Benjamin Millepied — De Bordeaux à Broadway

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Benjamin Millepied © Anne Deniau
Ben­jamin Millepied © Anne Deniau

Par­lez-nous de votre pre­mière ren­con­tre avec Jerome Robbins ?
J’avais 16 ans et j’é­tais en cours à la « School of Amer­i­can Bal­let » quand Jerome Rob­bins est entré dans la salle. Il avait pour habi­tude de pass­er dans les class­es voir les élèves. Là c’é­tait dif­férent puisque le soir même j’ai appris qu’il prévoy­ait de faire un bal­let pour l’é­cole et qu’il pas­sait pour repér­er ses futurs inter­prètes… Très rapi­de­ment, j’ai su qu’il m’avait choisi. Ma mère, pro­fesseur de danse, a fail­li avoir une attaque lorsque je l’ai appelée pour lui dire que j’al­lais danser pour Rob­bins. Pour elle, c’é­tait avant tout le choré­graphe mythique de West Side Sto­ry. J’ai eu beau­coup de chance d’être au bon endroit, au bon moment. En effet, il ne fai­sait pas sou­vent des bal­lets pour l’é­cole. Du coup j’ai tra­vail­lé six mois avec lui autour de la créa­tion : 2 & 3 Part Inven­tions. C’é­tait en 1994, j’avais le pre­mier rôle.

Com­ment le tra­vail se pas­sait-il avec lui ?
Jer­ry nous a appris à être nous-mêmes, c’est un état d’e­sprit qui était nou­veau pour moi, appren­ti danseur. Etre naturel les uns envers les autres, s’é­couter, se répon­dre. L’une des choses prin­ci­pales était d’être spon­tané avec la musique, de se couler en elle, de lui répon­dre. Il fal­lait tou­jours faire moins, rester à l’é­coute de soi. Par ailleurs, il nous emme­nait sou­vent voir des pièces choré­graphiées. Ado­les­cent, je me sou­viens que c’é­tait pas­sion­nant de ten­ter de trou­ver, quand il dis­ait : « ce danseur pour cette représen­ta­tion n’a don­né que 70% de ce qu’il a », où étaient les 30% man­quants. Cela vous force à réfléchir, à ressen­tir les choses dif­férem­ment et de vous remet­tre tou­jours en ques­tion. L’acuité de son regard, dou­blé de sa sen­si­bil­ité, m’ont impres­sion­né et durable­ment mar­qués. Encore aujour­d’hui, quand je tra­vaille comme choré­graphe, je sens son influ­ence béné­fique. Rob­bins aimait les gens qui étaient bien dans leur peau, qui n’avaient rien à prou­ver quand ils dan­saient : naturels, spon­tanés dans la danse les uns avec les autres. C’é­tait unique ! Et une façon d’être qui est très agréable sur scène.

Com­ment définiriez-vous le lan­gage choré­graphique de Robbins ?
S’il utilise le lan­gage clas­sique, c’é­tait avant tout un choré­graphe de son temps. Il suf­fit de se pencher sur les sujets qu’il a abor­dé pour s’en con­va­in­cre. Il représente par­faite­ment la danse améri­caine des années 60, 70 et 80. Cer­taines pièces cor­re­spon­dent à des épo­ques très pré­cis­es. Bal­an­chine, qui a créé le New York City Bal­let et que Rob­bins côtoy­ait donc régulière­ment, a des oeu­vres plus intem­porelles, il a fait le lien entre le 19ème et le 20ème siè­cle avec des bal­lets plus roman­tiques. Ceux de Rob­bins sont très ancrés dans leur époque, ils en sont leur reflet. Son style est lié à la sim­plic­ité de la con­struc­tion : tout reste très humain et naturel. Ce qui n’est pas for­cé­ment sim­ple à inter­préter, pour un danseur qui doit lier rigueur tech­nique et décontraction !

Com­ment abor­dez-vous cette choré­gra­phie-hom­mage, Tri­ade ?
Tri­ade, sans doute parce que je col­la­bore avec Nico Muh­ly, un com­pos­i­teur qui puise ses influ­ences dans la cul­ture de son pays, a pris un angle très améri­cain, plus que je n’au­rais pen­sé. Lorsque m’a envoyé la bande et que j’ai tra­vail­lé sur ce bal­let qui est un hom­mage à l’e­sprit de Jerome Rob­bins plus qu’à une de ses choré­gra­phies en par­ti­c­uli­er, j’ai été frap­pé par les évo­ca­tions musi­cales de Gersh­win, Bern­stein, ce qui a ori­en­té ma réflex­ion. L’hom­mage, pour le coup, pre­nait une direc­tion davan­tage tein­tée des bal­lets très améri­cains de Rob­bins comme Fan­cy Free [NDLR :son pre­mier bal­let, datant de 1944 et prélude au film On The Town] ou West Side Sto­ry. Ce n’é­tait pas voulu au départ, ce sen­ti­ment, qui me plait beau­coup, est vrai­ment venu de la musique. Je n’ai pas le sen­ti­ment, du coup, d’être dans une démarche d’un hom­mage appuyé d’élève à maître, mais dans une forme beau­coup plus libre, ce qui colle d’ailleurs bien à l’é­tat d’e­sprit de cet immense choré­graphe. Les choses sont venues toutes seules.

Jerome Rob­bins est surtout con­nu pour son tra­vail à Broadway ?
En effet, il a signé un nom­bre impor­tant de choré­gra­phies et de mis­es en scène à Broad­way. J’ai vu beau­coup de ses comédies musi­cales. J’aime par­ti­c­ulière­ment Le vio­lon sur le toit que j’ai vue plusieurs fois. Les dans­es sont fan­tas­tiques. J’aime aus­si beau­coup Gyp­sy. Même si je m’in­scris en faux, beau­coup de cri­tiques aux Etats-Unis con­damnent Rob­bins pour son tra­vail à Broad­way qui, aux yeux des puristes, est incom­pat­i­ble avec un tal­ent de « vrai » choré­graphe. Il aurait tué sa car­rière pour le bal­let en n’é­tant « qu’un » grand choré­graphe de Broad­way. On lui a même dit que c’é­tait une erreur pour lui de faire du bal­let, il fal­lait qu’il se con­tente de la comédie musi­cale. Je pense que les cri­tiques ont eu du mal à accepter le naturel qu’il fai­sait ressor­tir dans ses bal­lets, atten­dant quelque chose de plus com­plexe, sans se ren­dre compte que c’é­tait juste­ment unique, un style qui a mar­qué la danse et, qui plus est, représente un bon­heur à danser. Par exem­ple, quand on danse un bal­let de Bal­an­chine tout est davan­tage tourné vers le pub­lic. Ce grand choré­graphe était très pointu sur la musique (il pou­vait, de manière innée, tra­vailler sur toutes les nuances har­moniques d’une par­ti­tion com­plexe), mais on est moins en rela­tion avec soi-même. L’ap­proche est fon­cière­ment dif­férente. Jerome Rob­bins a arrêté de tra­vailler pour Broad­way car col­la­bor­er avec beau­coup de per­son­nes à la fois, et les gér­er, lui pesait. Il préférait être dans le stu­dio, s’a­muser avec ses danseurs. Broad­way n’é­tait plus gérable. Par ailleurs, il n’avait plus de prob­lème d’ar­gent : il avait donc envie avant tout de se faire plaisir. Enfin il fai­sait par­tie de ces per­son­nes qui ont besoin de pou­voir tout con­trôler. Dif­fi­cile dans le cadre d’un musical !

Seriez-vous ten­té par l’aven­ture sur Broadway ?
J’ai déjà tra­vail­lé sur un pro­jet, qui est pour l’heure à l’é­tat de work­shop avec Rachel Sheinkein au livret et Michael Frid­man pour la musique. Nous devons nous y remet­tre, j’ai très très hâte ! L’ex­péri­ence m’in­téresse, même si je sais qu’il faut s’armer de patience : tout est très long à Broad­way. Face aux exi­gences com­mer­ciales, il n’est pas tou­jours facile de se faire sa place avec un pro­jet exigeant. Dans mon tra­vail, je suis très atten­tif à la dra­maturgie. Par exem­ple pour Petrouch­ka, l’oeu­vre de Stravin­sky, l’axe que nous avons choisi avec le scéno­graphe Paul Cox se rap­prochait de celui que l’on peut faire pour une comédie musi­cale. Nous avions axé notre tra­vail autour du film muet, la par­ti­tion s’y prê­tait par­faite­ment. Ne pas me con­cen­tr­er unique­ment sur la choré­gra­phie me stim­ule : avoir une atten­tion con­stante aux moin­dres détails pour que l’on com­prenne tout, entre l’ac­tion, l’im­pact émo­tion­nel… Voilà un défi qui me stim­ule. J’e­spère donc que d’i­ci quelques temps vous pour­rez venir me voir sur Broadway !

Ben­jamin Millepied dansera dans les hom­mages à Jerome Rob­bins les :
13 sep­tem­bre 14h30 dans Dances At A Gathering
18 sep­tem­bre 19h30 dans Zak­ous­ki
19 sep­tem­bre 19h30 dans Carousel
20 sep­tem­bre 14h30 dans Dances at a gathering
21 sep­tem­bre 14h30 dans West Side Sto­ry Suite et Carousel

Tri­ade sera présen­té du 20 au 30 septembre.