
Lors de la présentation de la belle exposition consacrée à Roland Petit [NDLR, visible jusqu’au 21 avril], ce dernier s’est souvenu de vous, qui avez littéralement galvanisé vos collègues qui refusaient de danser à genoux durant une répétition. Parlez-nous un peu de cette anecdote ?
Notre Dame de Paris était la première chorégraphie de Roland Petit à l’Opéra de Paris. C’est quelqu’un de très passionnel qui peut être un peu caricaturé et caricatural dans sa relation avec les danseurs, et en même temps qui accepte de vrais caractères en face de lui. Parfois, il exagérait avec certains ou certaines de mes camarades ; à d’autres moments il demandait des choses tout à fait normales, mais la troupe avait vite fait de se braquer. Cette anecdote concerne le passage de l’église, avec Frollo parmi les grenouilles de bénitiers, nous en l’occurrence. Nous commencions à prier à genoux avec tous les gestes symboliques de la religion catholique et d’un seul coup Frollo entend au loin, par l’intermédiaire de la très belle partition de Maurice Jarre, le tambourin d’Esmeralda et là, son corps commence à s’animer. Nous reprenons ces spasmes, comme si le diable entrait en nous en frôlant l’hystérie. Nous sautions sur les genoux et, si je trouvais ça extraordinaire, mes copines ont refusé de le faire. C’était beaucoup moins dur physiquement qu’elles ne le prétendaient, mais c’était peut-être une manière de s’opposer à Roland. Je n’aime pas lorsque les gens refusent de faire, de tester. Remarquez… certaines danseuses ne voulaient sans doute pas être possédées par le diable, moi ça m’intéressait plutôt ! Je me suis entendue dire : « Allez les filles, on y va : regardez, ce n’est pas du tout difficile, on le fait ! » ce qui a créé une force d’entraînement. J’en déduis que je suis sans doute une meneuse de revue dans l’âme !
Comment la comédie musicale s’intègre-t-elle dans votre vie ?
Dans mon parcours, moi ex-petite danseuse, j’ai eu l’honneur d’être décorée de l’ordre d’Officier de la Légion d’honneur. Lorsque j’ai reçu cette décoration, j’ai pensé aux personnes qui nous sont chères. J’ai toujours adoré ma mère et ai donc parlé d’elle lors de la cérémonie. En effet, si notre vie n’a jamais été désagréable, alors qu’elle aurait vraiment pu l’être, vous pouvez me croire, ce fut vraiment grâce à elle. Je l’avais citée en ces termes : « ma mère faisait de tous les événements les plus difficiles de sa vie une comédie musicale ». Pour moi le rôle de la comédie musicale est né ici. On a des problèmes financiers terribles, le sort semble s’acharner sur vous et tout d’un coup on se met à chanter, on a envie de faire des claquettes et tout va mieux, tout est plus léger. La comédie musicale dans ce sens-là, c’est une école de la vie : savoir rebondir, transformer les choses.
Ma mère, de nouveau, était au départ pianiste concertiste. Ensuite, les aléas de la vie ont fait que nous avons vécu de son piano : elle accompagnait les chanteurs dans les cabarets rive gauche, elle donnait des cours d’interprétation de chanson, par conséquent je connais un très grand répertoire ! Elle a également accompagné les répétitions aux Folies Bergère, beaucoup d’opérettes. Comme nous n’avions pas les moyens d’avoir de baby-sitter, je la suivais et j’ai donc pu observer et apprendre. Mon goût pour ce genre s’est encore accentué par le biais du cinéma et des musicals fameux des années 50. Un Américain à Paris, les films avec Fred Astaire ont baigné ma vie. C’était joyeux, gai.
Durant vos années comme danseuse à l’Opéra, avez-vous eu un contact direct avec le monde de la comédie musicale ?
Une aventure merveilleuse pour moi, c’est que Gene Kelly, que j’adorais au cinéma, est venu chorégraphier un ballet à l’Opéra : Pas de Dieu, sur une musique de Gershwin. J’étais toute jeune élève de l’école de danse, et j’ai été choisie avec deux autres de mes camarades pour être la doublure de sa partenaire, ce qui m’a permis de travailler avec lui. C’était extraordinaire : la gaieté de tout cela mêlée à la redoutable efficacité, au travail intense que cet art nécessite pour que tout soit parfait. Il était avec une assistante très grande, sans doute une ancienne girl, ils étaient toujours très joyeux… beaucoup de gaieté, de rythme dans cette aventure. On était terrorisés de ne pas être à la hauteur, mais le ballet qu’il a fait était formidable. Parfois je m’en veux de ne pas l’avoir repris, mais j’ai peur de gâter des beaux souvenirs comme ça, peur que ce soit « ringardisé ». Et puis, c’était toute une équipe…
La comédie musicale s’est donc immiscée dans votre parcours à l’Opéra ?
Je peux vous raconter une autre aventure avec la comédie musicale : je dansais un petit rôle dans le troisième acte du Lac des cygnes, qui s’appelle la danse espagnole. J’étais seule femme entourée de quatre toréadors. Je dansais cela depuis quelque temps dans une sorte d’indifférence polie de la part du public. Mon ami Jacques Garnier m’incite à l’accompagner à Londres voir des comédies musicales. Nous avons vu entre autres Sweet Charity avec Juliet Prowse. J’ai adoré. Comme il est amusant, en tant qu’artiste, d’intégrer dans ses performances ce que l’on a trouvé formidable chez les autres, j’ai dansé mon petit rôle du Lac à la manière de Juliet Prowse. Lors de la répétition, les copains étaient assez étonnés et le soir le public a eu une réponse formidable ! Donc : merci aux bienfaits de la comédie musicale !
Et durant votre carrière ?
Je suis partie de l’Opéra pour vivre d’autres aventures et notamment fonder ma compagnie, le Théâtre du Silence, avec Jacques Garnier. Durant toute cette période, j’ai travaillé sur différents projets, j’ai eu la possibilité grâce à Michel Deray d’être la chorégraphe de la première comédie musicale rock au Palais des Sports : La révolution française. J’avais fait plusieurs « mises en jambes » de pièces de théâtre de Jean-Michel Ribes, Jean Mercure et autres, c’est toutefois la première fois que l’on me demandait d’inventer une chorégraphie pour un spectacle musical de ce genre. J’étais encore très jeune et j’ai toujours adoré les nouveaux défis. Quand je suis venue faire passer les auditions, tous les artistes qui arrivaient pensaient que j’étais là aussi pour auditionner ! C’était une période un peu folle, je me souviens qu’ils étaient tous affolés par la discipline que je tentais de leur imposer. Durant les représentations, Dani à l’époque était amoureuse de Boutier, le boxeur. Lors du championnat de boxe, elle nous a dit qu’elle s’absentait pour aller soutenir son chéri. Il fallait donc trouver quelqu’un pour jouer Madame Sans Gêne. Je m’y suis donc collée et je me suis retrouvée sur la scène du Palais des Sports à chanter : « J’ai du beau linge, mon général ! ». Michael Denard était dans le public, il ne s’attendait pas à me voir ! Ce sont de bons souvenirs… J’avais beaucoup aimé le travail de Claude-Michel Schönberg et de toute l’équipe. En même temps, il y avait beaucoup de faiblesses, corrigées lorsque nous avons repris le spectacle à Mogador.
Ensuite, nous entrons dans un autre domaine : la discipline qu’exige la comédie musicale. C’est aussi celle de la vie, celle d’un esthétique, d’un savoir-faire, cet aspect quasi bergsonien lié au rythme, au tempo, lié à l’émotion, à donner sans être redondant… C’est pour cela que c’est si difficile. Pour moi, un bon spectacle de danse, quel qu’en soit le genre, doit intégrer des qualités qui sont celles que l’on retrouve dans une comédie musicale. L’élan, la vitalité, le plaisir d’être ensemble. En plus du travail corporel, la voix doit s’emporter jusqu’au chant dans une comédie musicale, on doit quitter la position médiane. J’ai beaucoup de respect pour les personnes qui parviennent à un résultat, c’est un genre tellement difficile.
Avez-vous des projets liés à la comédie musicale ?
J’ai eu le désagrément de ne jamais danser pour Jerome Robbins et Pina Bausch mais j’ai eu en revanche le grand bonheur de travailler avec l’un et l’autre comme directrice artistique. Je me souviens avec beaucoup d’émotion d’avoir assisté avec mon mari et ma fille, qui avait dix ans à l’époque, à une répétition de West Side Story à New York. Ma fille se met à côté de Jerry, il se met à chanter « Tonight » en même temps que la troupe. Moment historique ! En fait, Jerome Robbins a fait une version spéciale de cette chorégraphie pour le New York City Ballet et, je vous l’annonce en avant-première, j’invite cette troupe en septembre. Il se dégage une énergie particulière, typiquement américaine, il m’a donc semblé judicieux de faire venir cette troupe formidable plutôt que de faire danser ce ballet par nos danseurs. La comédie musicale s’invite donc à l’Opéra de Paris. Rendez-vous à la rentrée !