
On peut s’interroger sur les motivations derrière l’adaptation d’une bande dessinée à la scène musicale. Pour le public elles sont analogues à celles qui justifient les adaptations au cinéma : voir enfin bouger les personnages qui ont enchanté notre enfance. Les plus célèbres BD ont construit un monde cohérent et splendide que le lecteur rêve de voir s’animer. L’autre attirance exercée par une adaptation réside dans le partage d’affection autour des personnages nés sur papier. En effet, la BD se lit en solitaire. Même si elle touche des multitudes, celles-ci s’ignorent les unes les autres. À l’opposé, le cinéma et le théâtre ont la capacité à générer une forte communion dans le public. Malgré une histoire récente liée à la diffusion des journaux (seconde moitié du XIXe siècle) et longtemps cataloguée d’art mineur, la BD a enrichi l’imaginaire collectif au point d’avoir des personnages vedettes reconnus bien au-delà de leur sphère de naissance. Et par la même, elle a acquis de haute lutte ses lettres de noblesse et de nouveaux terrains de conquête.
Connus des jeunes de 7 à 77 ans (et même au-delà), Tintin, Milou et le capitaine Haddock vont mener leurs aventures en chantant. Tintin n’est pas totalement étranger à la musique : la galerie des personnages créés par Hergé comprend la redoutable Castafiore, une soprano qui « rit de se voir si belle en ce miroir » (tiré de l’opéra Faust de Gounod). Aujourd’hui, avec les textes de Seth Gaaikema (et Didier van Cauwelaert en français) tirés du Temple du Soleil et une partition de Dirk Brossé, c’est au tour de Tintin et compagnie de faire valoir leurs voix mélodieuses en Belgique tout d’abord, puis en France nous l’espérons.
La bande dessinée à la française
Une autre grande bande dessinée francophone Astérix le Gaulois, met en images et bulles un chanteur comme personnage secondaire : Assurancetourix. Il est le barde (redouté) du village dans lequel vivent Obélix et Astérix. Mais les aventures de ces Gaulois qui résistent à l’envahisseur peuvent-elles faite l’objet d’un véritable traitement musical malgré le handicap du terrible barde ? Les dessins animés tirés des albums s’y sont essayé sans rien laisser d’immortel, hormis peut-être la chanson « Quand l’appétit va, tout va ». Il faudrait un musicien inspiré pour écrire une partition attirante avant d’aborder la scène. Mais avec les caractères de l’horripilant Assurancetourix et du chanteur poltron Goudurix (voir Astérix et les Normands) qui a fait fuir son public venu de loin en drakkar (!), la partie semble loin d’être gagnée. Le cinéma réussit mieux à Astérix, en tirant le meilleur parti des points forts : l’admirable univers graphique et la fabuleuse verve comique (Astérix et Obélix : Mission Cléopâtre — 2002 — film de Alain Chabat).
À la frontière du théâtre musical, la génération des enfants nés en 1970–80 s’est adonnée à Chantal Goya et ses mises en scène basées sur des personnages de bande dessinée. Au début de sa carrière, Disney la choisit comme ambassadrice. Ses chansons évoquaient notamment l’univers de Mickey et celui de Riri, Fifi, Loulou, les trois neveux de Donald. Tintin et Milou firent également l’objet d’une chanson.
Du côté des mauvais garçons, les Pieds Nickelés — un groupe de trois voleurs — eurent sa sympathie. Chantal Goya rendit également hommage à Snoopy et à Félix le Chat. Mais c’est surtout Bécassine qui reste pourtant le personnage le plus populaire de son répertoire. Cette bretonne un rien pataude fit les beaux jours de la bande dessinée française du début du siècle. La chanteuse la fit passer pour sa cousine et la convia à la plupart de ses spectacles, même si Bécassine avait la fâcheuse habitude de montrer son jupon… Chantal Goya lui doit son come-back scénique grâce à une version modernisée et anglicisée de son tube d’antan : « Bécassine is my cousine ».
Les classiques américains ont aussi du coffre
En collant intégral bleu orné d’une cape rouge du plus bel effet, il vole dans les airs et sauve la planète menacée par les pires sadiques. Lui, c’est bien sûr Superman, ou le falot Clark Kent dans le civil. Depuis sa naissance en 1938, le personnage créé par Jerry Siegel et Joe Schuster est devenu une icône universelle de la lutte contre le mal et de ce fait un symbole de l’Amérique. Broadway à New York a vu Superman combattre des vilains dans It’s a bird, it’s a plane, it’s Superman (1966). Hélas loin du super succès espéré, le musical de Charles Strouse et Lee Adams n’a connu qu’une faible audience sans rapport avec la popularité du personnage.
Orphelinat, Pirouette et cacahouète
Les aventures de Annie (1977) de Charles Strouse (encore lui après Superman) et Martin Charnin, tirées de Annie, the little orphean constituent à ce jour le succès le plus notable de BD adaptée à la scène musicale. Et ceci au point qu’on peut apprécier le musical sans en connaître la source dessinée. Annie est une jeune fille très malheureuse dans un orphelinat dirigé par une mégère tyrannique. Après une alternance fournie d’émotions et de bons sentiments, une pirouette du livret la voit adoptée par un milliardaire. La suite : Annie Warbucks (1993) a connu une carrière moins heureuse commercialement.
Parmi les enfants qui savent se faire écouter des adultes, Charlie Brown (Peanuts) règne en maître. Avec sa petite bande (Lucy, Linus et le chien Snoopy), Charlie a un don unique pour interroger le monde qui l’entoure. Le dessinateur, concepteur et scénariste Charles Schultz (1922–2000) trouve les mots justes de naïveté et de tendresse pour interpeller l’enfant tapi au fond de chaque adulte et moquer l’absurdité de l’existence. L’ambiance de pessimisme juvénile s’est retrouvée dans You’re a good man Charlie Brown (1967) écrit par Clark Gesner et créé off-Broadway. Habile à transcrire le ton de la BD, le musical a rencontré un succès mérité tout à la gloire de la bande dessinée et dont il s’est montré digne. Un Snoopy a vu le jour en 1975 (par Larry Grossman, Hal Hackady), mais il est demeuré dans un quasi-anonymat.
Notons, parmi les autres « comic strip » américains adaptés sous forme de comédie musicale : Buster Brown (1905), Little Nemo (1908), Bringing up Father (1925), Li’l Abner (1956), Doonesbury (1983). Même si ces shows n’ont pas franchi la barrière de la célébrité, force est de constater que la BD a fortement inspiré les auteurs de Broadway.
La contribution du maître Stephen Sondheim
Les aventures du détective Dick Tracy ont fait l’objet d’un traitement musical au cinéma (Dick Tracy en 1990) sous l’impulsion de l’acteur réalisateur Warren Beatty. Grand ami du maître de Broadway Stephen Sondheim, il lui a demandé d’écrire les chansons dont certaines sont interprétées par Madonna. Il y a là matière à une éventuelle adaptation sur scène (non annoncée) avec un graphisme fidèle à la BD, comme le film. Avec sa belle brochette de laids vilains et la partition, il y aurait de quoi se régaler.
Tout compte fait, il y a peu de bandes dessinées adaptées au théâtre avec succès. Le matériau est peu malléable : la BD possède une identité forte, une énergie et un rythme propre à son format papier. Hormis le son, un album de BD est déjà presque une oeuvre totale à sa manière. Oeuvre commune d’un dessinateur et d’un scénariste, une BD s’expose à la trahison en passant entre les mains d’un librettiste et d’un musicien. Cependant les succès des Astérix et Batman au cinéma pour ne citer qu’eux montrent une réelle demande de la part du public à voir ces personnages en chair et en os, alors pourquoi pas aussi dans un théâtre musical, à l’instar de Annie ?