eponine des Misérables et Kim de Miss Saigon - peut-être dans la prochaine production de Flower Drum Song ?
Dans un autre genre d’exotisme, la galloise Siân Philipps a endossé la robe fourreau de Marlene dans la pièce musicale de Pam Gems (que l’on a pu applaudir en France l’an dernier). La belle performance de Philipps n’a pourtant pas suffi à pallier les maladresses de l’oeuvre et de la mise en scène de Sean Matthias que l’on a connu plus inspiré.
Il faut également désormais compter sur les divas de Chicago. Véritable noeud de vipères et nid à divas, la prison pour femmes de Chicago nous livre régulièrement ses glamoureuses meurtrières à grands coups d’éclats médiatiques. Cette saison, c’est la gentille Karen Ziemba (Crazy For You, Steel Pier) qui enfile les bas résille pendant qu’Ute Lemper et Ruthie Henshall, directement venues de Londres, se préparent dans les coulisses.
Avec Ute Lemper, c’est un peu d’Europe qui souffle sur Broadway. Lemper s’offre même le luxe de parodier Chicago — en français ! — lors d’un tour de chant donné dans un cabaret new-yorkais. Après cette Chicago fever, on attend le retour d’Ute Lemper en France, son pays d’adoption, avec un esprit plus Broadway que jamais. Quant à la très britannique Ruthie Henshall, elle commence doucement sa conquête de Broadway. Après avoir été une superbe Roxie à Londres, elle est désormais Velma à Broadway avant d’intégrer la production de Putting It Together, revue de chansons de Sondheim, prévue à Broadway cet automne.
La légendaire Chita Rivera, la Velma originale de Broadway (en 1976), fait quant à elle le trajet inverse et endosse cette fois le costume de Roxie pour la production de Las Vegas. Les fans de théâtre musical s’amusent gentiment du non-âge de miss Rivera et la voient déjà intégrer la troupe de Rent dans le rôle de Mimi Marquez, la strip-teaseuse droguée, séropositive et très très souple…
Citons encore la délicieuse Judy Kuhn (vue off-Broadway dans un spectacle intitulé Dream True) ainsi que Faith Prince dans Little Me (même si Martin Short, l’inventive chorégraphie de Rob Marshall et le strip-tease de Michael Parks n’ont eu aucun mal à lui voler la vedette).
Quant aux divas en devenir, il faudra désormais compter sur Kristin Chenoweth, absolument stellaire dans You’re a Good Man, Charlie Brown et Carolee Carmello dans Parade qui méritait bien son Drama Desk Award partagé avec Bernadette Peters.
Et demain ?
Une saison s’achève, une autre va bientôt commencer. Difficile de prévoir quels spectacles tiendront le haut de l’affiche demain à Broadway, les aléas du métier étant ce qu’ils sont. On peut néanmoins espérer Martin Guerre de Boublil et Schönberg, Marie Christine avec Audra Mac Donald, Havana de Frank Wildhorn avec Mme Wildhorn (Linda Eder) ou encore Aida d’Elton John ou Saturday Night Fever, sans oublier le nouveau Stephen Sondheim, intitulé Wise Guys. Dans les reprises, on attend un Kiss Me, Kate, un Finnian’s Rainbow ainsi qu’un A Little Night Music avec Glenn Close. Viendront, ne viendront pas ? Il nous reste plus qu’à rêver sur les possibles affiches qui viendront illuminer Broadway à l’aube du prochain millénaire.