
Parlez-nous de votre première rencontre avec Jerome Robbins ?
J’avais 16 ans et j’étais en cours à la « School of American Ballet » quand Jerome Robbins est entré dans la salle. Il avait pour habitude de passer dans les classes voir les élèves. Là c’était différent puisque le soir même j’ai appris qu’il prévoyait de faire un ballet pour l’école et qu’il passait pour repérer ses futurs interprètes… Très rapidement, j’ai su qu’il m’avait choisi. Ma mère, professeur de danse, a failli avoir une attaque lorsque je l’ai appelée pour lui dire que j’allais danser pour Robbins. Pour elle, c’était avant tout le chorégraphe mythique de West Side Story. J’ai eu beaucoup de chance d’être au bon endroit, au bon moment. En effet, il ne faisait pas souvent des ballets pour l’école. Du coup j’ai travaillé six mois avec lui autour de la création : 2 & 3 Part Inventions. C’était en 1994, j’avais le premier rôle.
Comment le travail se passait-il avec lui ?
Jerry nous a appris à être nous-mêmes, c’est un état d’esprit qui était nouveau pour moi, apprenti danseur. Etre naturel les uns envers les autres, s’écouter, se répondre. L’une des choses principales était d’être spontané avec la musique, de se couler en elle, de lui répondre. Il fallait toujours faire moins, rester à l’écoute de soi. Par ailleurs, il nous emmenait souvent voir des pièces chorégraphiées. Adolescent, je me souviens que c’était passionnant de tenter de trouver, quand il disait : « ce danseur pour cette représentation n’a donné que 70% de ce qu’il a », où étaient les 30% manquants. Cela vous force à réfléchir, à ressentir les choses différemment et de vous remettre toujours en question. L’acuité de son regard, doublé de sa sensibilité, m’ont impressionné et durablement marqués. Encore aujourd’hui, quand je travaille comme chorégraphe, je sens son influence bénéfique. Robbins aimait les gens qui étaient bien dans leur peau, qui n’avaient rien à prouver quand ils dansaient : naturels, spontanés dans la danse les uns avec les autres. C’était unique ! Et une façon d’être qui est très agréable sur scène.
Comment définiriez-vous le langage chorégraphique de Robbins ?
S’il utilise le langage classique, c’était avant tout un chorégraphe de son temps. Il suffit de se pencher sur les sujets qu’il a abordé pour s’en convaincre. Il représente parfaitement la danse américaine des années 60, 70 et 80. Certaines pièces correspondent à des époques très précises. Balanchine, qui a créé le New York City Ballet et que Robbins côtoyait donc régulièrement, a des oeuvres plus intemporelles, il a fait le lien entre le 19ème et le 20ème siècle avec des ballets plus romantiques. Ceux de Robbins sont très ancrés dans leur époque, ils en sont leur reflet. Son style est lié à la simplicité de la construction : tout reste très humain et naturel. Ce qui n’est pas forcément simple à interpréter, pour un danseur qui doit lier rigueur technique et décontraction !
Comment abordez-vous cette chorégraphie-hommage, Triade ?
Triade, sans doute parce que je collabore avec Nico Muhly, un compositeur qui puise ses influences dans la culture de son pays, a pris un angle très américain, plus que je n’aurais pensé. Lorsque m’a envoyé la bande et que j’ai travaillé sur ce ballet qui est un hommage à l’esprit de Jerome Robbins plus qu’à une de ses chorégraphies en particulier, j’ai été frappé par les évocations musicales de Gershwin, Bernstein, ce qui a orienté ma réflexion. L’hommage, pour le coup, prenait une direction davantage teintée des ballets très américains de Robbins comme Fancy Free [NDLR :son premier ballet, datant de 1944 et prélude au film On The Town] ou West Side Story. Ce n’était pas voulu au départ, ce sentiment, qui me plait beaucoup, est vraiment venu de la musique. Je n’ai pas le sentiment, du coup, d’être dans une démarche d’un hommage appuyé d’élève à maître, mais dans une forme beaucoup plus libre, ce qui colle d’ailleurs bien à l’état d’esprit de cet immense chorégraphe. Les choses sont venues toutes seules.
Jerome Robbins est surtout connu pour son travail à Broadway ?
En effet, il a signé un nombre important de chorégraphies et de mises en scène à Broadway. J’ai vu beaucoup de ses comédies musicales. J’aime particulièrement Le violon sur le toit que j’ai vue plusieurs fois. Les danses sont fantastiques. J’aime aussi beaucoup Gypsy. Même si je m’inscris en faux, beaucoup de critiques aux Etats-Unis condamnent Robbins pour son travail à Broadway qui, aux yeux des puristes, est incompatible avec un talent de « vrai » chorégraphe. Il aurait tué sa carrière pour le ballet en n’étant « qu’un » grand chorégraphe de Broadway. On lui a même dit que c’était une erreur pour lui de faire du ballet, il fallait qu’il se contente de la comédie musicale. Je pense que les critiques ont eu du mal à accepter le naturel qu’il faisait ressortir dans ses ballets, attendant quelque chose de plus complexe, sans se rendre compte que c’était justement unique, un style qui a marqué la danse et, qui plus est, représente un bonheur à danser. Par exemple, quand on danse un ballet de Balanchine tout est davantage tourné vers le public. Ce grand chorégraphe était très pointu sur la musique (il pouvait, de manière innée, travailler sur toutes les nuances harmoniques d’une partition complexe), mais on est moins en relation avec soi-même. L’approche est foncièrement différente. Jerome Robbins a arrêté de travailler pour Broadway car collaborer avec beaucoup de personnes à la fois, et les gérer, lui pesait. Il préférait être dans le studio, s’amuser avec ses danseurs. Broadway n’était plus gérable. Par ailleurs, il n’avait plus de problème d’argent : il avait donc envie avant tout de se faire plaisir. Enfin il faisait partie de ces personnes qui ont besoin de pouvoir tout contrôler. Difficile dans le cadre d’un musical !
Seriez-vous tenté par l’aventure sur Broadway ?
J’ai déjà travaillé sur un projet, qui est pour l’heure à l’état de workshop avec Rachel Sheinkein au livret et Michael Fridman pour la musique. Nous devons nous y remettre, j’ai très très hâte ! L’expérience m’intéresse, même si je sais qu’il faut s’armer de patience : tout est très long à Broadway. Face aux exigences commerciales, il n’est pas toujours facile de se faire sa place avec un projet exigeant. Dans mon travail, je suis très attentif à la dramaturgie. Par exemple pour Petrouchka, l’oeuvre de Stravinsky, l’axe que nous avons choisi avec le scénographe Paul Cox se rapprochait de celui que l’on peut faire pour une comédie musicale. Nous avions axé notre travail autour du film muet, la partition s’y prêtait parfaitement. Ne pas me concentrer uniquement sur la chorégraphie me stimule : avoir une attention constante aux moindres détails pour que l’on comprenne tout, entre l’action, l’impact émotionnel… Voilà un défi qui me stimule. J’espère donc que d’ici quelques temps vous pourrez venir me voir sur Broadway !
Benjamin Millepied dansera dans les hommages à Jerome Robbins les :
13 septembre 14h30 dans Dances At A Gathering
18 septembre 19h30 dans Zakouski
19 septembre 19h30 dans Carousel
20 septembre 14h30 dans Dances at a gathering
21 septembre 14h30 dans West Side Story Suite et Carousel
Triade sera présenté du 20 au 30 septembre.